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Le comte de Monte Cristo

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Valentine, au comble de la terreur, joignit les mains (car elle sentait que le moment était venu de demander à Dieu du courage) et se dressa pour prier, murmurant des mots sans suite, et oubliant que ses blanches épaules n’avaient d’autre voile que sa longue chevelure et que l’on voyait battre son cœur sous la fine dentelle de peignoir de nuit.

Le comte appuya doucement la main sur le bras de la jeune fille, ramena jusque sur son cou la courtepointe de velours, et, avec un sourire paternel:

«Ma fille, dit-il, croyez en mon dévouement, comme vous croyez en la bonté de Dieu et dans l’amour de Maximilien.»

Valentine attacha sur lui un regard plein de reconnaissance, et demeura docile comme un enfant sous ses voiles.

Alors le comte tira de la poche de son gilet le drageoir en émeraude, souleva son couvercle d’or, et versa dans la main droite de Valentine une petite pastille ronde de la grosseur d’un pois.

Valentine la prit avec l’autre main, et regarda le comte attentivement: il y avait sur les traits de cet intrépide protecteur un reflet de la majesté et de la puissance divines. Il était évident que Valentine l’interrogeait du regard.

«Oui», répondit celui-ci.

Valentine porta la pastille à sa bouche et l’avala.

«Et maintenant, au revoir, mon enfant, dit-il, je vais essayer de dormir car vous êtes sauvée.

– Allez, dit Valentine, quelque chose qui m’arrive, je vous promets de n’avoir pas peur.»

Monte-Cristo tint longtemps ses yeux fixés sur la jeune fille, qui s’endormit peu à peu, vaincue par la puissance du narcotique que le comte venait de lui donner.

Alors il prit le verre, le vida aux trois quarts dans la cheminée, pour que l’on pût croire que Valentine avait bu ce qu’il en manquait, le reposa sur la table de nuit puis, regagnant la porte de la bibliothèque, il disparut après avoir jeté un dernier regard vers Valentine, qui s’endormait avec la confiance et la candeur d’un ange couché aux pieds du Seigneur.

CII. Valentine

La veilleuse continuait de brûler sur la cheminée de Valentine, épuisant les dernières gouttes d’huile qui surnageaient encore sur l’eau; déjà un cercle plus rougeâtre colorait l’albâtre du globe, déjà la flamme plus vive laissait échapper ces derniers pétillements qui semblent chez les êtres inanimés ces dernières convulsions de l’agonie qu’on a si souvent comparées à celles des pauvres créatures humaines; un jour bas et sinistre venait teindre d’un reflet d’opale les rideaux blancs et les draps de la jeune fille.

Tous les bruits de la rue étaient éteints pour cette fois, et le silence intérieur était effrayant.

La porte de la chambre d’Édouard s’ouvrit alors, et une tête que nous avons déjà vue parut dans la glace opposée à la porte: c’était Mme de Villefort qui rentrait pour voir l’effet du breuvage.

Elle s’arrêta sur le seuil, écouta le pétillement de la lampe, seul bruit perceptible dans cette chambre qu’on eût crue déserte, puis elle s’avança doucement vers la table de nuit pour voir si le verre de Valentine était vide.

Il était encore plein au quart, comme nous l’avons dit.

Mme de Villefort le prit et alla le vider dans les cendres, qu’elle remua pour faciliter l’absorption de la liqueur, puis elle rinça soigneusement le cristal, l’essuya avec son propre mouchoir, et le replaça sur la table de nuit.

Quelqu’un dont le regard eût pu plonger dans l’intérieur de la chambre eût pu voir alors l’hésitation de Mme de Villefort à fixer ses yeux sur Valentine et à s’approcher du lit.

Cette lueur lugubre, ce silence, cette terrible poésie de la nuit venaient sans doute se combiner avec l’épouvantable poésie de sa conscience: l’empoisonneuse avait peur de son œuvre.

Enfin elle s’enhardit, écarta le rideau, s’appuya au chevet du lit, et regarda Valentine.

La jeune fille ne respirait plus, ses dents à demi desserrées ne laissaient échapper aucun atome de ce souffle qui décèle la vie; ses lèvres blanchissantes avaient cessé de frémir; ses yeux, noyés dans une vapeur violette qui semblait avoir filtré sous la peau, formaient une saillie plus blanche à l’endroit où le globe enflait la paupière, et ses longs cils noirs rayaient une peau déjà mate comme la cire.

Mme de Villefort contempla ce visage d’une expression si éloquente dans son immobilité; elle s’enhardit alors, et, soulevant la couverture, elle appuya sa main sur le cœur de la jeune fille.

Il était muet et glacé.

Ce qui battait sous sa main, c’était l’artère de ses doigts: elle retira sa main avec un frisson.

Le bras de Valentine pendait hors du lit; ce bras, dans toute la partie qui se rattachait à l’épaule et s’étendait jusqu’à la saignée, semblait moulé sur celui d’une des Grâces de Germain Pilon; mais l’avant-bras était légèrement déformé par une crispation, et le poignet, d’une forme si pure, s’appuyait, un peu raidi et les doigts écartés sur l’acajou.

La naissance des ongles était bleuâtre.

Pour Mme de Villefort, il n’y avait plus de doute: tout était fini, l’œuvre terrible, la dernière qu’elle eût à accomplir, était enfin consommée.

L’empoisonneuse n’avait plus rien à faire dans cette chambre; elle recula avec tant de précaution, qu’il était visible qu’elle redoutait le craquement de ses pieds sur le tapis, mais, tout en reculant, elle tenait encore le rideau soulevé absorbant ce spectacle de la mort qui porte en soi son irrésistible attraction, tant que la mort n’est pas la décomposition, mais seulement l’immobilité, tant qu’elle demeure le mystère, et n’est pas encore le dégoût.

Les minutes s’écoulaient; Mme de Villefort ne pouvait lâcher ce rideau qu’elle tenait suspendu comme un linceul au-dessus de la tête de Valentine. Elle paya son tribut à la rêverie: la rêverie du crime, ce doit être le remords.

En ce moment, les pétillements de la veilleuse redoublèrent.

Mme de Villefort, à ce bruit, tressaillit et laissa retomber le rideau.

Au même instant la veilleuse s’éteignit, et la chambre fut plongée dans une effrayante obscurité.

Au milieu de cette obscurité, la pendule s’éveilla et sonna quatre heures et demie.

L’empoisonneuse, épouvantée de ces commotions successives, regagna en tâtonnant la porte, et rentra chez elle la sueur de l’angoisse au front.

L’obscurité continua encore deux heures.

Puis peu à peu un jour blafard envahit l’appartement filtrant aux lames des persiennes; puis peu à peu encore, il se fit grand, et vint rendre une couleur et une forme aux objets et aux corps.

C’est à ce moment que la toux de la garde-malade retentit dans l’escalier, et que cette femme entra chez Valentine, une tasse à la main.

Pour un père, pour un amant, le premier regard eût été décisif, Valentine était morte, pour cette mercenaire, Valentine n’était qu’endormie.

«Bon, dit-elle en s’approchant de la table de nuit, elle a bu une partie de sa potion, le verre est aux deux tiers vide.»

Puis elle alla à la cheminée, ralluma le feu, s’installa dans son fauteuil, et, quoiqu’elle sortît de son lit, elle profita du sommeil de Valentine pour dormir encore quelques instants.

La pendule l’éveilla en sonnant huit heures.

Alors étonnée de ce sommeil obstiné dans lequel demeurait la jeune fille, effrayée de ce bras pendant hors du lit, et que la dormeuse n’avait point ramené à elle, elle s’avança vers le lit, et ce fut alors seulement qu’elle remarqua ces lèvres froides et cette poitrine glacée.

Elle voulut ramener le bras près du corps, mais le bras n’obéit qu’avec cette raideur effrayante à laquelle ne pouvait pas se tromper une garde-malade.

Elle poussa un horrible cri.

Puis, courant à la porte:

«Au secours! cria-t-elle, au secours!

– Comment, au secours!» répondit du bas de l’escalier la voix de M. d’Avrigny.

C’était l’heure où le docteur avait l’habitude de venir.

«Comment, au secours! s’écria la voix de Villefort sortant alors précipitamment de son cabinet; docteur, n’avez-vous pas entendu crier au secours?

– Oui, oui; montons, répondit d’Avrigny, montons vite chez Valentine.»

Mais avant que le médecin et le père fussent entrés, les domestiques qui se trouvaient au même étage, dans les chambres ou dans les corridors, étaient entrés, et, voyant Valentine pâle et immobile sur son lit, levaient les mains au ciel et chancelaient comme frappés de vertige.

«Appelez Mme de Villefort! réveillez Mme de Villefort!» cria le procureur du roi, de la porte de la chambre dans laquelle il semblait n’oser entrer.

Mais les domestiques, au lieu de répondre, regardaient M. d’Avrigny, qui était entré, lui, qui avait couru à Valentine et qui la soulevait dans ses bras.

«Encore celle-ci…, murmura-t-il en la laissant tomber. Ô mon Dieu, mon Dieu, quand vous lasserez-vous?»

Villefort s’élança dans l’appartement.

«Que dites-vous, mon Dieu! s’écria-t-il en levant les deux mains au ciel. Docteur!… docteur!…

– Je dis que Valentine est morte!» répondit d’Avrigny d’une voix solennelle et terrible dans sa solennité.

M. de Villefort s’abattit comme si ses jambes étaient brisées, et retomba la tête sur le lit de Valentine.

Aux paroles du docteur, aux cris du père, les domestiques, terrifiés, s’enfuirent avec de sourdes imprécations; on entendit par les escaliers et par les corridors leurs pas précipités, puis un grand mouvement dans les cours, puis ce fut tout; le bruit s’éteignit: depuis le premier jusqu’au dernier, ils avaient déserté la maison maudite.

En ce moment Mme de Villefort, le bras à moitié passé dans son peignoir du matin, souleva la tapisserie; un instant elle demeura sur le seuil, ayant l’air d’interroger les assistants et appelant à son aide quelques larmes rebelles.

Tout à coup elle fit un pas, ou plutôt un bond en avant, les bras étendus vers la table.

 

Elle venait de voir d’Avrigny se pencher curieusement sur cette table, et y prendre le verre qu’elle était certaine d’avoir vidé pendant la nuit.

Le verre se trouvait au tiers plein, juste comme il était quand elle en avait jeté le contenu dans les cendres.

Le spectre de Valentine dressé devant l’empoisonneuse eût produit moins d’effet sur elle.

En effet, c’est bien la couleur du breuvage qu’elle a versé dans le verre de Valentine, et que Valentine a bu; c’est bien ce poison qui ne peut tromper l’œil de M. d’Avrigny, et que M. d’Avrigny regarde attentivement: c’est bien un miracle que Dieu a fait sans doute pour qu’il restât, malgré les précautions de l’assassin, une trace, une preuve, une dénonciation du crime.

Cependant, tandis que Mme de Villefort était restée immobile comme la statue de la Terreur, tandis que de Villefort, la tête cachée dans les draps du lit mortuaire, ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui, d’Avrigny s’approchait de la fenêtre pour mieux examiner de l’œil le contenu du verre, et en déguster une goutte prise au bout du doigt.

«Ah! murmura-t-il, ce n’est plus de la brucine maintenant; voyons ce que c’est!»

Alors il courut à une des armoires de la chambre de Valentine, armoire transformée en pharmacie, et, tirant de sa petite case d’argent un flacon d’acide nitrique, il en laissa tomber quelques gouttes dans l’opale de la liqueur qui se changea aussitôt en un demi-verre de sang vermeil.

«Ah!» fit d’Avrigny, avec l’horreur du juge à qui se révèle la vérité, mêlée à la joie du savant à qui se dévoile un problème.

Mme de Villefort tourna un instant sur elle-même; ses yeux lancèrent des flammes, puis s’éteignirent; elle chercha, chancelante, la porte de la main, et disparut.

Un instant après, on entendit le bruit éloigné d’un corps qui tombait sur le parquet.

Mais personne n’y fit attention. La garde était occupée à regarder l’analyse chimique, Villefort était toujours anéanti.

M. d’Avrigny seul avait suivi des yeux Mme de Villefort et avait remarqué sa sortie précipitée.

Il souleva la tapisserie de la chambre de Valentine et son regard, à travers celle d’Édouard, put plonger dans l’appartement de Mme de Villefort, qu’il vit étendue sans mouvement sur le parquet.

«Allez secourir Mme de Villefort, dit-il à la garde; Mme de Villefort se trouve mal.

– Mais Mlle Valentine? balbutia celle-ci.

– Mlle Valentine n’a plus besoin de secours, dit d’Avrigny, puisque Mlle Valentine est morte.

– Morte! morte! soupira Villefort dans le paroxysme d’une douleur d’autant plus déchirante qu’elle était nouvelle, inconnue, inouïe pour ce cœur de bronze.

– Morte! dites-vous? s’écria une troisième voix; qui a dit que Valentine était morte?»

Les deux hommes se retournèrent, et sur la porte aperçurent Morrel debout, pâle, bouleversé, terrible.

Voici ce qui était arrivé:

À son heure habituelle, et par la petite porte qui conduisait chez Noirtier, Morrel s’était présenté.

Contre la coutume, il trouva la porte ouverte, il n’eut donc pas besoin de sonner, il entra.

Dans le vestibule, il attendit un instant, appelant un domestique quelconque qui l’introduisît près du vieux Noirtier.

Mais personne n’avait répondu; les domestiques, on le sait, avaient déserté la maison.

Morrel n’avait ce jour-là aucun motif particulier d’inquiétude: il avait la promesse de Monte-Cristo que Valentine vivrait, et jusque-là la promesse avait été fidèlement tenue. Chaque soir, le comte lui avait donné de bonnes nouvelles, que confirmait le lendemain Noirtier lui-même.

Cependant cette solitude lui parut singulière; il appela une seconde fois, une troisième fois, même silence.

Alors il se décida à monter.

La porte de Noirtier était ouverte comme les autres portes.

La première chose qu’il vit fut le vieillard dans son fauteuil, à sa place habituelle; ses yeux dilatés semblaient exprimer un effroi intérieur que confirmait encore la pâleur étrange répandue sur ses traits.

«Comment allez-vous, monsieur? demanda le jeune homme, non sans un certain serrement de cœur.

– Bien! fit le vieillard avec son clignement d’yeux, bien!»

Mais sa physionomie sembla croître en inquiétude.

«Vous êtes préoccupé, continua Morrel, vous avez besoin de quelque chose. Voulez-vous que j’appelle quelqu’un de vos gens?

– Oui», fit Noirtier.

Morrel se suspendit au cordon de la sonnette; mais il eut beau le tirer à le rompre, personne ne vint.

Il se retourna vers Noirtier; la pâleur et l’angoisse allaient croissant sur le visage du vieillard.

«Mon Dieu! mon Dieu! dit Morrel, mais pourquoi ne vient-on pas? Est-ce qu’il y a quelqu’un de malade dans la maison?»

Les yeux de Noirtier parurent prêts à jaillir de leurs orbites.

«Mais qu’avez-vous donc, continua Morrel, vous m’effrayez. Valentine! Valentine!…

– Oui! oui!» fit Noirtier.

Maximilien ouvrit la bouche pour parler, mais sa langue ne put articuler aucun son: il chancela et se retint à la boiserie.

Puis il étendit la main vers la porte.

«Oui, oui, oui!» continua le vieillard.

Maximilien s’élança par le petit escalier, qu’il franchit en deux bonds, tant que Noirtier semblait lui crier des yeux:

«Plus vite! plus vite!»

Une minute suffit au jeune homme pour traverser plusieurs chambres, solitaires comme le reste de la maison, et pour arriver jusqu’à celle de Valentine.

Il n’eut pas besoin de pousser la porte, elle était toute grande ouverte.

Un sanglot fut le premier bruit qu’il perçut. Il vit, comme à travers un nuage, une figure noire agenouillée et perdue dans un amas confus de draperies blanches. La crainte, l’effroyable crainte le clouait sur le seuil.

Ce fut alors qu’il entendit une voix qui disait: «Valentine est morte», et une seconde voix qui comme un écho, répondait:

«Morte! morte!»

CIII. Maximilien

Villefort se releva presque honteux d’avoir été surpris dans l’accès de cette douleur.

Le terrible état qu’il exerçait depuis vingt-cinq ans était arrivé à en faire plus ou moins qu’un homme.

Son regard, un instant égaré, se fixa sur Morrel.

«Qui êtes-vous, monsieur, dit-il, vous qui oubliez qu’on n’entre pas ainsi dans une maison qu’habite la mort?

«Sortez, monsieur! sortez!»

Mais Morrel demeurait immobile, il ne pouvait détacher ses yeux du spectacle effrayant de ce lit en désordre et de la pâle figure qui était couchée dessus.

«Sortez, entendez-vous!» cria Villefort, tandis que d’Avrigny s’avançait de son côté pour faire sortir Morrel.

Celui-ci regarda d’un air égaré ce cadavre, ces deux hommes, toute la chambre, sembla hésiter un instant ouvrit la bouche; puis enfin, ne trouvant pas un mot à répondre, malgré l’innombrable essaim d’idées fatales qui envahissaient son cerveau, il rebroussa chemin en enfonçant ses mains dans ses cheveux; de telle sorte que Villefort et d’Avrigny, un instant distraits de leurs préoccupations, échangèrent, après l’avoir suivi des yeux, un regard qui voulait dire:

«Il est fou!»

Mais avant que cinq minutes se fussent écoulées, on entendit gémir l’escalier sous un poids considérable, et l’on vit Morrel qui, avec une force surhumaine, soulevant le fauteuil de Noirtier entre ses bras, apportait le vieillard au premier étage de la maison.

Arrivé au haut de l’escalier, Morrel posa le fauteuil à terre et le roula rapidement jusque dans la chambre de Valentine.

Toute cette manœuvre s’exécuta avec une force décuplée par l’exaltation frénétique du jeune homme.

Mais une chose était effrayante surtout, c’était la figure de Noirtier s’avançant vers le lit de Valentine poussé par Morrel, la figure de Noirtier en qui l’intelligence déployait toutes ses ressources, dont les yeux réunissaient toute leur puissance pour suppléer aux autres facultés.

Aussi ce visage pâle, au regard enflammé, fut-il pour Villefort une effrayante apparition.

Chaque fois qu’il s’était trouvé en contact avec son père, il s’était toujours passé quelque chose de terrible.

«Voyez ce qu’ils en ont fait! cria Morrel une main encore appuyée au dossier du fauteuil qu’il venait de pousser jusqu’au lit, et l’autre étendue vers Valentine; voyez, mon père, voyez!»

Villefort recula d’un pas et regarda avec étonnement ce jeune homme qui lui était presque inconnu, et qui appelait Noirtier son père.

En ce moment toute l’âme du vieillard sembla passer dans ses yeux, qui s’injectèrent de sang; puis les veines de son cou se gonflèrent, une teinte bleuâtre comme celle qui envahit la peau de l’épileptique, couvrit son cou, ses joues et ses tempes; il ne manquait à cette explosion intérieure de tout l’être qu’un cri.

Ce cri sortit pour ainsi dire de tous les pores effrayant dans son mutisme, déchirant dans son silence.

D’Avrigny se précipita vers le vieillard et lui fit respirer un violent révulsif.

«Monsieur! s’écria alors Morrel, en saisissant la main inerte du paralytique, on me demande ce que je suis, et quel droit j’ai d’être ici. – Ô vous qui le savez, dites-le, vous! dites-le!»

Et la voix du jeune homme s’éteignit dans les sanglots.

Quant au vieillard, sa respiration haletante secouait sa poitrine. On eût dit qu’il était en proie à ces agitations qui précèdent l’agonie.

Enfin, les larmes vinrent jaillir des yeux de Noirtier, plus heureux que le jeune homme qui sanglotait sans pleurer. Sa tête ne pouvant se pencher, ses yeux se fermèrent.

«Dites, continua Morrel d’une voix étranglée, dites que j’étais son fiancé!

«Dites qu’elle était ma noble amie, mon seul amour sur la terre!

«Dites, dites, dites, que ce cadavre m’appartient!»

Et le jeune homme, donnant le terrible spectacle d’une grande force qui se brise, tomba lourdement à genoux devant ce lit que ses doigts crispés étreignirent avec violence.

Cette douleur était si poignante que d’Avrigny se détourna pour cacher son émotion, et que Villefort, sans demander d’autre explication, attiré par ce magnétisme qui nous pousse vers ceux qui ont aimé ceux que nous pleurons, tendit sa main au jeune homme.

Mais Morrel ne voyait rien; il avait saisi la main glacée de Valentine, et, ne pouvant parvenir à pleurer, il mordait les draps en rugissant.

Pendant quelque temps, on n’entendit dans cette chambre que le conflit des sanglots, des imprécations et de la prière. Et cependant un bruit dominait tous ceux-là, c’était l’aspiration rauque et déchirante qui semblait, à chaque reprise d’air, rompre un des ressorts de la vie dans la poitrine de Noirtier.

Enfin, Villefort, le plus maître de tous, après avoir pour ainsi dire cédé pendant quelque temps sa place à Maximilien, Villefort prit la parole.

«Monsieur, dit-il à Maximilien, vous aimiez Valentine, dites-vous: vous étiez son fiancé; j’ignorais cet amour, j’ignorais cet engagement; et cependant, moi, son père, je vous le pardonne, car, je le vois, votre douleur est grande, réelle et vraie.

«D’ailleurs, chez moi aussi la douleur est trop grande pour qu’il reste en mon cœur place pour la colère.»

«Mais, vous le voyez, l’ange que vous espériez a quitté la terre: elle n’a plus que faire des adorations des hommes, elle qui, à cette heure, adore le Seigneur; faites donc vos adieux, monsieur, à la triste dépouille qu’elle a oubliée parmi nous; prenez une dernière fois sa main que vous attendiez, et séparez-vous d’elle à jamais: Valentine n’a plus besoin maintenant que du prêtre qui doit la bénir.

– Vous vous trompez, monsieur, s’écria Morrel en se relevant sur un genou, le cœur traversé par une douleur plus aiguë qu’aucune de celles qu’il eût encore ressenties; vous vous trompez: Valentine, morte comme elle est morte, a non seulement besoin d’un prêtre, mais encore d’un vengeur.

«Monsieur de Villefort, envoyez chercher le prêtre; moi, je serai le vengeur.

– Que voulez-vous dire, monsieur? murmura Villefort tremblant à cette nouvelle inspiration du délire de Morrel.

– Je veux dire, continua Morrel, qu’il y a deux hommes en vous, monsieur. Le père a assez pleuré; que le procureur du roi commence son office.»

Les yeux de Noirtier étincelèrent, d’Avrigny se rapprocha.

«Monsieur, continua le jeune homme, en recueillant des yeux tous les sentiments qui se révélaient sur les visages des assistants, je sais ce que je dis, et vous savez tous aussi bien que moi ce que je vais dire.

«Valentine est morte assassinée!»

Villefort baissa la tête; d’Avrigny avança d’un pas encore; Noirtier fit oui des yeux.

«Or, monsieur, continua Morrel, au temps où nous vivons, une créature, ne fût-elle pas jeune, ne fût-elle pas belle, ne fût-elle pas adorable comme était Valentine, une créature ne disparaît pas violemment du monde sans que l’on demande compte de sa disparition.

 

«Allons, monsieur le procureur du roi, ajouta Morrel avec une véhémence croissante, pas de pitié! je vous dénonce le crime, cherchez l’assassin!»

Et son œil implacable interrogeait Villefort, qui de son côté sollicitait du regard tantôt Noirtier, tantôt d’Avrigny.

Mais au lieu de trouver secours dans son père et dans le docteur, Villefort ne rencontra en eux qu’un regard aussi inflexible que celui de Morrel.

«Oui! fit le vieillard.

– Certes! dit d’Avrigny.

– Monsieur, répliqua Villefort, essayant de lutter contre cette triple volonté et contre sa propre émotion monsieur, vous vous trompez, il ne se commet pas de crimes chez moi; la fatalité me frappe, Dieu m’éprouve; c’est horrible à penser; mais on n’assassine personne!»

Les yeux de Noirtier flamboyèrent, d’Avrigny ouvrit la bouche pour parler.

Morrel étendit le bras en commandant le silence.

«Et moi, je vous dis que l’on tue ici! s’écria Morrel dont la voix baissa sans rien perdre de sa vibration terrible.

«Je vous dis que voilà la quatrième victime frappée depuis quatre mois.

«Je vous dis qu’on avait déjà une fois, il y a quatre jours de cela, essayé d’empoisonner Valentine, et que l’on avait échoué grâce aux précautions qu’avait prises M. Noirtier!

«Je vous dis que l’on a doublé la dose ou changé la nature du poison, et que cette fois on a réussi!

«Je vous dis que vous savez tout cela aussi bien que moi, enfin, puisque monsieur que voilà vous en a prévenu, et comme médecin et comme ami.

– Oh, vous êtes en délire! monsieur, dit Villefort, essayant vainement de se débattre dans le cercle où il se sentait pris.

– Je suis en délire! s’écria Morrel; eh bien, j’en appelle à M. d’Avrigny lui-même.

«Demandez-lui, monsieur, s’il se souvient encore des paroles qu’il a prononcées dans votre jardin, dans le jardin de cet hôtel, le soir même de la mort de Mme de Saint-Méran, alors que tous deux, vous et lui, vous croyant seuls, vous vous entreteniez de cette mort tragique, dans laquelle cette fatalité dont vous parlez et Dieu, que vous accusez injustement, ne peuvent être comptés que pour une chose. c’est-à-dire pour avoir créé l’assassin de Valentine!»

Villefort et d’Avrigny se regardèrent.

«Oui, oui, rappelez-vous, dit Morrel, car ces paroles, que vous croyiez livrées au silence et à la solitude sont tombées dans mon oreille. Certes, de ce soir-là, en voyant la coupable complaisance de M. de Villefort pour les siens, j’eusse dû tout découvrir à l’autorité; je ne serais pas complice comme je le suis en ce moment de ta mort, Valentine! ma Valentine bien-aimée! mais le complice deviendra le vengeur; ce quatrième meurtre est flagrant et visible aux yeux de tous, et si ton père t’abandonne, Valentine, c’est moi, c’est moi, je te le jure, qui poursuivrai l’assassin.»

Et cette fois, comme si la nature avait enfin pitié de cette vigoureuse organisation prête à se briser par sa propre force, les dernières paroles de Morrel s’éteignirent dans sa gorge; sa poitrine éclata en sanglots, les larmes, si longtemps rebelles, jaillirent de ses yeux, il s’affaissa sur lui-même, et retomba à genoux pleurant près du lit de Valentine.

Alors ce fut le tour de d’Avrigny.

«Et moi aussi, dit-il d’une voix forte, moi aussi, je me joins à M. Morrel pour demander justice du crime; car mon cœur se soulève à l’idée que ma lâche complaisance a encouragé l’assassin!

– Ô mon Dieu! mon Dieu!» murmura Villefort anéanti.

Morrel releva la tête, en lisant dans les yeux du vieillard qui lançaient une flamme surnaturelle:

«Tenez, dit-il, tenez, M. Noirtier veut parler.

– Oui, fit Noirtier avec une expression d’autant plus terrible que toutes les facultés de ce pauvre vieillard impuissant étaient concentrées dans son regard.

– Vous connaissez l’assassin? dit Morrel.

– Oui, répliqua Noirtier.

– Et vous allez nous guider? s’écria le jeune homme. Écoutons! M. d’Avrigny, écoutons!»

Noirtier adressa au malheureux Morrel un sourire mélancolique, un de ces doux sourires des yeux qui tant de fois avaient rendu Valentine heureuse, et fixa son attention.

Puis, ayant rivé pour ainsi dire les yeux de son interlocuteur aux siens, il les détourna vers la porte.

«Voulez-vous que je sorte, monsieur? s’écria douloureusement Morrel.

– Oui, fit Noirtier.

– Hélas! hélas! monsieur; mais ayez donc pitié de moi!»

Les yeux du vieillard demeurèrent impitoyablement fixés vers la porte.

«Pourrais-je revenir, au moins? demanda Morrel.

– Oui.

– Dois-je sortir seul?

– Non.

– Qui dois-je emmener avec moi? M. le procureur au roi?

– Non.

– Le docteur?

– Oui.

– Vous voulez rester seul avec M. de Villefort?

– Oui.

– Mais pourrait-il vous comprendre, lui?

– Oui.

– Oh! dit Villefort presque joyeux de ce que l’enquête allait se faire en tête-à-tête, oh! soyez tranquille, je comprends très bien mon père.»

Et tout en disant cela avec cette expression de joie que nous avons signalée, les dents du procureur du roi s’entrechoquaient avec violence.

D’Avrigny prit le bras de Morrel et entraîna le jeune homme dans la chambre voisine.

Il se fit alors dans toute cette maison un silence plus profond que celui de la mort.

Enfin, au bout d’un quart d’heure, un pas chancelant se fit entendre, et Villefort parut sur le seuil du salon où se tenaient d’Avrigny et Morrel, l’un absorbé et l’autre suffoquant.

«Venez», dit-il.

Et il les ramena près du fauteuil de Noirtier.

Morrel, alors, regarda attentivement Villefort.

La figure du procureur du roi était livide; de larges taches de couleur de rouille sillonnaient son front entre ses doigts, une plume tordue de mille façons criait en se déchiquetant en lambeaux.

«Messieurs, dit-il d’une voix étranglée à d’Avrigny et à Morrel, messieurs, votre parole d’honneur que l’horrible secret demeurera enseveli entre nous!»

Les deux hommes firent un mouvement.

«Je vous en conjure!… continua Villefort.

– Mais, dit Morrel, le coupable!… le meurtrier!… l’assassin!…

– Soyez tranquille, monsieur, justice sera faite, dit Villefort. Mon père m’a révélé le nom du coupable; mon père a soif de vengeance comme vous, et cependant mon père vous conjure, comme moi de garder le secret du crime.

«N’est-ce pas, mon père?

– Oui», fit résolument Noirtier.

Morrel laissa échapper un mouvement d’horreur et d’incrédulité.

«Oh! s’écria Villefort, en arrêtant Maximilien par le bras, oh! monsieur, si mon père, l’homme inflexible que vous connaissez, vous fait cette demande, c’est qu’il sait que Valentine sera terriblement vengée.

«N’est-ce pas, mon père?»

Le vieillard fit signe que oui.

Villefort continua.

«Il me connaît, lui, et c’est à lui que j’ai engagé ma parole. Rassurez-vous donc, messieurs; trois jours, je vous demande trois jours, c’est moins que ne vous demanderait la justice, et dans trois jours la vengeance que j’aurai tirée du meurtre de mon enfant fera frissonner jusqu’au fond de leur cœur les plus indifférents des hommes.

«N’est-ce pas, mon père?»

Et en disant ces paroles, il grinçait des dents et secouait la main engourdie du vieillard.

«Tout ce qui est promis sera-t-il tenu, monsieur Noirtier? demanda Morrel, tandis que d’Avrigny interrogeait du regard.

– Oui, fit Noirtier, avec un regard de sinistre joie.

– Jurez donc, messieurs, dit Villefort en joignant les mains de d’Avrigny et de Morrel, jurez que vous aurez pitié de l’honneur de ma maison, et que vous me laisserez le soin de le venger?»

D’Avrigny se détourna et murmura un oui bien faible, mais Morrel arracha sa main du magistrat, se précipita vers le lit, imprima ses lèvres sur les lèvres glacées de Valentine, et s’enfuit avec le long gémissement d’une âme qui s’engloutit dans le désespoir.

Nous avons dit que tous les domestiques avaient disparu.

M. de Villefort fut donc forcé de prier d’Avrigny de se charger des démarches, si nombreuses et si délicates, qu’entraîne la mort dans nos grandes villes, et surtout la mort accompagnée de circonstances aussi suspectes.

Quant à Noirtier, c’était quelque chose de terrible à voir que cette douleur sans mouvement, que ce désespoir sans gestes, que ces larmes sans voix.