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Le comte de Monte Cristo

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«Oui, dit-il, voilà la pierre sur laquelle je m’asseyais! voilà la trace de mes épaules qui ont creusé leur empreinte dans la muraille! voilà la trace du sang qui a coulé de mon front, un jour que j’ai voulu me briser le front contre la muraille… Oh! ces chiffres… je me les rappelle… je les fis un jour que je calculais l’âge de mon père pour savoir si je le retrouverais vivant, et l’âge de Mercédès pour savoir si je la retrouverais libre… J’eus un instant d’espoir après avoir achevé ce calcul… Je comptais sans la faim et sans l’infidélité!»

Et un rire amer s’échappa de la bouche du comte. Il venait de voir, comme dans un rêve, son père conduit à la tombe… Mercédès marchant à l’autel!

Sur l’autre paroi de la muraille, une inscription frappa sa vue. Elle se détachait, blanche encore, sur le mur verdâtre:

«MON DIEU! lut Monte-Cristo, CONSERVEZ-MOI LA MÉMOIRE!»

«Oh! oui, s’écria-t-il, voilà la seule prière de mes derniers temps. Je ne demandais plus la liberté, je demandais la mémoire, je craignais de devenir fou et d’oublier. Mon Dieu! vous m’avez conservé la mémoire, et je me suis souvenu. Merci, merci, mon Dieu!»

En ce moment, la lumière de la torche miroita sur les murailles; c’était le guide qui descendait.

Monte-Cristo alla au-devant de lui.

«Suivez-moi», dit-il.

Et, sans avoir besoin de remonter vers le jour, il lui fit suivre un corridor souterrain qui le conduisit à une autre entrée.

Là encore Monte-Cristo fut assailli par un monde de pensées.

La première chose qui frappa ses yeux fut le méridien tracé sur la muraille, à l’aide duquel l’abbé Faria comptait les heures; puis les restes du lit sur lequel le pauvre prisonnier était mort.

À cette vue, au lieu des angoisses que le comte avait éprouvées dans son cachot, un sentiment doux et tendre, un sentiment de reconnaissance gonfla son cœur, deux larmes roulèrent de ses yeux.

«C’est ici, dit le guide, qu’était l’abbé fou; c’est par là que le jeune homme le venait trouver. (Et il montra à Monte-Cristo l’ouverture de la galerie qui, de ce côté était restée béante.) À la couleur de la pierre continua-t-il, un savant a reconnu qu’il devait y avoir dix ans à peu près que les deux prisonniers communiquaient ensemble. Pauvres gens, ils ont dû bien s’ennuyer pendant ces dix ans.»

Dantès prit quelques louis dans sa poche, et tendit la main vers cet homme qui, pour la seconde fois, le plaignait sans le connaître.

Le concierge les accepta, croyant recevoir quelques menues pièces de monnaie, mais à la lueur de la torche, il reconnut la valeur de la somme que lui donnait le visiteur.

«Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes trompé.

– Comment cela?

– C’est de l’or que vous m’avez donné.

– Je le sais bien.

– Comment! vous le savez?

– Oui.

– Votre intention est de me donner cet or?

– Oui.

– Et je puis le garder en toute conscience?

– Oui.»

Le concierge regarda Monte-Cristo avec étonnement.

«Et honnêteté, dit le comte comme Hamlet.

– Monsieur, reprit le concierge qui n’osait croire à son bonheur, monsieur, je ne comprends pas votre générosité.

– Elle est facile à comprendre, cependant, mon ami, dit le comte: j’ai été marin, et votre histoire a dû me toucher plus qu’un autre.

– Alors, monsieur, dit le guide, puisque vous êtes si généreux, vous méritez que je vous offre quelque chose.

– Qu’as-tu à m’offrir, mon ami? des coquilles, des ouvrages de paille? merci.

– Non pas, monsieur, non pas; quelque chose qui se rapporte à l’histoire de tout à l’heure.

– En vérité! s’écria vivement le comte, qu’est-ce donc?

– Écoutez, dit le concierge, voilà ce qui est arrivé: je me suis dit: On trouve toujours quelque chose dans une chambre où un prisonnier est resté quinze ans, et je me suis mis à sonder les murailles.

– Ah! s’écria Monte-Cristo en se rappelant la double cachette de l’abbé, en effet.

– À force de recherches, continua le concierge, j’ai découvert que cela sonnait le creux au chevet du lit et sous l’âtre de la cheminée.

– Oui dit Monte-Cristo, oui.

– J’ai levé les pierres, et j’ai trouvé…

– Une échelle de corde, des outils? s’écria le comte.

– Comment savez-vous cela? demanda le concierge avec étonnement.

– Je ne le sais pas, je le devine, dit le comte; c’est ordinairement ces sortes de choses que l’on trouve dans les cachettes des prisonniers.

– Oui, monsieur, dit le guide, une échelle de corde, des outils.

– Et tu les as encore? s’écria Monte-Cristo.

– Non, monsieur; j’ai vendu ces différents objets, qui étaient fort curieux, à des visiteurs; mais il me reste autre chose.

– Quoi donc? demanda le comte avec impatience.

– Il me reste une espèce de livre écrit sur des bandes de toile.

– Oh! s’écria Monte-Cristo, il te reste ce livre?

– Je ne sais pas si c’est un livre, dit le concierge; mais il me reste ce que je vous dis.

– Va me le chercher, mon ami, va, dit le comte; et, si c’est ce que je présume, sois tranquille.

– J’y cours, monsieur.

Et le guide sortit.

Alors il alla s’agenouiller pieusement devant les débris de ce lit dont la mort avait fait pour lui un autel.

«Ô mon second père, dit-il, toi qui m’as donné la liberté, la science, la richesse; toi qui, pareil aux créatures d’une essence supérieure à la nôtre, avais la science du bien et du mal, si au fond de la tombe il reste quelque chose de nous qui tressaille à la voix de ceux qui sont demeurés sur la terre, si dans la transfiguration que subit le cadavre quelque chose d’animé flotte aux lieux où nous avons beaucoup aimé ou beaucoup souffert, noble cœur, esprit suprême, âme profonde, par un mot, par un signe, par une révélation quelconque, je t’en conjure, au nom de cet amour paternel que tu m’accordais et de ce respect filial que je t’avais voué, enlève-moi ce reste de doute qui, s’il ne se change en conviction, deviendra un remords.

Le comte baissa la tête et joignit les mains.

«Tenez, monsieur!» dit une voix derrière lui.

Monte-Cristo tressaillit et se retourna.

Le concierge lui tendait ces bandes de toile sur lesquelles l’abbé Faria avait épanché tous les trésors de sa science. Ce manuscrit c’était le grand ouvrage de l’abbé Faria sur la royauté en Italie.

Le comte s’en empara avec empressement, et ses yeux tout d’abord tombant sur l’épigraphe, il lut: «Tu arracheras les dents du dragon, et tu fouleras aux pieds les lions, a dit le Seigneur.»

«Ah! s’écria-t-il, voilà la réponse! merci, mon père, merci!»

En tirant de sa poche un petit portefeuille, qui contenait dix billets de banque de mille francs chacun:

«Tiens, dit-il, prends ce portefeuille.

– Vous me le donnez?

– Oui, mais à la condition que tu ne regarderas dedans que lorsque je serai parti.»

Et, plaçant sur sa poitrine la relique qu’il venait de retrouver et qui pour lui avait le prix du plus riche trésor, il s’élança hors du souterrain, et remontant dans la barque:

«À Marseille!» dit-il.

Puis en s’éloignant, les yeux fixés sur la sombre prison:

«Malheur, dit-il, à ceux qui m’ont fait enfermer dans cette sombre prison, et à ceux qui ont oublié que j’y étais enfermé!»

En repassant devant les Catalans, le comte se détourna, et s’enveloppant la tête dans son manteau, il murmura le nom d’une femme.

La victoire était complète; le comte avait deux fois terrassé le doute.

Ce nom, qu’il prononçait avec une expression de tendresse qui était presque de l’amour, c’était le nom d’Haydée.

En mettant pied à terre, Monte-Cristo s’achemina vers le cimetière, où il savait retrouver Morrel.

Lui aussi, dix ans auparavant, avait pieusement cherché une tombe dans ce cimetière, et l’avait cherchée inutilement. Lui, qui revenait en France avec des millions, n’avait pas pu retrouver la tombe de son père mort de faim.

Morrel y avait bien fait mettre une croix, mais cette croix était tombée, et le fossoyeur en avait fait du feu, comme font les fossoyeurs de tous ces vieux bois gisant dans les cimetières.

Le digne négociant avait été plus heureux: mort dans les bras de ses enfants, il avait été, conduit par eux, se coucher près de sa femme, qui l’avait précédé de deux ans dans l’éternité.

Deux larges dalles de marbre, sur lesquelles étaient écrits leurs noms, étaient étendues l’une à côté de l’autre dans un petit enclos fermé d’une balustrade de fer et ombragé par quatre cyprès.

Maximilien était appuyé à l’un de ces arbres, et fixait sur les deux tombes des yeux sans regard.

Sa douleur était profonde, presque égarée.

«Maximilien, lui dit le comte, ce n’est point là qu’il faut regarder, c’est là!»

Et il lui montra le ciel.

«Les morts sont partout, dit Morrel; n’est-ce pas ce que vous m’avez dit vous-même quand vous m’avez fait quitter Paris?

– Maximilien, dit le comte, vous m’avez demandé pendant le voyage à vous arrêter quelques jours à Marseille: est-ce toujours votre désir?

– Je n’ai plus de désir, comte, mais il me semble que j’attendrai moins péniblement ici qu’ailleurs.

– Tant mieux, Maximilien, car je vous quitte et j’emporte votre parole, n’est-ce pas?

– Ah! je l’oublierai, comte, dit Morrel, je l’oublierai!

– Non! vous ne l’oublierez pas, parce que vous êtes homme d’honneur avant tout, Morrel, parce que vous avez juré, parce que vous allez jurer encore.

– Ô Comte, ayez pitié de moi! Comte, je suis si malheureux!

– J’ai connu un homme plus malheureux que vous, Morrel.

– Impossible.

– Hélas! dit Monte-Cristo, c’est un des orgueils de notre pauvre humanité, que chaque homme se croie plus malheureux qu’un autre malheureux qui pleure et qui gémit à côté de lui.

– Qu’y a-t-il de plus malheureux que l’homme qui a perdu le seul bien qu’il aimât et désirât au monde?

 

– Écoutez, Morrel, dit Monte-Cristo, et fixez un instant votre esprit sur ce que je vais vous dire. J’ai connu un homme qui, ainsi que vous, avait fait reposer toutes ses espérances de bonheur sur une femme. Cet homme était jeune, il avait un vieux père qu’il aimait, une fiancée qu’il adorait; il allait l’épouser quand tout à coup un de ces caprices du sort qui feraient douter de la bonté de Dieu, si Dieu ne se révélait plus tard en montrant que tout est pour lui un moyen de conduire à son unité infinie, quand tout à coup un caprice du sort lui enleva sa liberté, sa maîtresse, l’avenir qu’il rêvait et qu’il croyait le sien (car aveugle qu’il était, il ne pouvait lire dans le présent) pour le plonger au fond d’un cachot.

– Ah! fit Morrel, on sort d’un cachot au bout de huit jours, au bout d’un mois, au bout d’un an.

– Il y resta quatorze ans, Morrel», dit le comte en posant sa main sur l’épaule du jeune homme.

Maximilien tressaillit.

«Quatorze ans! murmura-t-il.

– Quatorze ans, répéta le comte; lui aussi, pendant ces quatorze années, il eut bien des moments de désespoir; lui aussi, comme vous, Morrel, se croyant le plus malheureux des hommes, il voulut se tuer.

– Eh bien? demanda Morrel.

– Eh bien, au moment suprême, Dieu se révéla à lui par un moyen humain; car Dieu ne fait plus de miracles: peut-être au premier abord (il faut du temps aux yeux voilés de larmes pour se dessiller tout à fait), ne comprit-il pas cette miséricorde infinie du Seigneur mais enfin il prit patience et attendit. Un jour il sortit miraculeusement de la tombe, transfiguré, riche, puissant, presque dieu; son premier cri fut pour son père: son père était mort!

– Et à moi aussi mon père est mort, dit Morrel.

– Oui, mais votre père est mort dans vos bras, aimé heureux, honoré, riche, plein de jours; son père à lui était mort pauvre, désespéré, doutant de Dieu; et lorsque, dix ans après sa mort, son fils chercha sa tombe, sa tombe même avait disparu, et nul n’a pu lui dire: «C’est là que repose dans le Seigneur le cœur qui t’a tant aimé.»

– Oh! dit Morrel.

– Celui-là était donc plus malheureux fils que vous, Morrel, car celui-là ne savait pas même où retrouver la tombe de son père.

– Mais, dit Morrel, il lui restait la femme qu’il avait aimée, au moins.

– Vous vous trompez Morrel; cette femme…

– Elle était morte? s’écria Maximilien.

– Pis que cela: elle avait été infidèle; elle avait épousé un des persécuteurs de son fiancé. Vous voyez donc, Morrel, que cet homme était plus malheureux amant que vous!

– Et à cet homme, demanda Morrel, Dieu a envoyé la consolation?

– Il lui a envoyé le calme du moins.

– Et cet homme pourra encore être heureux un jour?

– Il l’espère, Maximilien.»

Le jeune homme laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

«Vous avez ma promesse, dit-il après un instant de silence, et tendant la main à Monte-Cristo: seulement rappelez-vous…

– Le 5 octobre, Morrel, je vous attends à l’île de Monte-Cristo. Le 4, un yacht vous attendra dans le port de Bastia; ce yacht s’appellera l’Eurus; vous vous nommerez au patron qui vous conduira près de moi. C’est dit, n’est-ce pas, Maximilien?

– C’est dit, comte, et je ferai ce qui est dit; mais rappelez-vous que le 5 octobre…

– Enfant, qui ne sait pas encore ce que c’est que la promesse d’un homme… Je vous ai dit vingt fois que ce jour-là, si vous vouliez encore mourir, je vous aiderais, Morrel. Adieu.

– Vous me quittez?»

– Oui, j’ai affaire en  Italie; je vous laisse seul, seul aux prises avec le malheur, seul avec cet aigle aux puissantes ailes que le Seigneur envoie à ses élus pour les transporter, à ses pieds. L’histoire de Ganymède n’est pas une fable, Maximilien, c’est une allégorie.

– Quand partez-vous?

– À l’instant même; le bateau à vapeur m’attend, dans une heure je serai déjà loin de vous; m’accompagnerez-vous jusqu’au port, Morrel?

– Je suis tout à vous, comte.

– Embrassez-moi.»

Morrel escorta le comte jusqu’au port; déjà la fumée sortait, comme un panache immense, du tube noir qui la lançait aux cieux. Bientôt le navire partit, et une heure après, comme l’avait dit Monte-Cristo, cette même aigrette de fumée blanchâtre rayait, à peine visible, l’horizon oriental, assombri par les premiers brouillards de la nuit.

CXIV. Peppino

Au moment même où le bateau à vapeur du comte disparaissait derrière le cap Morgiou, un homme, courant la poste sur la route de Florence à Rome, venait de dépasser la petite ville d’Aquapendente. Il marchait assez pour faire beaucoup de chemin, sans toutefois devenir suspect.

Vêtu d’une redingote ou plutôt d’un surtout que le voyage avait infiniment fatigué, mais qui laissait voir brillant et frais encore un ruban de la Légion d’honneur répété à son habit, cet homme, non seulement à ce double signe, mais encore à l’accent avec lequel il parlait au postillon, devait être reconnu pour Français. Une preuve encore qu’il était né dans le pays de la langue universelle, c’est qu’il ne savait d’autres mots italiens que ces mots de musique qui peuvent, comme le goddam de Figaro, remplacer toutes les finesses d’une langue particulière.

«Allegro!» disait-il aux postillons à chaque montée.

«Moderato!» faisait-il à chaque descente.

Et Dieu sait s’il y a des montées et des descentes en allant de Florence à Rome par la route d’Aquapendente!

Ces deux mots, au reste, faisaient beaucoup rire les braves gens auxquels ils étaient adressés.

En présence de la ville éternelle, c’est-à-dire en arrivant à la Storta, point d’où l’on aperçoit Rome, le voyageur n’éprouva point ce sentiment de curiosité enthousiaste qui pousse chaque étranger à s’élever du fond de sa chaise pour tâcher d’apercevoir le fameux dôme de Saint-Pierre, qu’on aperçoit déjà bien avant de distinguer autre chose. Non il tira seulement un portefeuille de sa poche, et de son portefeuille un papier plié en quatre, qu’il déplia et replia avec une attention qui ressemblait à du respect, et il se contenta de dire:

«Bon, je l’ai toujours.»

La voiture franchit la porte del Popolo, prit à gauche et s’arrêta à l’hôtel d’Espagne.

Maître Pastrini, notre ancienne connaissance, reçut le voyageur sur le seuil de la porte et le chapeau à la main.

Le voyageur descendit, commanda un bon dîner, et s’informa de l’adresse de la maison Thomson et French, qui lui fut indiquée à l’instant même, cette maison étant une des plus connues de Rome.

Elle était située via dei Banchi, près de Saint-Pierre. À Rome, comme partout, l’arrivée d’une chaise de poste est un événement. Dix jeunes descendants de Marias et des Gracques, pieds nus, les coudes percés, mais le poing sur la hanche et le bras pittoresquement recourbé au-dessus de la tête, regardaient le voyageur, la chaise de poste et les chevaux, à ces gamins de la ville par excellence s’étaient joints une cinquantaine de badauds des États de Sa Sainteté, de ceux-là qui font des ronds en crachant dans le Tibre du haut du pont Saint-Ange, quand le Tibre a de l’eau.

Or, comme les gamins et les badauds de Rome, plus heureux que ceux de Paris, comprennent toutes les langues, et surtout la langue française, ils entendirent le voyageur demander un appartement, demander à dîner, et demander enfin l’adresse de la maison Thomson et French.

Il en résulta que, lorsque le nouvel arrivant sortit de l’hôtel avec le cicérone de rigueur, un homme se détacha du groupe des curieux, et sans être remarqué du voyageur, sans paraître être remarqué de son guide, marcha à peu de distance de l’étranger, le suivant avec autant d’adresse qu’aurait pu le faire un agent de la police parisienne.

Le Français était si pressé de faire sa visite à la maison Thomson et French qu’il n’avait pas pris le temps d’attendre que les chevaux fussent attelés; la voiture devait le rejoindre en route ou l’attendre à la porte du banquier.

On arriva sans que la voiture eût rejoint.

Le Français entra, laissant dans l’antichambre son guide, qui aussitôt entra en conversation avec deux ou trois de ces industriels sans industrie, ou plutôt aux mille industries, qui se tiennent à Rome à la porte des banquiers, des églises, des ruines, des musées ou des théâtres.

En même temps que le Français, l’homme qui s’était détaché du groupe des curieux entra aussi; le Français sonna au guichet des bureaux et pénétra dans la première pièce; son ombre en fit autant.

«MM. Thomson et French?» demanda l’étranger.

Une espèce de laquais se leva sur le signe d’un commis de confiance, gardien solennel du premier bureau.

«Qui annoncerai-je? demanda le laquais, se préparant à marcher devant l’étranger.

– M. le baron Danglars, répondit le voyageur.

– Venez», dit le laquais.

Une porte s’ouvrit, le laquais et le baron disparurent par cette porte. L’homme qui était entré derrière Danglars s’assit sur un banc d’attente.

Le commis continua d’écrire pendant cinq minutes à peu après, pendant ces cinq minutes, l’homme assis garda le plus profond silence et la plus stricte immobilité.

Puis la plume du commis cessa de crier sur le papier; il leva la tête, regarda attentivement autour de lui, et après s’être assuré du tête-à-tête:

«Ah! ah! dit-il, te voilà Peppino?

– Oui, répondit laconiquement celui-ci.

– Tu as flairé quelque chose de bon chez ce gros homme?

– Il n’y a pas grand mérite pour celui-ci, nous sommes prévenus.

– Tu sais donc ce qu’il vient faire ici, curieux.

– Pardieu, il vient toucher; seulement, reste à savoir quelle somme.

– On va te dire cela tout à l’heure, l’ami.

– Fort bien; mais ne va pas, comme l’autre jour, me donner un faux renseignement.

– Qu’est-ce à dire, et de qui veux-tu parler? Serait-ce de cet Anglais qui a emporté d’ici trois mille écus l’autre jour?

– Non, celui-là avait en effet les trois mille écus, et nous les avons trouvés. Je veux parler de ce prince russe.

– Eh bien?

– Eh bien, tu nous avais accusé trente mille livres, et nous n’en avons trouvé que vingt-deux.

– Vous aurez mal cherché.

– C’est Luigi Vampa qui a fait la perquisition en personne.

– En ce cas, il avait ou payé ses dettes…

– Un Russe?

– Ou dépensé son argent.

– C’est possible, après tout.

– C’est sûr; mais laisse-moi aller à mon observatoire, le Français ferait son affaire sans que je pusse savoir le chiffre positif.»

Peppino fit un signe affirmatif, et, tirant un chapelet de sa poche, se mit à marmotter quelque prière, tandis que le commis disparaissait par la même porte qui avait donné passage au laquais et au baron.

Au bout de dix minutes environ, le commis reparut radieux.

«Eh bien? demanda Peppino à son ami.

– Alerte, alerte! dit le commis, la somme est ronde.

– Cinq à six millions, n’est-ce pas?

– Oui; tu sais le chiffre?

– Sur un reçu de Son Excellence le comte de Monte-Cristo.

– Tu connais le comte?

– Et dont on l’a crédité sur Rome, Venise et Vienne.

– C’est cela! s’écria le commis; comment es-tu si bien informé?

– Je t’ai dit que nous avions été prévenus à l’avance.

– Alors, pourquoi t’adresses-tu à moi?

– Pour être sûr que c’est bien l’homme à qui nous avons affaire.

– C’est bien lui… Cinq millions. Une jolie somme hein! Peppino?

– Oui.

– Nous n’en aurons jamais autant.

– Au moins, répondit philosophiquement Peppino, en aurons-nous quelques bribes.

– Chut! Voici notre homme.»

Le commis reprit sa plume, et Peppino son chapelet; l’un écrivait, l’autre priait quand la porte se rouvrit. Danglars apparut radieux, accompagné par le banquier, qui le reconduisit jusqu’à la porte.

Derrière Danglars descendit Peppino.

Selon les conventions, la voiture qui devait rejoindre Danglars attendait devant la maison Thomson et French. Le cicérone en tenait la portière ouverte: le cicérone est un être très complaisant et qu’on peut employer à toute chose.

Danglars sauta dans la voiture, léger comme un jeune homme de vingt ans. Le cicérone referma la portière et monta près du cocher. Peppino monta sur le siège de derrière.

«Son Excellence veut-elle voir Saint-Pierre? demanda le cicérone.

– Pour quoi faire? répondit le baron.

– Dame! pour voir.

– Je ne suis pas venu à Rome pour voir», dit tout haut Danglars; puis il ajouta tout bas avec son sourire cupide: «Je suis venu pour toucher.»

Et il toucha en effet son portefeuille, dans lequel il venait d’enfermer une lettre.

 

«Alors Son Excellence va…

– À l’hôtel.

– Casa Pastrini», dit le cicérone au cocher.

Et la voiture partit rapide comme une voiture de maître.

Dix minutes après, le baron était rentré dans son appartement, et Peppino s’installait sur le banc accolé à la devanture de l’hôtel, après avoir dit quelques mots à l’oreille d’un de ces descendants de Marius et des Gracques que nous avons signalés au commencement de ce chapitre, lequel descendant prit le chemin du Capitole de toute la vitesse de ses jambes.

Danglars était las, satisfait, et avait sommeil. Il se coucha, mit son portefeuille sous son traversin et s’endormit.

Peppino avait du temps de reste; il joua à la morra avec des facchino, perdit trois écus, et pour se consoler but un flacon de vin d’Orvietto.

Le lendemain, Danglars s’éveilla tard, quoiqu’il se fût couché de bonne heure; il y avait cinq ou six nuits qu’il dormait fort mal, quand toutefois il dormait.

Il déjeuna copieusement, et peu soucieux, comme il l’avait dit, de voir les beautés de la Ville éternelle, il demanda ses chevaux de poste pour midi.

Mais Danglars avait compté sans les formalités de la police et sans la paresse du maître de poste.

Les chevaux arrivèrent à deux heures seulement, et le cicérone ne rapporta le passeport visé qu’à trois.

Tous ces préparatifs avaient amené devant la porte de maître Pastrini bon nombre de badauds.

Les descendants des Gracques et de Marius ne manquaient pas non plus.

Le baron traversa triomphalement ces groupes, qui l’appelaient Excellence pour avoir un bajocco.

Comme Danglars, homme très populaire, comme on sait, s’était contenté de se faire appeler baron jusque-là et n’avait pas encore été traité d’Excellence, ce titre le flatta, et il distribua une douzaine de pauls à toute cette canaille, toute prête, pour douze autres pauls, à le traiter d’Altesse.

«Quelle route? demanda le postillon en italien.

– Route d’Ancône», répondit le baron.

Maître Pastrini traduisit la demande et la réponse, et la voiture partit au galop.

Danglars voulait effectivement passer à Venise et y prendre une partie de sa fortune, puis de Venise aller à Vienne, où il réaliserait le reste.

Son intention était de se fixer dans cette dernière ville, qu’on lui avait assuré être une ville de plaisirs.

À peine eut-il fait trois lieues dans la campagne de Rome, que la nuit commença de tomber; Danglars n’avait pas cru partir si tard, sinon il serait resté, il demanda au postillon combien il y avait avant d’arriver à la prochaine ville.

«Non capisco», répondit le postillon.

Danglars fit un mouvement de la tête qui voulait dire:

«Très bien!»

La voiture continua sa route.

«À la première poste, se dit Danglars, j’arrêterai.»

Danglars éprouvait encore un reste du bien-être qu’il avait ressenti la veille, et qui lui avait procuré une si bonne nuit. Il était mollement étendu dans une bonne calèche anglaise à doubles ressorts; il se sentait entraîné par le galop de deux bons chevaux; le relais était de sept lieues, il le savait. Que faire quand on est banquier et qu’on a heureusement fait banqueroute?

Danglars songea dix minutes à sa femme restée à Paris, dix autres minutes à sa fille courant le monde avec Mlle d’Armilly, il donna dix autres minutes à ses créanciers et à la manière dont il emploierait leur argent; puis, n’ayant plus rien à quoi penser, il ferma les yeux et s’endormit.

Parfois cependant, secoué par un cahot plus fort que les autres, Danglars rouvrait un moment les yeux; alors il se sentait toujours emporté avec la même vitesse à travers cette même campagne de Rome toute parsemée d’aqueducs brisés, qui semblent des géants de granit pétrifiés au milieu de leur course. Mais la nuit était froide, sombre, pluvieuse, et il faisait bien meilleur pour un homme à moitié assoupi de demeurer au fond de sa chaise les yeux fermés, que de mettre la tête à la portière pour demander où il était à un postillon qui ne savait répondre autre chose que: Non capisco.

Danglars continua donc de dormir, en se disant qu’il serait toujours temps de se réveiller au relais.

La voiture s’arrêta; Danglars pensa qu’il touchait enfin au but tant désiré.

Il rouvrit les yeux, regarda à travers la vitre, s’attendant à se trouver au milieu de quelque ville, ou tout au moins de quelque village; mais il ne vit rien qu’une espèce de masure isolée, et trois ou quatre hommes qui allaient et venaient comme des ombres.

Danglars attendit un instant que le postillon qui avait achevé son relais vînt lui réclamer l’argent de la poste; il comptait profiter de l’occasion pour demander quelques renseignements à son nouveau conducteur, mais les chevaux furent dételés et remplacés sans que personne vînt demander d’argent au voyageur. Danglars, étonné, ouvrit la portière; mais une main vigoureuse la repoussa aussitôt, et la chaise roula.

Le baron, stupéfait, se réveilla entièrement.

«Eh! dit-il au postillon, eh! mio caro!»

C’était encore de l’italien de romance que Danglars avait retenu lorsque sa fille chantait des duos avec le prince Cavalcanti.

Mais mio caro ne répondit point.

Danglars se contenta alors d’ouvrir la vitre.

«Hé, l’ami! où allons-nous donc? dit-il en passant sa tête par l’ouverture.

– Dentro la testa! cria une voix grave et impérieuse, accompagnée d’un geste de menace.

Danglars comprit que dentro la testa voulait dire: Rentrez la tête. Il faisait, comme on voit, de rapides progrès dans l’italien.

Il obéit, non sans inquiétude; et comme cette inquiétude augmentait de minute en minute, au bout de quelques instants son esprit, au lieu du vide que nous avons signalé au moment où il se mettait en route, et qui avait amené le sommeil, son esprit, disons-nous, se trouva rempli de quantité de pensées plus propres les unes que les autres à tenir éveillé l’intérêt d’un voyageur, et surtout d’un voyageur dans la situation de Danglars.

Ses yeux prirent dans les ténèbres ce degré de finesse que communiquent dans le premier moment les émotions fortes, et qui s’émousse plus tard pour avoir été trop exercé. Avant d’avoir peur, on voit juste; pendant qu’on a peur, on voit double, et après qu’on a eu peur, on voit trouble.

Danglars vit un homme enveloppé d’un manteau, qui galopait à la portière de droite.

«Quelque gendarme, dit-il. Aurais-je été signalé par les télégraphes français aux autorités pontificales?»

Il résolut de sortir de cette anxiété.

«Où me menez-vous? demanda-t-il.

– Dentro la testa!» répéta la même voix, avec le même accent de menace.

Danglars se retourna vers la portière de gauche.

Un autre homme à cheval galopait à la portière de gauche.

«Décidément, se dit Danglars la sueur au front, décidément je suis pris.»

Et il se rejeta au fond de sa calèche, cette fois non pas pour dormir, mais pour songer.

Un instant après, la lune se leva.

Du fond de la calèche, il plongea son regard dans la campagne; il revit alors ces grands aqueducs, fantômes de pierre, qu’il avait remarqués en passant; seulement, au lieu de les avoir à droite, il les avait maintenant à gauche.

Il comprit qu’on avait fait faire demi-tour à la voiture, et qu’on le ramenait à Rome.

«Oh! malheureux, murmura-t-il, on aura obtenu l’extradition!»

La voiture continuait de courir avec une effrayante vélocité. Une heure passa terrible, car à chaque nouvel indice jeté sur son passage le fugitif reconnaissait, à n’en point douter, qu’on le ramenait sur ses pas. Enfin, il revit une masse sombre contre laquelle il lui sembla que la voiture allait se heurter. Mais la voiture se détourna, longeant cette masse sombre, qui n’était autre que la ceinture de remparts qui enveloppe Rome.

«Oh! oh! murmura Danglars, nous ne rentrons pas dans la ville, donc ce n’est pas la justice qui m’arrête. Bon Dieu! autre idée, serait-ce…»

Ses cheveux se hérissèrent.

Il se rappela ces intéressantes histoires de bandits romains, si peu crues à Paris, et qu’Albert de Morcerf avait racontées à Mme Danglars et à Eugénie lorsqu’il était question, pour le jeune vicomte, de devenir le fils de l’une et le mari de l’autre.

«Des voleurs, peut-être!» murmura-t-il.

Tout à coup la voiture roula sur quelque chose de plus dur que le sol d’un chemin sablé. Danglars hasarda un regard aux deux côtés de la route; il aperçut des monuments de forme étrange, et sa pensée préoccupée du récit de Morcerf, qui maintenant se présentait à lui dans tous ses détails, sa pensée lui dit qu’il devait être sur la voie Appienne.

À gauche de la voiture, dans une espèce de vallée, on voyait une excavation circulaire.