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Le corricolo

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Ce peu de mots m'a rendu mon courage; j'ai quitté Naples, mon ingrate patrie, puisque nul n'est prophète chez soi, et je me suis traîné pas à pas jusqu'ici, les pieds brisés, l'estomac vidé, les vêtemens en lambeaux, mais le coeur rempli de foi et d'espoir. Il ne me reste plus qu'une demi piastre pour arriver jusqu'à Rome; mais Rome, c'est mon pays désormais; Rome, c'est la fortune; Rome, c'est la gloire!

Tandis que le jeune voyageur racontait son histoire, Rosalvo, mon ancêtre et toute sa famille, se serraient autour de lui et l'accablaient de caresses et d'éloges. La parole ardente et fiévreuse de l'artiste avait jeté comme des étincelles dans les coeurs de ces honnêtes paysans. Ils regardaient leur hôte avec un étonnement naïf, et se sentaient attirés vers lui par un charme dont ils ne savaient se rendre compte dans leur ignorance.

– Ah ça! mes amis, reprit enfin le jeune homme, quoique je comprenne à présent que votre hospitalité ne peut pas se payer au prix de l'or, vous me permettrez que je vous prouve au moins ma reconnaissance. Demain je quitterai cette maison de bonne heure pour aller où Dieu m'appelle. Mais je ne veux pas me séparer de vous sans vous laisser un souvenir. Je dois avoir ici dans ma besace des pinceaux, des couleurs, des morceaux de toile et d'étoffes, des cordes de luth et des papiers de musique; en un mot, tout mon bagage de bohémien et d'artiste. Vous voyez que ce n'est pas lourd. Je vais vous faire une esquisse. Cela n'a pas une grande valeur pour le moment; mais plus tard, qui sait? vous la vendrez peut-être assez bien, si la prophétie du bon Lanfranco vient à s'accomplir.

Ce fut alors, monsieur, que d'une main ferme et sûre il esquissa le beau paysage que vous venez d'admirer. Vous savez maintenant de qui je veux parler, si toutefois le style du tableau ne vous avait déjà révélé le nom de l'auteur. Je vais vous montrer les deux autres, et je vous dirai, le plus brièvement qu'il me sera possible, à quelle occasion on en fit cadeau à ma famille.

Arrivé à ce point de son histoire, le descendant de Rosalvo Pascoli fit une pause et me regarda avec une légère hésitation, partagé qu'il était, l'honnête vieillard, entre la crainte et le désir de continuer son récit.

Vraiment, il s'écoutait lui-même avec tant de bonheur, qu'il eût été dommage de troubler la joie de ce brave homme, moitié paysan, moitié artiste, de cette excellente nature amphibie, si le lecteur veut bien nous passer le mot. Je le priai donc d'aller toujours; et c'est une justice à lui rendre, il ne se le fit pas répéter deux fois.

– Où en étions-nous donc restés, monsieur?

– Le jeune homme était parti pour Rome, afin d'y retrouver le cavalier Lanfranco, et maître Rosalvo, votre trisaïeul, je crois, avait accepté l'esquisse que vous venez de me montrer.

– Eh bien! continua le vieillard, pendant douze ans on n'entendit plus parler de Salvatoriello. Les paysans de Sainte-Agathe retournèrent à leurs travaux ordinaires, et personne ne songea plus au jeune voyageur qui s'était arrêté par un soir d'orage sous le toit du bon Rosalvo.

Au bout de la douzième année, un jour, vers midi, par un éclatant soleil de juillet, le village entier fut mis en émoi par l'arrivée d'un étranger de la plus haute distinction. A voir le train qu'il menait, on eût dit un prince du Saint-Empire, ou un grand d'Espagne de première classe. Les postillons faisaient claquer leur fouet comme s'ils eussent conduit le duc d'Arcos en personne. Une nombreuse escorte d'estafiers, de valets et de pages suivait ou précédait la voiture attelée de six chevaux qui fumaient sous leur harnais et blanchissaient leurs mors d'une écume bouillante. L'étranger fit arrêter son équipage devant la porte de Rosalvo, et, sans donner le temps à ses domestiques d'abattre le marchepied, il sauta légèrement à terre. C'était un noble et brillant cavalier de trente-deux à trente-quatre ans, d'une beauté mâle et fière, d'une rare élégance. Ses traits vivement accusés, ses yeux très noirs, sa peau très brune, sa moustache fine et retroussée, le faisaient ressembler plutôt à un Espagnol qu'à un Napolitain, et plutôt à un Arabe qu'à un Espagnol.

Il portait le plus beau costume qu'on puisse voir. Cape et pourpoint richement brodés, toque à médaillon d'or à plumes flottantes, épée à fourreau de velours, à poignée de diamans. Tout cela était d'un luxe écrasant, d'une magnificence inouïe. Tandis que le pauvre Rosalvo, les cheveux tout blancs, le dos voûté par les années, s'avançait lentement pour demander quel était l'éminent personnage qui daignait s'arrêter devant sa porte, celui-ci le prévint, et, faisant quelques pas à sa rencontre, lui expliqua en peu de mots l'objet de sa visite.

– Je suis un amateur de tableaux, lui dit-il, un antiquaire forcené; pour l'acquisition d'un chef-d'oeuvre qui manque à ma galerie, pour l'achat d'un camée qui manque à ma collection, je donnerais la moitié de ma fortune. Souvent je descends de ma voiture, souvent je fais une demi-lieue à pied pour fouiller les villes et les villages, les châteaux et les chaumières, le palais du riche et le taudis du pauvre; car bien des fois j'ai découvert des meubles rares, des armures de prix, des curiosités d'une grande valeur, là où je m'attendais le moins d'en trouver.

– Seigneur cavalier, répondit le paysan, je suis désolé de la peine que vous avez prise en descendant chez moi, mais vous ne trouverez rien ici qui soit digne de fixer votre attention.

– Peut-être avez-vous quelque objet dont vous ignorez l'importance?

– Je ne le pense pas, monseigneur.

– Voyons toujours, répliqua l'étranger; et, sans attendre d'autre réponse, il entra dans la pièce principale, et se mit à regarder attentivement de tous les côtés.

Tout à coup ses yeux brillèrent, et il s'écria d'une voix triomphante:

– Eh bien! que vous ai-je dit, mon brave homme? Vous avez là un petit tableau dont je m'arrangerai à merveille.

– Ce tableau n'est pas à vendre, répondit sèchement le vieillard.

– Bien, bien, vous ne savez pas que je suis homme à en donner cinquante piastres s'il le faut.

– Je vous ai dit, seigneur cavalier, que ce tableau n'était pas à vendre.

– Alors, je doublerai la somme.

– C'est inutile.

– Je la triplerai.

– Quand vous voudriez m'acheter cette esquisse au poids de l'or, je ne vous la vendrais pas, monseigneur.

– Ah! et qu'y a-t-il donc de si précieux dans ce tableau pour que vous mettiez un tel acharnement à le garder?

– Ce tableau, Excellence, est le souvenir d'un pauvre jeune homme que je n'ai vu qu'une fois, mais que j'aimerai toute ma vie.

– Son âge?

– Il n'avait pas encore vingt ans.

– Sa patrie?

– Naples.

– Son nom?

– Salvatoriello.

– Viens dans mes bras, bon Rosalvo, s'écria l'étranger attendri jusqu'aux larmes; le Salvatoriello que tu aimes tant, c'est moi. Tu vois bien que tes souhaits m'ont porté bonheur: je suis le premier peintre de mon siècle, mes tableaux sont payés au poids de l'or, les cardinaux et les princes se disputent l'honneur d'être admis dans mon atelier. Honneurs, plaisirs, richesses, j'ai tout ce qu'on aurait pu désirer. La réalité a dépassé mes rêves; et pourtant, ajouta-t-il en baissant la voix, pourtant, si tu savais, mon vieux Rosalvo, à quels honteux moyens j'ai dû descendre pour attirer sur moi les regards de la foule, pour saisir dans mes bras ce vain fantôme que nous appelons la gloire, et qui n'est qu'un peu d'air et de fumée, pour fixer ce bruit vague et passager qui se fait tantôt autour d'un nom, tantôt autour de l'autre; pareil au vent qui souffle tantôt du côté du nord, tantôt du côté du midi! Si tu savais tout ce que j'ai tenté, tout ce que j'ai souffert! Je me suis fait comédien, saltimbanque, histrion. Salvator est devenu Coviello. Honte et malédiction sur ce siècle corrompu, sur ces hommes infâmes, sur ces villes maudites!

– Eh quoi! mon enfant, toujours triste, toujours irrité contre tout? Rien ne pourra donc calmer au fond de ton coeur cette bile amère qui fait tourner en fiel tout ce qu'on y verse!

– C'est vrai, reprit l'artiste en souriant, j'allais te réciter une de mes satires, sans penser qu'il vaut mieux te la traduire en peinture, puisque tu aimes tant les tableaux. La dernière fois que je suis passé par Sainte-Agathe, il y a douze ans, je t'ai esquissé une scène des montagnes au milieu desquelles j'avais vécu jusque alors: cette fois que je viens de Rome, je te dessinerai une scène de la cour que je viens de quitter. Alors tu t'es contenté d'une esquisse de Salvatoriello, maintenant tu auras un tableau de Salvator.

– Et il me sera doublement cher, car maintenant j'ai dans ma famille un peintre et un savant. Ne croyez pas que je plaisante, seigneur cavalier: depuis le soir où vous avez dormi sous notre toit, mon plus jeune fils a appris le dessin et la grammaire; et qui sait si un jour il ne pourra copier vos tableaux ou écrire vos Mémoires! En attendant, que dites-vous de la surprise que je vous ai ménagée?

– Je vous ai prévenu, mon hôte, s'écria Salvator; j'ai aussi un fils, moi, et je l'ai appelé Rosalvo.

L'artiste et le paysan s'embrassèrent. Chacun des deux avait été fidèle au souvenir d'une noble et touchante amitié.

Aussitôt Salvator fit signe à un de ses valets, et, ayant demandé sa palette et ses pinceaux, jeta à larges traits sur la toile l'étrange et merveilleux sujet que vous allez voir. C'est le second chef-d'oeuvre de ma collection.

A ces mots, le vieillard de Sainte-Agathe tira de l'armoire son second tableau richement encadré, écarta son rideau de soie qui le couvrait et me le montra en silence.

C'était la reproduction fidèle, ou plutôt la conception première, du célèbre tableau de la Fortune. La déesse verse de sa corne d'abondance un torrent de mitres, de couronnes, de croix, de pierreries; tandis que des sénateurs, des cardinaux, des évêques, sous les traits de bêtes immondes ou de reptiles venimeux, se disputent ces trésors. Dire tout ce que l'artiste a jeté de verve, d'imagination et d'esprit dans cette vive et mordante allégorie, ce serait une chose impossible. Je me contentai d'assurer mon paysan de Sainte-Agathe qu'il possédait vraiment un chef-d'oeuvre.

 

– Je crois bien, s'écria mon vieillard, c'est le véritable original de Salvator; celui qui est en Angleterre n'est qu'une copie.

– Or donc, pour vous finir mon histoire, aussitôt que l'illustre peintre eut achevé ce tableau, il prit congé de Rosalvo; mais, avant de le quitter, il le tira à l'écart, et tombant à genoux devant lui:

– Mon père, lui dit-il, lorsque j'allais de Naples à Rome, vos souhaits m'ont suivi; mais à présent que je vais de Rome à Naples, il me faut plus que des voeux; car j'ai une mission sainte et belle à remplir. Bénissez-moi, mon père! ma patrie m'a renié, je vais me venger de ma patrie! mais en brisant ses fers, en exterminant ses tyrans, en lui rendant la liberté!

– Que Dieu t'accompagne et te protége, mon enfant; mais je crains que tes efforts soient inutiles. Les fers sont trop entrés dans la chair; vous pourrez les secouer peut-être, mais les briser, jamais!

Hélas! mon pauvre aïeul avait dit vrai. Six mois ne s'étaient pas écoulés après sa dernière entrevue avec l'heureux et brillant Salvator, lorsqu'un soir, à minuit, tandis que les habitans de Sainte-Agathe étaient plongés dans le plus profond sommeil, on entendit frapper à la porte de Rosalvo à coups redoublés.

Le vieillard se trouva debout le premier; ses enfans sautèrent sur leurs fusils, les femmes poussèrent un cri d'effroi.

– Qui va là? demanda Rosalvo alarmé.

– C'est moi, Salvator; ouvrez-moi.

La porte s'ouvrit et Rosalvo recula de trois pas devant l'apparition d'un fantôme. Salvator habillé de noir de la tête aux pieds, les cheveux hérissés, la barbe en désordre, l'épée nue à la main, se présenta à ses amis de la campagne, comme un spectre sortant du tombeau.

– Tout est fini, dit-il, Naples est retombée plus que jamais sous le joug de ses tyrans. Il s'était trouvé un homme, un pêcheur pour se mettre à notre tête et délivrer son pays. Des traîtres l'ont tué. Fracanzani, mon beau-frère, est mort empoisonné dans sa prison. Aniello Falcone se sauve en France; moi, je retourne à Rome pour ne plus revenir; c'est la troisième et dernière fois que vous me verrez. Je suis le seul qui reste des chevaliers de la Mort.

– Es-tu poursuivi, mon enfant? demanda Rosalvo avec cette même tendresse inquiète, cette même sollicitude paternelle qui ne s'étaient pas démenties un seul instant.

– Poursuivi? reprit le peintre d'un ton égaré; oui, je le suis par mes idées qui m'accablent, par le chagrin qui me ronge, par la fureur qui me tue. Vite, vite des pinceaux, des couleurs, ou je sens que je vais devenir fou.

Il se promena de long en large dans la chambre, pleura, hurla, s'arracha des poignées de cheveux. Puis, saisissant son pinceau d'une main convulsive, il traça sur la toile le plus affreux carnage qui ait jamais ensanglanté un tableau. Je crois qu'il n'y a pas une bataille au monde qui puisse soutenir la comparaison de ce chef-d'oeuvre. Voyez plutôt!

En disant cela, le vieillard, au comble de l'enthousiasme, arrachait son vêtement de brocart à son dernier tableau.

Je ne pus retenir un cri d'admiration. Je n'avais jamais rien vu de plus sublime. Ce n'était plus ni un site agreste et sauvage, ni une éblouissante satire; c'était une scène atroce, flagrante, épouvantable de destruction, de mort et de vengeance! Des chevaux nageant dans le sang jusqu'au poitrail; des têtes séparées de leur tronc roulant comme des boulets refroidis, des blessés gémissant, des vainqueurs hurlant, les mourans qui râlent. Je ne pense pas que la réalité soit plus effrayante.

– Eh bien! que dites-vous de cela, monsieur l'étranger?

– Je dis que vous avez les trois plus beaux Salvator-Rosa qui soient au monde.

– Et moi je dis que le dîner est servi, s'écria le petit paysan en mettant son nez à la porte de l'atelier.

Quand le repas fut fini, repas gai, aimable et cordial s'il en fut, je quittai mes bons amis de Sainte-Agathe, regrettant jusqu'au fond de mon coeur de ne pouvoir payer royalement leur hospitalité par des chefs-d'oeuvre. Tout ce que je puis faire ici, c'est de leur consacrer un souvenir dans ces pages. Admirable puissance du génie! il a suffi du passage d'un grand artiste au milieu d'une pauvre famille de paysans pour y laisser comme une trace lumineuse qui se perpétue à travers les siècles.

Quant au petit Salvator que nous avions pris, Jadin et moi, pour un nègre, je l'ai, à mon dernier voyage, retrouvé à Rome, où il m'a fait les honneurs de la Farnesina. C'est un des pensionnaires les plus distingués du roi de Naples.

XXI
Route de Rome

En revenant à Sainte-Agathe dei Gothi, nous apprîmes une chose que nous ignorions: c'est que notre conducteur, ayant cru que nous voulions nous en retourner par la route de Bénévent, ce qui allongeait quelque peu notre chemin, nous avait déjà fait faire huit lieues de trop. Nous ne les regrettâmes point, ou plutôt je ne les regrettai point, car, ainsi qu'on l'a vu, Jadin n'avait rien eu à faire dans l'aventure qui venait de m'arriver, et dont je ne comptais lui parler qu'à distance convenable, de peur de quelque scène fâcheuse entre lui et son confrère.

Il était tard et nous voulions aller coucher à Caserte, pour visiter le lendemain les deux Capoues. Nous arrivâmes à notre gîte vers les sept heures du soir.

Heureusement, ce que nous désirions voir pouvait se voir au clair de la lune. Caserte est le Versailles napolitain. Bâti par Vanvitelli et commandé par Charles III, ce palais a la prétention d'être le plus grand palais de la terre, ce qui fait que très probablement il en est en même temps le plus triste. Ajoutez que, comme celui de Versailles, il est bâti dans un endroit où ce n'est qu'à force de travaux qu'on a pu lui faire quelques pauvres petits horizons. Il faut, on en conviendra, être bien royalement capricieux, quand on a Naples, Capo di Monte et Resina, pour venir habiter Caserte.

Il est vrai que Caserte a des chasses magnifiques, et que de tout temps, comme nous l'avons dit, les rois de Naples ont été de grands chasseurs devant Dieu. Un des trois parcs, parc fourré, noir, féodal, est encore aujourd'hui fort giboyeux, à ce que l'on assure. Ce beau parc, que nous vîmes à la nuit tombante, et qui n'y perdit certes rien, comme poésie et comme majesté, est flanqué d'un autre parc, bien peigné, bien soigné, bien frisé à la manière de celui de Versailles, avec une cascade assez belle qui tombe d'un sombre rocher qui me paraît être né sur place, ce qui arrive rarement aux rochers des jardins anglais, et une foule de statues représentant Diane, ses nymphes et le malheureux Actéon, d'indiscrète mémoire, déjà à moitié changé en cerf. Ce parc lui-même est voisin d'un jardin anglais, avec grottes, ruisseaux, ponts chinois, chaumières, serres et magnolias.

Nous soupâmes et nous couchâmes à Caserte, fort bien même, consignons-le en l'honneur de l'aubergiste, cela n'arrive pas souvent sur la route de Naples à Rome; il est vrai que je me trompe et que Caserte, placée en dehors des grands chemins, n'est sur aucune route.

Le lendemain matin, un cicérone, où n'y a-t-il pas de cicérone en Italie? nous proposa d'aller voir la magnifique filature de San Lucio. J'ai peu d'enthousiasme en général pour visiter les établissemens industriels: les directeurs de ces sortes d'établissemens sont presque toujours féroces; une fois qu'ils vous tiennent, ils ne vous font pas grâce d'un métier, ils ne vous épargnent pas un fil de soie. Aussi nous serions-nous privés de la magnifique filature, si je ne m'étais point rappelé que San Lucio était la fameuse colonie du roi Ferdinand: car le roi Ferdinand était non seulement un grand chasseur devant Dieu, mais aussi un grand pécheur devant les hommes: or, de son temps, il avait, pour le plaisir de ses yeux sans doute, rassemblé dans cette filature, qu'il avait fondée avec une bonté toute paternelle, les plus belles filles des environs: ces filles étaient fort reconnaissantes à leur fondateur, et lui prouvaient leur reconnaissance de toutes les manières. Enfin, le roi Ferdinand fut si paternel et les belles filles si reconnaissantes, qu'il résulta de ce double échange de sentimens vertueux toute une population de petits fileurs et de petites fileuses qui obtinrent de leur royal protecteur une espèce de constitution beaucoup plus libérale que celle de 1830: un des articles de cette constitution porte que les garçons seront exempt de tout service militaire, et que les filles auront chacune trois cents francs de dot; aussi les mariages abondent-ils à San Lucio.

A onze heures du matin nous quittâmes Caserte, et nous nous dirigeâmes sur l'ancienne Capoue.

Hélas! Capoue est de nos jours un de ces noms menteurs comme nous en ont tant légués les menteurs historiens de Rome; cependant il faut le dire, aux ruines qui existent encore, il est facile de voir de quelle importance était cette fameuse ville qui, selon Tite-Live, fut le tombeau de la gloire d'Annibal. Capoue, cette ville de la Campanie, dont la civilisation étrusque avait de cinq cents ans devancé la civilisation de Rome, et que Rome, la grande jalouseuse de toutes les gloires, traita comme Carthage, avait un magnifique amphithéâtre dont on peut encore admirer les ruines; car ce fut Capoue, la ville civilisée par excellence, qui inventa les combats de gladiateurs. D'où venait cette férocité instinctive aux féroces habitans de la Campanie? de l'excès des voluptés mêmes. Quand on est blasé sur les plaisirs doux et humains, il faut bien inventer d'autres plaisirs cruels et sanglans. Cicéron, qui, en sa qualité d'avocat, n'était jamais embarrassé de répondre par un paradoxe ou par une antithèse à une question quelconque, dit que c'était la fertilité du sol qui faisait la férocité des habitans. En tous cas, les Romains se chargèrent de faire oublier par des cruautés plus grandes toutes les cruautés qu'avaient pu commettre les Campaniens. Capoue, prise par eux, fut livrée au pillage, un peu démolie et beaucoup brûlée; ses habitans, réduits en esclavage, furent vendus à l'encan sur ses places publiques; enfin, ses sénateurs furent battus de verges et décapités. Il est vrai, à ce que dit le doux et bon Cicéron, que c'était une action commandée par la prudence, et non par l'amour du sang: —Non crudelitate, sed consilio. – Ajoutons qu'un des reproches de mollesse que firent les Romains aux Capouans fut d'avoir inventé le velarium, grande toile suspendue au dessus des cirques et des théâtres pour garantir les spectateurs du soleil; il est vrai que les Romains, s'apercevant bientôt à leur tour que mieux valait être à l'ombre qu'au soleil, adoptèrent le susdit velarium, si fort reproché à ces pauvres Campaniens. – Voir Suétone, article NÉRON.

Il y a un souvenir qu'éveillé encore tout naturellement Capoue: c'est celui d'Annibal. On trouve de par le monde historique une malheureuse. phrase de Florus, qui dit, à propos du héros de Cannes, de la Trebbia et de Thrasimène: Cum victoria posset uti, frui maluit; c'est-à-dire: Lorsqu'il pouvait user de sa victoire, il aima mieux en jouir. C'est un fort joli concetti antique, nous n'en disconvenons pas; mais, nous en sommes bien sûr, son auteur, en l'écrivant, ne comprenait pas toute la portée qu'il devait avoir. En effet, ce malheureux concetti a été pour Annibal ce que les deux fameuses chansons de M. de La Palisse et de M. de Marlborough ont été pour les deux grands capitaines de ce nom. Annibal, accusé de s'être endormi dans les délices, a été déshonoré à tout jamais.

Mais ce qu'il y a surtout de remarquable, ce sont les attaques de nos professeurs de collége, contre le fils d'Amilcar, à l'endroit de cette malheureuse Capoue; comme ils traitent ce fainéant d'Annibal; comme ils méprisent ce pauvre héros; comme à sa place ils auraient marché sur Rome; comme ils auraient pris Rome; comme ils auraient fait disparaître Rome de la surface de la terre! Il n'y a pas jusqu'à mon pauvre précepteur, un bon et excellent abbé, qui, à part les férules qu'il nous donnait, n'aurait pas voulu faire de mal à un enfant, qui n'eût établi son plan de campagne pour marcher sur Rome. Quand nous en étions à ce malheureux passage de Florus, il tirait son plan de sa bibliothèque, l'étendait sur notre table d'étude, faisait un compas de ses deux doigts, et nous montrait comme c'était chose facile que de s'emparer de la ville éternelle. Ah! s'il eût été à la place d'Annibal!

Il est vrai qu'il y a un autre abbé, et celui-là s'appelle l'abbé de Montesquieu, qui prétend qu'Annibal n'a fait qu'une halte de quelques jours pour reposer son armée, fatiguée par une marche de huit cents lieues et par trois victoires successives, ce qui équivaut presque à une défaite. Il est vrai encore qu'il y a d'autres esprits intelligens qui ont été chercher à Carthage même le secret de la temporisation d'Annibal, et qui ont vu que là, comme partout, il y avait de petits rhéteurs qui faisaient la guerre au grand général, des robes qui morigénaient la cuirasse, des plumes qui calomniaient l'épée. Annibal demandait des secours à cor et à cri. Rome était perdue, disait-il, l'Italie était à lui si on lui envoyait des secours. Mais on lui répondait, ou plutôt les rhéteurs répondaient à ses messages, car à lui ils n'eussent, selon toute probabilité, pas osé répondre; les rhéteurs répondaient donc: «Ou Annibal est vainqueur, ou Annibal est vaincu. S'il est vainqueur, il est inutile de lui envoyer des secours; s'il est vaincu, il faut le rappeler.»

 

C'est à peu près ce que l'on répondait à Bonaparte quand, lui aussi, s'endormait dans les délices du Caire, où il avait à lutter contre une insurrection tous les huit jours, et contre la peste deux fois par an. Mais Bonaparte avait affaire au directoire français et non au sénat carthaginois. Bonaparte répondit en traversant, lui troisième, la Méditerranée, et en venant faire le 18 brumaire.

Il y a encore, il faut le dire, entre ces deux opinions qui divisent en deux cette grande question historique, de savoir si Annibal est resté des mois à Capoue ou s'il n'y a fait qu'une halte de quelques jours, une troisième opinion qui prétend qu'Annibal n'y a jamais mis le pied.

Cette opinion pourrait bien être la vraie.

Cela me rappelle que les Romains, les incrédules s'entend, disent qu'il y a deux hommes qui ne sont jamais venus à Rome. Ces deux hommes, selon eux, sont l'apôtre saint Pierre et le président Dupaty.

Comme nous eussions fort mal dîné, et que, selon toute probabilité, nous n'eussions pas dormi du tout dans la ville des délices, nous partîmes, après avoir visité l'amphithéâtre et les quelques ruines qui l'entourent, pour la moderne Capoue.

La moderne Capoue est une fort jolie ville, selon Vauban, Montecuculli et Folard; elle est muraillée, bastionnée et poternée, elle a des lunes, des demi-lunes, des chemins de ronde, tout cela donnant sur un beau paysage, avec un horizon de montagnes d'un côté, et la mer de l'autre. Au reste, peu de choses à voir, excepté la cathédrale, soutenue presque entièrement par des colonnes enlevées à l'ancien amphithéâtre.

En sortant de Capoue, nous rencontrâmes un premier fleuve, que je crois être le Volturne: pardon, messieurs les savans, si je me trompe, je n'ai sous les yeux ni mes albums qui sont à Florence, ni mes cartes qui sont rue du Gazomètre, et que je serais obligé d'y aller chercher, ce qui n'en vaut pas la peine; et un second fleuve qui est à coup sûr le Garigliano, c'est-à-dire l'ancien Liris.

Nous traversâmes ce fleuve poétique de la façon la moins poétique de la terre. On nous mit, nous, nos chevaux et notre voiture, dans un bac, et on nous fit filer le long d'une corde, si bien que nous nous trouvâmes de l'autre côté au bout de cinq minutes. Notre passeur, au reste, était désolé; on méditait un pont en fil de fer, – un pont de fil de fer sur le Liris!

Pourquoi pas? on va bien du Pirée à Athènes en omnibus; et l'on remonte bien l'Euphrate en bateau à vapeur.

Au reste, c'est, on se le rappelle, sur les bords du Garigliano que notre armée fut défaite par Gonzalve, ce qui fait que Brantôme, redevenant Français un instant, après avoir passé, il y a trois cents ans, le Liris, au même endroit où nous venons de le passer nous-mêmes, s'écrie:

«Hélas! j'ai veu ces lieux là dernier, et mesme le Gariglian, et c'estait male tard, à soleil couchant, que les ombres et les masnes commencent à se paroistre comme fantosmes, plustôt qu'aux autres heures du jour, où il me sembloit que les asmes généreuses de ces braves François là morts s'eslevoient sur la terre et me parloient, et quasi me répondoient sur les plaintes que je leur faisois de leur combat et de leur mort.»

Nous touchions à la voie Appienne, là plus belle des voies antiques, celle sur laquelle les Romains qui avaient quelque prescience de l'endroit où ils mourraient, ordonnaient de placer leurs tombeaux. Elle existait du temps de la république. César, Auguste, Vespasien, Domitien, Nerva, Trajan et Théodoric la réparèrent successivement.

Arrivés où nous nous trouvions, elle s'élançait vers Bénévent, et s'en allait mourir à Brindes: ce fut cette route qu'Horace suivit dans son poétique voyage.

Nous traversions les souvenirs antiques, marchant en plein sur l'histoire et sur la fable, coudoyant à chaque pas Tacite et Horace. Notre postillon (un postillon romain ou napolitain pourrait parfaitement être reçu, soit dit en passant, à l'Académie des inscriptions et belles-lettres) nous apprit que quelques ruines, sur lesquelles nous allions sautillant de décombres en décombres, étaient l'ancienne Minturnes.

– Ainsi, les marais que l'on aperçoit d'ici? demandai-je en étendant le bras dans la direction de la route de San-Germano.

– Sont ceux où se cacha Marius, répondit mon postillon.

Je lui donnai deux pauli.

C'est au même endroit à peu près où Marius se cacha, que Cicéron fut tué et Conradin trahi.

Nous avons raconté ailleurs comment l'orateur antique et le jeune héros du moyen-âge étaient morts.

Nous allâmes dîner à Mola; on nous conduisit dans une grande salle dont toutes les fenêtres étaient fermées pour maintenir la fraîcheur de l'air; puis tout à coup, comme étendus dans de bonnes chaises nous nous éventions avec nos mouchoirs, le garçon ouvrit une de ces fenêtres.

Il est impossible d'exprimer la magie du paysage que cette espèce de lanterne magique venait de dévoiler à nos yeux. Nous plongions sur ce golfe si calme qu'il semblait un miroir d'azur, et de l'autre côté, s'avançant jusqu'à l'extrémité du promontoire, nous apercevions Gaëte, Gaëte, célèbre par ses vergers d'orangers, ses deux siéges soutenus, l'un en 1501, l'autre en 1806, et surtout par ses femmes blondes.

C'est une fille de Gaëte qui servit de modèle au Tasse pour le portrait d'Armide.

Pardon, nous oublions encore une des célébrités de Gaëte. C'est sur son rivage que Scipion et Lélius s'amusaient à faire des ricochets, comme plus tard Auguste s'amusait à jouer aux noix avec les petits polissons de Rome.

Après le dîner, nous allâmes faire une promenade jusqu'à Castellone de Gaëte, l'ancienne Formies, dont une portion des murs, plus une porte, existent encore. C'est entre ces deux bourgs qu'était située une des villas de Cicéron; c'est de cette villa qu'il fuyait, caché dans sa litière, lorsqu'il fut rejoint par le tribun Popilius, dont il avait été l'avocat, qui lui coupa la tête et les mains, en manière de reconnaissance; il est probable que si Popilius a eu pendant le reste de sa vie quelque autre procès, le tribunal aura été forcé de lui nommer un défenseur d'office.

L'emplacement où était, selon toutes les probabilités, située cette villa, fait partie aujourd'hui de la propriété du prince de Caposele.

Une autre tradition veut qu'une source qui coule dans la même propriété soit la fameuse fontaine Artacia, près de laquelle Ulysse rencontra la fille d'Antiphate, roi des Lestrigons, laquelle allait, comme une simple mortelle, y puiser une cruche d'eau.

La voiture nous suivait par derrière; nous n'eûmes donc qu'à nous y réinstaller, lorsque nous eûmes vu tout ce que nous voulions voir, et nous repartîmes; une demi-heure après nous étions à Ytry, patrie du fameux Fra Diavolo, si célèbre en Campanie, et surtout à l'Opéra-Comique.