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Le Speronare

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SYRACUSE

Notre retour fut une joie pour tout l'équipage. A part le coup de pied que j'avais reçu de ma mule, et dont j'éprouvais, il est vrai, une douleur assez vive, le voyage s'était terminé sans accident. Chaque matelot nous baisa les mains, comme si, pareils à Énée, nous revenions des enfers. Quant à Milord qui, depuis l'aventure du chat de l'opticien, était, autant que possible, consigné à bord sous la garde de ses deux amis Giovanni et Pietro, il était au comble du bonheur.

Le temps était magnifique. Depuis notre tempête, nous n'avions pas vu un nuage au ciel; le vent venait de la Calabre, et nous poussait comme avec la main. La côte que nous longions était peuplée de souvenirs. A une lieue de Catane, quelques pierres éparses indiquent l'emplacement de l'ancienne Hybla; après Hybla, vient le Symèthe, qui a changé son vieux nom classique en celui de Giaretta. Autrefois, et au dire des anciens, le Symèthe était navigable, aujourd'hui il ne porte pas la plus petite barque. En échange, ses eaux, qui reçoivent les huiles sulfureuses, les jets de naphte et de pétrole de l'Etna, ont la faculté de condenser ce bitume liquide, et enrichissent ainsi son embouchure d'un bel ambre jaune, que les paysans recueillent et qui se travaille à Catane.

On rencontre ensuite le lac de Pergus, sur lequel, au dire d'Ovide, on ne voyait pas moins glisser de cygnes que sur celui de Caystre; lac tranquille, transparent et recueilli, qui est voilé par un rideau de forêts, et qui réfléchit dans ses ondes les fleurs de son printemps éternel. C'était sur ses bords que courait Proserpine avec ses compagnes, remplissant son sein et sa corbeille d'iris, d'oeillets et de violettes, lorsqu'elle fut aperçue, aimée et enlevée par Pluton, et que, chaste et innocente jeune fille, elle versa, en déchirant sa robe dans l'excès de sa douleur, autant de pleurs pour ses fleurs perdues que pour sa virginité menacée.

Après le lac viennent les champs des Lestrigons; Lentini, qui a succédé à l'ancienne Léontine, dont les habitants conservaient la peau du lion de Némée, qu'Hercule leur avait donnée pour armes lorsqu'il fonda leur ville; Augusta, bâti sur l'emplacement de l'ancienne Mégare, Augusta de sanglante et infâme mémoire, qui a égorgé dans son port trois cents soldats aveugles qui revenaient d'Egypte en 1799. Puis enfin, après Mégare, on trouve Thapse, qui est couchée au bords des flots.

Pantagioe Megarosque sinus, Thapsumque jacentem.

Tout en poursuivant notre voyage, nous remarquions le changement d'aspect de la côte. Au lieu de ces champs fertiles et mollement inclinés, qui, en s'approchant de la mer, se couvraient des roseaux qui fournissaient sa flûte à Polyphème, et abritaient les amours d'Acis et de Galathée, se dressaient de grandes falaises de rochers, d'où s'envolaient des milliers de colombes. Vers les quatre heures du soir, un écueil surmonté d'une croix nous a rappelé le naufrage de quelques navires. Enfin nous vîmes pointer un pan des murailles de Syracuse, et nous entrâmes dans son port au bruit que fait en s'exerçant une école de tambours. C'était le premier désenchantement que nous gardait la fille d'Archias le Corinthien.

Sortie de l'île d'Ortygie pour bâtir sur le continent Acradine, Tychè, Neapolis et Olympicum, Syracuse, après avoir vu tomber en ruines l'une après l'autre ses quatre filles, est rentrée dans son berceau primitif. C'est aujourd'hui tout bonnement une ville d'une demi-lieue de tour, qui compte cent seize mille âmes, et qui est entourée de murailles, de bastions et de courtines bâtis par Charles V.

Du temps de Strabon, elle avait cent vingt mille habitants, autant qu'en renferme la ville moderne, et cent quatre-vingts stades de tour. Puis, comme sa population s'augmentait de jour en jour, et que ses murailles et ses cinq villes ne pouvaient plus la contenir, elle fondait Acre, Casmène, Camérine et Enna.

Du temps de Cicéron, et toute déchue qu'il la trouva de son ancienne prospérité, voilà ce qu'était encore Syracuse:

«Syracuse, dit Cicéron, est bâtie dans une situation à la fois forte et agréable. On y aborde facilement de tous côtés, soit par terre, soit par mer; ses ports, renfermés pour ainsi dire dans l'enceinte de ses murs, ont plusieurs entrées, mais ils sont joints les uns aux autres. La partie séparée par cette jonction forme une île; cette île est enfermée dans cette ville, si vaste qu'on peut réellement dire qu'elle renferme un tout composé de quatre grandes villes. Dans l'île est le palais d'Acron, dont les prêteurs se servent; là aussi s'élèvent, parmi d'autres temples, ceux de Diane et de Minerve: ce sont les plus remarquables. A l'extrémité de cette île est une fontaine d'eau douce nommée Aréthuse, d'une grandeur surprenante, riche en poissons, et qui serait envahie par les eaux de la mer, sans une digue qui l'en garantit. La deuxième ville est Acradine, où l'on trouve une grande place publique, de beaux portiques, un prytanée très riche d'ornements, un très grand édifice qui sert de lieu de réunion pour traiter les affaires publiques, et un magnifique temple consacré à Jupiter Olympien. La troisième est Tychè. Elle a reçu ce nom d'un temple de la Fortune qui y existait autrefois; elle renferme un lieu très vaste pour les exercices du corps, et plusieurs temples. Ce quartier de Syracuse est très peuplé. Enfin la quatrième ville est nommée Neapolis. Au haut de cette ville est un très grand théâtre; en outre, elle possède deux beaux temples, le temple de Cérès et le temple de Proserpine; on y remarque de plus une statue d'Apollon qui est fort grande et fort belle.»

Voilà la Syracuse de Cicéron telle que l'avaient faite les guerres d'Athènes, de Carthage et de Rome, telle que l'avaient laissée les déprédations de Verrès. Mais la vieille Syracuse, la Syracuse d'Hyéron et de Denys, la véritable Pentapolis enfin, était bien autrement belle, bien autrement riche, bien autrement splendide. Elle avait huit lieues de tour; elle avait un million deux cent mille habitants dont la richesse excessive était devenue proverbiale, au point qu'on disait à tout homme qui se vantait de sa fortune: Tout cela ne vaut pas la dixième partie de ce que possède un Syracusain. Elle avait une armée de cent mille hommes et de dix mille chevaux répartie derrière ses murailles; elle avait cinq cents vaisseaux qui sillonnaient la Méditerranée, du détroit de Gadès à Tyr, et de Carthage à Marseille. Elle avait enfin trois ports ouverts à tous les navires du monde: Trogyle, que dominaient les murailles d'Acradine, et que longeait la voie antique qui conduisait d'Ortygie à Catane; le grand port, le Sicanum sinus de Virgile, qui contenait cent vingt vaisseaux; le petit port, portus marmoreus, qu'Hiéron avait fait entourer de palais et Denys paver de marbre; et puis, pour que Syracuse n'eût rien à envier aux autres villes, elle eut Athènes pour rivale, Carthage pour alliée, Rome pour ennemie, Archimède pour défenseur, Denys pour tyran, et Timoléon pour libérateur.

A six heures nous mîmes pied à terre à Ortygie. On nous fit subir force formalités à la porte, ce qui nous fit perdre une demi-heure encore, de sorte qu'une fois entrés à Syracuse, nous n'eûmes que le temps de chercher un hôtel, de dîner et de nous coucher, remettant nos visites au lendemain matin.

J'avais une lettre pour un jeune homme, dont un ami commun, qui me recommandait à lui, m'avait promis merveille. C'était le comte de Gargallo, fils du marquis de Gargallo, auquel Naples doit la meilleure traduction d'Horace qui existe en Italie. Le comte était, m'avait-on dit, spirituel comme un Français moderne, et hospitalier comme un vieux Syracusain. L'éloge m'avait paru exagéré tant que je ne vis pas le comte; il me parut faible quand je l'eus connu.

A huit heures du matin, je me présentai chez le comte de Gargallo. Il était encore couché. On lui porta ma lettre et ma carte. Il sauta à bas du lit, accourut, et nous tendit la main avec une telle cordialité, qu'à partir de ce moment je sentis que nous étions amis à toujours.

Le comte de Gargallo n'était, à cette époque, jamais venu à Paris, et cependant il parlait français comme s'il eût été élevé en Touraine, et connaissait notre littérature en homme qui en fait une étude particulière. Aux premiers mots qu'il prononça, au premier geste qu'il fit, il me rappela beaucoup, pour l'accent, l'esprit et les façons, mon bon et cher Méry, qu'il n'avait jamais vu et qu'il ne connaissait que de nom; il pouvait, comme on le voit, choisir plus mal.

Le comte mit à notre disposition sa maison, sa voiture et sa personne; nous le remerciâmes pour la première offre, et nous acceptâmes les deux autres. Il fut convenu que, pour mettre de l'ordre dans nos investigations, nous commencerions par Ortygie, qui, ainsi que nous l'avons dit, est maintenant Syracuse, puis, que nous visiterions successivement Neapolis, Acradine, Tyehè et Olympicum.

Pendant que nous établissions notre plan de campagne, on dressait la table, et, pendant que nous déjeunions, on mettait les chevaux à la voiture. C'était, comme on le voit, de l'hospitalité intelligente au premier degré; au reste, le comte aurait pu, à la rigueur, offrir aux étrangers les soixante lits d'Agathocle, car il avait cinq maisons à Syracuse.

Notre première visite fut pour le musée; il est de création moderne et date de vingt-cinq à vingt-six ans; d'ailleurs, Naples a l'habitude d'enlever à la Sicile ce qu'on y trouve de mieux. Il n'en reste pas moins au musée de Syracuse une belle statue d'Esculape, et cette fameuse Vénus Callipyge dont parle Athénée. La statue de la déesse me parut digne de la réputation européenne dont elle jouit.

Du musée nous allâmes à l'emplacement de l'ancien temple de Diane: c'est le plus ancien monument grec de Syracuse. Cette ville devait un temple à Diane, car Ortygie appartenait à cette déesse. Elle l'avait obtenue de Jupiter, dans le partage qu'il avait fait de la Sicile entre elle, Minerve et Proserpine, et lui avait donné ce nom en souvenir du bois d'Ortygie à Délos, où elle était née; aussi célébrait-on à Syracuse une fête de trois jours en son honneur. Ce fut pendant une de ces fêtes que les Romains, arrêtés depuis trois ans par le génie d'Archimède, s'emparèrent de la ville. Deux colonnes d'ordre dorique, enchâssées dans un mur mitoyen de la rue Trabochetto, sont tout ce qui reste de ce temple.

 

Le temple de Minerve, converti en cathédrale au XIIe siècle, est mieux conservé que celui de sa soeur consanguine, et doit sans doute cette conservation à la transformation qu'il a subie; les colonnes qui en sont demeurées debout, sont d'ordre dorique, cannelées et saillantes à l'extérieur de la muraille qui les réunit, et fort inclinées d'un côté depuis le tremblement de terre de 1542.

J'avais réservé ma visite à la fontaine Aréthuse pour la dernière. La fontaine Aréthuse est, pour tout poète, une vieille amie de collège: Virgile l'invoque dans sa dixième et dernière églogue, adressée à son ami Gallus, et Ovide raconte d'elle des choses qui font le plus grand honneur à la moralité de cette nymphe. Il est vrai qu'il met le récit dans la bouche de la nymphe elle-même, qui, comme toutes les faiseuses de mémoire, aurait bien pu ne se peindre qu'en buste. Quoi qu'il en soit, voici ce que le bruit public disait d'elle:

Aréthuse était une des plus belles et des plus sauvages nymphes de la suite de Diane. Chasseresse comme la fille de Latone, elle passait sa journée dans les bois, poursuivant les chevreuils et les daims, et ayant presque honte de cette beauté qui faisait la gloire des autres femmes. Un jour qu'elle venait de poursuivre un cerf, et qu'elle sortait tout échevelée et haletante de la forêt de Stymphale, elle rencontra devant elle une eau si pure, si calme et si doucement fugitive, que, quoique le fleuve eût plusieurs pieds de profondeur, on en voyait le gravier comme s'il eût été à découvert. La nymphe avait chaud, elle commença par tremper ses beaux pieds nus dans le fleuve, puis elle y entra jusqu'aux genoux; puis enfin, invitée par la solitude, elle détacha l'agrafe de sa tunique, déposa le chaste vêtement sur un saule, et se plongea tout entière dans l'eau. Mais à peine y fut-elle, qu'il lui sembla que cette eau frémissait d'amour, et la caressait comme si elle eût eu une âme. D'abord Aréthuse, certaine d'être seule, y fit peu d'attention; bientôt cependant il lui sembla entendre quelque bruit: elle courut au bord; malheureusement elle était si troublée, qu'au lieu de gagner la rive où était sa tunique, la pauvre nymphe se trompa et gagna la rive opposée. Elle y était à peine, qu'un beau jeune homme éleva la tête du milieu du courant, secoua ses cheveux humides, et, la regardant avec amour, lui dit: «Où vas-tu, Aréthuse? Belle Aréthuse, où vas-tu?»

Peut-être une autre se fût-elle arrêtée à ce doux regard et à cette douce voix; mais, nous l'avons dit, Aréthuse était une vierge sauvage qui, n'accompagnant Diane que le jour, n'avait jamais vu la prude meurtrière d'Actéon s'humaniser de nuit pour le beau berger de la Carie. Aussi, au lieu de s'arrêter, elle se prit à fuir nue et toute ruisselante comme elle était. De son côté, Alphée ne fît qu'un bond du milieu de son cours sur sa rive, et se mit à sa poursuite nu et ruisselant comme elle; ils traversèrent ainsi, et sans qu'il la pût atteindre, Orchomène, Psophis, le mont Cyllène, le Ménale, l'Erymanthe et les campagnes voisines d'Elis, franchissant les terres labourées, les bois, les rochers, les montagnes, sans que le dieu pût gagner un pas sur la nymphe. Mais enfin, quand vint le soir, la belle fugitive sentit qu'elle commençait à s'affaiblir; bientôt elle entendit les pas du dieu qui pressaient ses pas; puis, aux derniers rayons du soleil, elle vit son ombre qui touchait la sienne, elle sentit une haleine ardente brûler ses épaules. Alors elle comprit qu'elle allait être prise, et que, brisée de cette longue course, elle n'aurait plus de force pour se défendre: «A moi! cria-t-elle, ô divine chasseresse! Souviens-toi que souvent tu m'as jugée digne de porter ton arc et tes flèches! Diane, déesse de la chasteté, prends pitié de moi!»

Et, à ces mots, la nymphe se vit enveloppée d'un nuage; Alphée, quoique près de l'atteindre, la perdit à l'instant de vue. Au lieu de s'éloigner découragé, il resta obstinément à la même place. Mais, quand le nuage disparut, où était la nymphe, il n'y avait plus qu'un ruisseau; Aréthuse était métamorphosée en fontaine.

Alors Alphée redevint fleuve, et changea le cours de ses eaux pour les mêler à celles de la belle Aréthuse; mais Diane, la protégeant jusqu'au bout, lui ouvrit une voie souterraine. Aréthuse prit aussitôt son cours au-dessous de la Méditerranée, et ressortit à Ortygie. Alphée, de son côté, s'engouffra près d'Olympie, et, toujours acharné à la poursuite de sa maîtresse, reparut à deux cents pas d'elle dans le grand port de Syracuse.

Aréthuse soutint toujours qu'elle n'avait pas rencontré Alphée dans son voyage sous-marin, mais, quelque serment que fît la pauvre nymphe, un pareil voisinage ne laissait pas d'être tant soit peu compromettant. Depuis cette époque, toutes les fois qu'on parlait de la chasteté d'Aréthuse devant Neptune et Amphitrite, les deux augustes époux souriaient de façon à faire croire qu'ils en savaient plus qu'ils ne voulaient en dire sur le passage du fleuve et de la fontaine à travers leur liquide royaume.

Cependant, si problématique que fût la virginité de la nymphe, nous n'en réclamâmes pas moins l'honneur de lui être présentés. On nous conduisit devant un lavoir immonde, où une trentaine de blanchisseuses, les manches retroussées jusqu'aux aisselles, et les robes relevées jusqu'aux genoux, tordaient les chemises des Syracusains. On nous dit: Saluez, voici la fontaine demandée. Nous étions en face de la belle Aréthuse. Ce n'était pas la peine de faire tant la prude pour en arriver là.

Nous fûmes curieux néanmoins de goûter cette eau miraculeuse; nous prîmes un verre, et nous le plongeâmes à l'endroit même où elle sort du rocher; elle est, à l'oeil, d'une limpidité parfaite, mais un peu saumâtre au goût. C'est une preuve de plus contre la pauvre nymphe, et qui porterait à penser qu'elle ne s'en est pas même tenue, comme le dit Ausone, aux purs baisers de son amant; incorruptarum miscentes oscula aquarum.

Voyez où conduit l'incrédulité: si l'on en croit les apparences, non seulement Aréthuse ne serait plus vierge, mais encore elle serait adultère.

A quelques pas de la fontaine et sur la pointe méridionale de l'île, s'élevait le palais de Verres: ses ruines ont servi à bâtir un fort normand au XIe siècle: ce fort occupe la place où était la roche de Denys, rasée par Timoléon.

En face, et de l'autre côté de l'ouverture du grand port, surgissait le Plemmyrium, dont les derniers vestiges ont disparu; c'était une forteresse bâtie par Archimède: quatre animaux en bronze, un taureau, un lion, une chèvre et un aigle, ornaient ses quatre angles tournés chacun vers un des quatre points cardinaux. Lorsqu'il faisait du vent, le vent s'engouffrait dans la gueule ou dans le bec de l'animal qui était tourné de son côté, et lui faisait pousser le cri qui lui était propre. C'était surtout, à ce qu'on assure, ce chef-d'oeuvre éolique qui rendait Rome si fort jalouse de Syracuse.

Nous traversâmes toute la ville pour visiter Neapolis; mais, à la porte, il nous fallut quitter notre voiture, la voie antique, qui conserve la trace des chars anciens, étant on ne peut plus incommode pour les calèches modernes.

Nous côtoyâmes le port de marbre, ayant à notre droite la mer, à notre gauche quelques masures. C'est dans ce port, le plus précieux joyau de Syracuse, que stationnait la flotte de la république. Xénagore y construisit la première galère à six rangs de rames, et Archimède y fit confectionner le merveilleux vaisseau qu'Hiéron II envoya à Ptolémée, roi d'Egypte, et qui, s'il faut en croire Athénée, avait vingt rangs de rameurs, et renfermait des bains, une bibliothèque, un temple, des jardins, une piscine et une salle de festins.

La route que nous suivions conduit droit au couvent des capucins. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes chez les bons pères, introduits par deux moines de la communauté que nous avions rejoints à mi-chemin, et avec lesquels nous avions fait route tout en causant. Le couvent était tenu avec une propreté admirable et qui contrastait avec l'effroyable saleté dont le spectacle nous poursuivait depuis notre entrée en Sicile. Cela affermit Jadin dans un dessein qu'il avait depuis longtemps: c'était de se mettre en pension dans un couvent pendant une huitaine de jours, pour y travailler à son aise, tout en examinant de près la vie du cloître. Il fit alors demander par monsieur de Gargallo aux bons pères s'ils ne voudraient point le recevoir pour hôte pendant une semaine. Les capucins répondirent que ce serait avec grand plaisir, et fixèrent le prix de la pension à quarante sous par jour, logement et nourriture. Jadin était dans l'extase de pareilles conditions, et allait arrêter le marché avec le frère trésorier, lorsque monsieur de Gargallo lui dit tout bas d'attendre, avant de rien conclure, l'heure du dîner. Jadin demanda alors si ce dîner n'était point suffisamment copieux pour soutenir un estomac mondain. Monsieur de Gargallo lui répondit qu'au contraire, les capucins passaient pour avoir des repas splendides et surtout très variés, mais que c'était dans la préparation de ces repas qu'existerait peut-être l'obstacle. Jadin pensa en frissonnant que, pour maintenir plus facilement son voeu de chasteté, la communauté mêlait peut-être au jus des viandes le suc du nymphea, ou de quelque autre plante réfrigérante. Il remercia monsieur de Gargallo, et quitta le trésorier sans rien conclure, et après ne s'être avancé que tout juste assez pour faire une honorable retraite.

Au moment où nous nous présentâmes à la porte, elle était encombrée de mendiants. C'était l'heure à laquelle les capucins font chaque jour une distribution de soupe, et une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants, attendaient ce moment, la bouche béate et l'oeil ardent, comme une meute attendant la curée.

Je n'ai point encore parlé du mendiant sicilien, l'occasion ne s'étant pas présentée; et cependant, on ne peut pas passer sous silence une classe qui forme en Sicile le dixième à peu près de la population. Qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne connaît pas la misère. Le mendiant français est un prince, le mendiant romain un grand seigneur, et le mendiant napolitain un bon bourgeois, en comparaison du mendiant sicilien. Le pauvre de Callot avec ses mille haillons, le fellah égyptien avec sa simple chemise, paraîtraient des rentiers à Palerme ou à Syracuse. A Syracuse et à Palerme, c'est la misère dans toute sa laideur, avec ses membres décharnés et débiles, ses yeux caves et fiévreux. C'est la faim avec ses véritables cris de douleur, avec son râle d'éternelle agonie; la faim, qui triple les années sur la tête des jeunes filles; la faim, qui fait qu'à l'âge où dans tous les pays toute femme est belle, de jeunesse au moins, la jeune fille sicilienne semble tomber de décrépitude; la faim, qui, plus cruelle, plus implacable, plus mortelle que la débauche, flétrit aussi bien qu'elle, sans offrir même la grossière compensation sensuelle de sa rivale en destruction.

Tous ces gens qui étaient là n'avaient point mangé depuis la veille. La veille, ils étaient venus recevoir leur écuelle de soupe, comme ils venaient aujourd'hui, comme ils viendraient demain. Cette écuelle de soupe, c'était toute leur nourriture pour vingt-quatre heures, à moins que quelques-uns d'entre eux n'eussent obtenu quelques grani de la compassion de leurs compatriotes ou de la pitié des étrangers. Mais le cas est presque inouï: les Syracusains sont familiarisés avec la misère, et les étrangers sont rares à Syracuse.

Quand parut le distributeur de la bienheureuse soupe, ce furent des hurlements inouïs, et chacun se précipita vers lui, sa sébile à la main. Il y en avait qui étaient trop faibles pour hurler et pour courir, et qui se traînaient en gémissant sur leurs genoux et sur leurs mains.

Avec le potage était restée la viande qui avait servi à la faire, et que le cuisinier avait taillée en petits morceaux, afin que le plus grand nombre en pût avoir. Celui à qui ce bonheur venait à échoir rugissait de joie, et se retirait dans un coin, prêt à défendre sa proie si quelqu'autre, moins bien traité du hasard, voulait la lui enlever.

Il y avait, au milieu de tout cela, un enfant vêtu, non pas d'une chemise, mais d'une espèce de toile d'araignée à mille trous, qui n'avait pas d'écuelle et qui pleurait de faim. Il tendit ses deux pauvres petites mains amaigries et jointes pour remplacer autant qu'il était en lui par le récipient naturel le vase absent. Le cuisinier y versa une cuillerée de potage. Le potage était bouillant et brûla les mains de l'enfant; il jeta un cri de douleur et ouvrit malgré lui les doigts, le pain et le bouillon tombèrent par terre sur une dalle. L'enfant se jeta à quatre pattes et se mit à manger à la manière des chiens.

 

– Et si ces bons pères interrompaient cette distribution, demandai-je à monsieur de Gargallo, que deviendraient tous ces malheureux?

– Ils mourraient, me répondit-il.

Nous laissâmes à un des frères deux piastres pour qu'il les convertit en grani et les distribuât à ces misérables, puis nous nous sauvâmes.

Le jardin des capucins s'étend sur l'emplacement des anciennes latomies ou carrières. C'est de ces carrières et de celles qui sont près de l'amphithéâtre, que sortit toute la Syracuse antique avec ses murailles, ses temples, ses palais.

Nous descendîmes par une espèce de rampe jusqu'à une profondeur de cinquante pieds à peu près, nous passâmes sous un vaste pont, puis nous nous trouvâmes en face d'un tombeau moderne; c'est celui d'un jeune Américain nommé Nicholson, âgé de dix-huit ans, et tué en duel à Syracuse; comme hérétique et à cause aussi du genre de sa mort, les portes de toutes les églises se fermèrent pour lui. Non moins hospitaliers pour les morts que pour les vivants, les bons capucins prirent le cadavre, l'emportèrent, et lui donnèrent la sépulture dans leurs jardins.

Ces jardins, comme ceux des bénédictins de Catane, sont un miracle d'art et de patience. A Catane, il fallait recouvrir la lave, ici le roc. La tâche était la même, elle fut remplie avec un tel courage, qu'on appelle aujourd'hui il paradiso ce labyrinthe de pierres où autrefois, il ne poussait pas un brin d'herbe, et qui aujourd'hui est tapissé d'orangers, de citronniers, de nopals. Ces murailles gigantesques sont devenues des espaliers, et dans les moindres interstices les aloès épanouissent leurs puissantes feuilles, du milieu desquelles s'élancent leurs fleurs séculaires.

C'est dans ces latomies que furent enfermés les Athéniens prisonniers après la défaite de Nicias, Les onze latomies à Syracuse étaient tellement encombrées, qu'une maladie épidémique se mit parmi ces malheureux, et que les Syracusains, craignant qu'elle ne s'étendît jusqu'à eux, renvoyèrent à Athènes tous ceux qui purent citer de mémoire douze vers d'Euripide. C'est encore dans une de ces latomies que fut renvoyé le fameux philosophe qui, pour toute louange aux vers que lui lisait Denys, fît cette réponse devenue proverbiale: Qu'on me ramène aux carrières. Dans ce pays où aucune tradition ne se perd, eût-elle trois mille ans, on appelle cette latomie la latomie de Philoxène.

Au milieu de ces carrières dont le ciel forme la seule voûte, s'élèvent des espèces de colonnes isolées, frustes, abruptes, capricieusement tordues, sur lesquelles s'appuient des ruines. C'était, dit-on, au haut de ces colonnes, dont le sommet arrive au niveau de la plaine, qu'on plaçait, prisonnières elles-mêmes, des sentinelles chargées de veiller sur les prisonniers, et auxquelles on faisait passer leur nourriture à l'aide d'un panier attaché au bout d'une corde.

Nous parcourûmes dans tous les sens cet étrange labyrinthe, avec ses aqueducs antiques, qui lui portent encore de l'eau comme au temps des Hiéron et des Denys, avec ses cascades de verdure qui ont l'air de se précipiter du haut des murailles, et dont le moindre vent fait onduler les riches festons, avec ses vieilles inscriptions illisibles, dans lesquelles les voyageurs cherchent à reconnaître un hommage à Euripide-Sauveur; puis nous entrâmes dans la petite église de Saint-Jean par un portique couvert, formé de trois arceaux gothiques. Une inscription gravée dans une chapelle souterraine réclame pour ce petit temple l'honneur d'être la plus ancienne église catholique de la Sicile. La voici:

 
Crux superior recens,
Caeterae vero antiquiores sunt,
Et antiquissima consecrationis
Signa referunt templi hujus,
Quo non habet tota Sicilia aliud
Antiquiùs.
 

Près de cette église sont les catacombes, catacombes bien autrement conservées que celles de Paris, de Rome et de Naples. Leur fondation est attribuée au tyran Hiéron II, mais aucune preuve n'appuie cette assertion. Selon toute probabilité, elles datent de différentes époques, et furent creusées au fur et à mesure qu'un plus grand nombre de morts réclamèrent un plus grand nombre de couches sépulcrales. Quelques tombeaux contiennent encore des ossements; dans aucun, à ce qu'on assure, on n'a trouvé d'urnes, ni de vases, mais seulement quelquefois des lampes.

Là aussi il y avait distinction entre les riches et les pauvres: les riches avaient de magnifiques colombaires à la manière des Romains; les pauvres avaient, non pas une fosse commune, mais un roc commun: leurs sépultures, simplement creusées dans le rocher, sont superposées les unes aux autres, et indiquent par leurs dimensions si elles renfermaient des hommes, des femmes ou des enfants.

Cette ville souterraine était bâtie, au reste, à l'instar des villes vivantes, et éclairée par le soleil: elle avait ses rues et ses carrefours; le jour y pénètre par des ouvertures rondes comme celles du Panthéon, et au moyen desquelles on aperçoit le ciel à travers un réseau de lierre et de broussailles. C'est près de ces catacombes et dans un bain antique que furent découvertes, il y a quelque vingt ans, les statues d'Esculape et de la Vénus Callipyge, qui font le principal ornement du musée de Syracuse.

En rentrant au couvent, nous nous croisâmes avec le frère quêteur; il revenait porteur d'une besace rondement garnie. Monsieur de Gargallo nous fit signe de le suivre jusqu'à la cuisine; nous demandâmes alors négligemment la permission de voir cette importante partie de l'établissement, elle nous fut immédiatement accordée.

Le cuisinier attendait le pourvoyeur, ayant en face de lui sur une grande table une demi-douzaine de casseroles de toute dimension qu'attendaient autant de réchauds allumés. Aux quelques mots qu'il échangea avec le frère quêteur, je crus comprendre qu'il lui reprochait de venir un peu tard; le frère quêteur s'excusa comme il put et ouvrit sa besace, doublée d'un côté d'une espèce de grand bidon en ferblanc. Le bidon fut tiré de son enveloppe, ouvert immédiatement, et présenta à la vue son gros ventre tout farci d'ailes de poulets, de cuisses de canards, de moitiés de pigeons, de tranches de gigots, de côtelettes de mouton, et de râbles de lapins. Le cuisinier jeta un oeil satisfait sur la récolte du jour, puis, avec une agilité admirable, il distribua, à l'aide de ses doigts, les différents échantillons dans les casseroles, à la manière dont un prote décompose une forme, mettant les cuisses avec les cuisses, les ailes avec les ailes, assortissant les espèces entre elles, et formant un tout complet des différentes parties qui avaient appartenu à des individus du même genre; puis, ayant fait à chaque espèce une sauce assortie au sujet, il servit à la sainte communauté un dîner qui ne laissait pas d'offrir un fumet fort tentateur et une mine des plus succulentes, et que le prieur nous invita fort gracieusement à partager. Malheureusement, c'était à nous surtout qu'était applicable le proverbe gastronomique, que, pour trouver la cuisine bonne il ne faut pas la voir faire. Nous remerciâmes donc, avec une reconnaissance non moins sentie que si nous n'avions pas assisté à l'étrange préparation qui nous avait pour le moment ôté l'appétit; quant à Jadin il était à tout jamais guéri de l'idée de se mettre en pension chez aucun des quatre ordres mendiants.