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Le comte de Monte Cristo

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– Eh! Parfaitement, mon bon ami, et je vais vous le prouver en mettant les points sur les i, ou plutôt les noms sur les hommes. Vous vous êtes promené un soir dans le jardin de M. de Villefort; d’après ce que vous m’avez dit, je présume que c’est le soir de la mort de Mme de Saint-Méran. Vous avez entendu M. de Villefort causer avec M. d’Avrigny de la mort de M. de Saint-Méran et de celle non moins étonnante de la marquise. M. d’Avrigny disait qu’il croyait à un empoisonnement et même à deux empoisonnements; et vous voilà, vous honnête homme par excellence, vous voilà depuis ce moment occupé à palper votre cœur, à jeter la sonde dans votre conscience pour savoir s’il faut révéler ce secret ou le taire. Nous ne sommes plus au Moyen Âge, cher ami, et il n’y a plus de Sainte-Vehme, il n’y a plus de francs juges; que diable allez-vous demander à ces gens-là? Conscience, que me veux-tu? comme dit Sterne. Eh! Mon cher, laissez-les dormir s’ils dorment, laissez-les pâlir dans leurs insomnies, et, pour l’amour de Dieu, dormez, vous qui n’avez pas de remords qui vous empêchent de dormir.»

Une effroyable douleur se peignit sur les traits de Morrel; il saisit la main de Monte-Cristo.

«Mais cela recommence! vous dis-je.

– Eh bien, dit le comte, étonné de cette insistance à laquelle il ne comprenait rien, et regardant Maximilien attentivement, laissez recommencer: c’est une famille d’Atrides; Dieu les a condamnés, et ils subiront la sentence; ils vont tous disparaître comme ces moines que les enfants fabriquent avec des cartes pliées, et qui tombent les uns après les autres sous le souffle de leur créateur, y en eût-il deux cents. C’était M. de Saint-Méran il y a trois mois, c’était Mme de Saint-Méran il y a deux mois; c’était Barrois l’autre jour; aujourd’hui c’est le vieux Noirtier ou la jeune Valentine.

– Vous le saviez? s’écria Morrel dans un tel paroxysme de terreur, que Monte-Cristo tressaillit, lui que la chute du ciel eût trouvé impassible; vous le saviez et vous ne disiez rien!

– Eh! que m’importe? reprit Monte-Cristo en haussant les épaules, est-ce que je connais ces gens-là, moi, et faut-il que je perde l’un pour sauver l’autre? Ma foi, non, car, entre le coupable et la victime, je n’ai pas de préférence.

– Mais moi, moi! s’écria Morrel en hurlant de douleur, moi, je l’aime!

– Vous aimez qui? s’écria Monte-Cristo en bondissant sur ses pieds et en saisissant les deux mains que Morrel élevait, en les tordant, vers le ciel.

– J’aime éperdument, j’aime en insensé, j’aime en homme qui donnerait tout son sang pour lui épargner une larme; j’aime Valentine de Villefort, qu’on assassine en ce moment, entendez-vous bien! je l’aime, et je demande à Dieu et à vous comment je puis la sauver!»

Monte-Cristo poussa un cri sauvage dont peuvent seuls se faire une idée ceux qui ont entendu le rugissement du lion blessé.

«Malheureux! s’écria-t-il en se tordant les mains à son tour, malheureux! tu aimes Valentine! tu aimes cette fille d’une race maudite!»

Jamais Morrel n’avait vu semblable expression; jamais œil si terrible n’avait flamboyé devant son visage, jamais le génie de la terreur, qu’il avait vu tant de fois apparaître, soit sur les champs de bataille, soit dans les nuits homicides de l’Algérie, n’avait secoué autour de lui de feux plus sinistres.

Il recula épouvanté.

Quant à Monte-Cristo, après cet éclat et ce bruit, il ferma un moment les yeux, comme ébloui par des éclairs intérieurs: pendant ce moment, il se recueillit avec tant de puissance, que l’on voyait peu à peu s’apaiser le mouvement onduleux de sa poitrine gonflée de tempêtes, comme on voit après la nuée se fondre sous le soleil les vagues turbulentes et écumeuses.

Ce silence, ce recueillement, cette lutte, durèrent vingt secondes à peu près.

Puis le comte releva son front pâli.

«Voyez, dit-il d’une voix altérée, voyez, cher ami, comme Dieu sait punir de leur indifférence les hommes les plus fanfarons et les plus froids devant les terribles spectacles qu’il leur donne. Moi qui regardais, assistant impassible et curieux, moi qui regardais le développement de cette lugubre tragédie, moi qui, pareil au mauvais ange, riais du mal que font les hommes, à l’abri derrière le secret (et le secret est facile à garder pour les riches et les puissants), voilà qu’à mon tour je me sens mordu par ce serpent dont je regardais la marche tortueuse, et mordu au cœur!»

Morrel poussa un sourd gémissement.

«Allons, allons, continua le comte, assez de plaintes comme cela, soyez homme, soyez fort, soyez plein d’espoir, car je suis là, car je veille sur vous.»

Morrel secoua tristement la tête.

«Je vous dis d’espérer! me comprenez-vous? s’écria Monte-Cristo. Sachez bien que jamais je ne mens, que jamais je ne me trompe. Il est midi, Maximilien, rendez grâce au ciel de ce que vous êtes venu à midi au lieu de venir ce soir, au lieu de venir demain matin. Écoutez donc ce que je vais vous dire, Morrel: il est midi; si Valentine n’est pas morte à cette heure, elle ne mourra pas.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria Morrel, moi qui l’ai laissée mourante!»

Monte-Cristo appuya une main sur son front.

Que se passa-t-il dans cette tête si lourde d’effrayants secrets?

Que dit à cet esprit, implacable et humain à la fois, l’ange lumineux ou l’ange des ténèbres?

Dieu seul le sait!

Monte-Cristo releva le front encore une fois, et cette fois il était calme comme l’enfant qui se réveille.

«Maximilien, dit-il, retournez tranquillement chez vous; je vous commande de ne pas faire un pas, de ne pas tenter une démarche, de ne pas laisser flotter sur votre visage l’ombre d’une préoccupation; je vous donnerai des nouvelles; allez.

– Mon Dieu! mon Dieu! dit Morrel, vous m’épouvantez, comte, avec ce sang-froid. Pouvez-vous donc quelque chose contre la mort? Êtes-vous plus qu’un homme? Êtes-vous un ange? Êtes-vous un Dieu?»

Et le jeune homme, qu’aucun danger n’avait fait reculer d’un pas, reculait devant Monte-Cristo, saisi d’une indicible terreur.

Mais Monte-Cristo le regarda avec un sourire à la fois si mélancolique et si doux, que Maximilien sentit les larmes poindre dans ses yeux.

«Je peux beaucoup, mon ami, répondit le comte. Allez, j’ai besoin d’être seul.»

Morrel, subjugué par ce prodigieux ascendant qu’exerçait Monte-Cristo sur tout ce qui l’entourait, n’essaya pas même de s’y soustraire. Il serra la main du comte et sortit.

Seulement, à la porte, il s’arrêta pour attendre Baptistin, qu’il venait de voir apparaître au coin de la rue Matignon, et qui revenait tout courant.

Cependant, Villefort et d’Avrigny avaient fait diligence. À leur retour, Valentine était encore évanouie, et le médecin avait examiné la malade avec le soin que commandait la circonstance et avec une profondeur que doublait la connaissance du secret.

Villefort suspendu à son regard et à ses lèvres, attendait le résultat de l’examen. Noirtier, plus pâle que la jeune fille, plus avide d’une solution que Villefort lui-même, attendait aussi, et tout en lui se faisait intelligence et sensibilité.

Enfin, d’Avrigny laissa échapper lentement:

«Elle vit encore.

– Encore! s’écria Villefort, oh! docteur, quel terrible mot vous avez prononcé là!

– Oui, dit le médecin, je répète ma phrase: elle vit encore, et j’en suis bien surpris.

– Mais elle est sauvée? demanda le père.

– Oui, puisqu’elle vit.»

En ce moment le regard de d’Avrigny rencontra l’œil de Noirtier, il étincelait d’une joie si extraordinaire d’une pensée tellement riche et féconde, que le médecin en fut frappé.

Il laissa retomber sur le fauteuil la jeune fille, dont les lèvres se dessinaient à peine, tant pâles et blanches elles étaient, à l’unisson du reste du visage, et demeura immobile et regardant Noirtier, par qui tout mouvement du docteur était attendu et commenté.

«Monsieur, dit alors d’Avrigny à Villefort, appelez la femme de chambre de Mlle Valentine, s’il vous plaît.»

Villefort quitta la tête de sa fille qu’il soutenait et courut lui-même appeler la femme de chambre.

Aussitôt que Villefort eut refermé la porte, d’Avrigny s’approcha de Noirtier.

«Vous avez quelque chose à me dire?» demanda-t-il.

Le vieillard cligna expressivement des yeux; c’était, on se le rappelle, le seul signe affirmatif qui fût à sa disposition.

«À moi seul?

– Oui, fit Noirtier.

– Bien, je demeurerai avec vous.»

En ce moment Villefort rentra, suivi de la femme de chambre; derrière la femme de chambre marchait Mme de Villefort.

«Mais qu’a donc fait cette chère enfant? s’écria-t-elle, elle sort de chez moi et elle s’est bien plainte d’être indisposée, mais je n’avais pas cru que c’était sérieux.»

Et la jeune femme, les larmes aux yeux, et avec toutes les marques d’affection d’une véritable mère s’approcha de Valentine, dont elle prit la main.

D’Avrigny continua de regarder Noirtier, il vit les yeux du vieillard se dilater et s’arrondir, ses joues blêmir et trembler; la sueur perla sur son front.

«Ah!» fit-il involontairement, en suivant la direction du regard de Noirtier, c’est-à-dire en fixant ses yeux sur Mme de Villefort, qui répétait:

«Cette pauvre enfant sera mieux dans son lit. Venez, Fanny, nous la coucherons.»

M. d’Avrigny, qui voyait dans cette proposition un moyen de rester seul avec Noirtier, fit signe de la tête que c’était effectivement ce qu’il y avait de mieux à faire, mais il défendit qu’elle prit rien au monde que ce qu’il ordonnerait.

On emporta Valentine, qui était revenue à la connaissance, mais qui était incapable d’agir et presque de parler tant ses membres étaient brisés par la secousse qu’elle venait d’éprouver. Cependant elle eut la force de saluer d’un coup d’œil son grand-père, dont il semblait qu’on arrachât l’âme en l’emportant.

 

D’Avrigny suivit la malade, termina ses prescriptions, ordonna à Villefort de prendre un cabriolet, d’aller en personne chez le pharmacien faire préparer devant lui les potions ordonnées, de les rapporter lui-même et de l’attendre dans la chambre de sa fille.

Puis, après avoir renouvelé l’injonction de ne rien laisser prendre à Valentine, il redescendit chez Noirtier, ferma soigneusement les portes, et après s’être assuré que personne n’écoutait:

«Voyons, dit-il, vous savez quelque chose sur cette maladie de votre petite-fille?

– Oui, fit le vieillard.

– Écoutez, nous n’avons pas de temps à perdre, je vais vous interroger et vous me répondrez.»

Noirtier fit signe qu’il était prêt à répondre.

«Avez-vous prévu l’accident qui est arrivé aujourd’hui à Valentine?

– Oui.»

D’Avrigny réfléchit un instant puis se rapprochant de Noirtier:

«Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, ajouta-t-il, mais nul indice ne doit être négligé dans la situation terrible où nous sommes. Vous avez vu mourir le pauvre Barrois?»

Noirtier leva les yeux au ciel.

«Savez-vous de quoi il est mort? demanda d’Avrigny en posant sa main sur l’épaule de Noirtier.

– Oui, répondit le vieillard.

– Pensez-vous que sa mort ait été naturelle?»

Quelque chose comme un sourire s’esquissa sur les lèvres inertes de Noirtier.

«Alors l’idée que Barrois avait été empoisonné vous est venue?

– Oui.

– Croyez-vous que ce poison dont il a été victime lui ait été destiné?

– Non.

– Maintenant pensez-vous que ce soit la même main qui a frappé Barrois, en voulant frapper un autre, qui frappe aujourd’hui Valentine?

– Oui.

– Elle va donc succomber aussi?» demanda d’Avrigny en fixant son regard profond sur Noirtier.

Et il attendit l’effet de cette phrase sur le vieillard.

«Non, répondit-il avec un air de triomphe qui eût pu dérouter toutes les conjectures du plus habile devin.

– Alors vous espérez? dit d’Avrigny avec surprise.

– Oui.

– Qu’espérez-vous?

Le vieillard fit comprendre des yeux qu’il ne pouvait répondre.

«Ah! oui, c’est vrai», murmura d’Avrigny.

Puis revenant à Noirtier:

«Vous espérez, dit-il, que l’assassin se lassera?

– Non.

– Alors, vous espérez que le poison sera sans effet sur Valentine?

– Oui.

– Car je ne vous apprends rien, n’est-ce pas, ajouta d’Avrigny, en vous disant qu’on vient d’essayer de l’empoisonner?»

Le vieillard fit signe des yeux qu’il ne conservait aucun doute à ce sujet.

«Alors, comment espérez-vous que Valentine échappera?»

Noirtier tint avec obstination ses yeux fixés du même côté, d’Avrigny suivit la direction de ses yeux et vit qu’ils étaient attachés sur une bouteille contenant la potion qu’on lui apportait tous les matins.

«Ah! ah! dit d’Avrigny, frappé d’une idée subite, auriez-vous eu l’idée…»

Noirtier ne le laissa point achever.

«Oui, fit-il.

– De la prémunir contre le poison…

– Oui.

– En l’habituant peu à peu…

– Oui, oui, oui, fit Noirtier, enchanté d’être compris.

– En effet, vous m’avez entendu dire qu’il entrait de la brucine dans les potions que je vous donne?

– Oui.

– Et en l’accoutumant à ce poison, vous avez voulu neutraliser les effets d’un poison?»

Même joie triomphante de Noirtier.

«Et vous y êtes parvenu en effet! s’écria d’Avrigny. Sans cette précaution, Valentine était tuée aujourd’hui, tuée sans secours possible, tuée sans miséricorde, la secousse a été violente, mais elle n’a été qu’ébranlée, et cette fois du moins Valentine ne mourra pas.»

Une joie surhumaine épanouissait les yeux du vieillard, levés au ciel avec une expression de reconnaissance infinie.

En ce moment Villefort rentra.

«Tenez, docteur, dit-il, voici ce que vous avez demandé.

– Cette potion a été préparée devant vous?

– Oui, répondit le procureur du roi.

– Elle n’est pas sortie de vos mains?

– Non.»

D’Avrigny prit la bouteille, versa quelques gouttes du breuvage qu’elle contenait dans le creux de sa main et les avala.

«Bien, dit-il, montons chez Valentine, j’y donnerai mes instructions à tout le monde, et vous veillerez vous-même, monsieur de Villefort, à ce que personne ne s’en écarte.»

Au moment où d’Avrigny rentrait dans la chambre de Valentine, accompagnée de Villefort, un prêtre italien, à la démarche sévère, aux paroles calmes et décidées, louait pour son usage la maison attenante à l’hôtel habité par M. de Villefort.

On ne put savoir en vertu de quelle transaction les trois locataires de cette maison déménagèrent deux heures après: mais le bruit qui courut généralement dans le quartier fut que la maison n’était pas solidement assise sur ses fondations et menaçait ruine ce qui n’empêchait point le nouveau locataire de s’y établir avec son modeste mobilier le jour même, vers les cinq heures.

Ce bail fut fait pour trois, six ou neuf ans par le nouveau locataire, qui, selon l’habitude établie par les propriétaires, paya six mois d’avance; ce nouveau locataire, qui, ainsi que nous l’avons dit, était italien, s’appelait-il signor Giacomo Busoni.

Des ouvriers furent immédiatement appelés, et la nuit même les rares passants attardés au haut du faubourg voyaient avec surprise les charpentiers et les maçons occupés à reprendre en sous-œuvre la maison chancelante.

LXCV. Le père et la fille

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, Mme Danglars venir annoncer officiellement à Mme de Villefort le prochain mariage de Mlle Eugénie Danglars avec M. Andrea Cavalcanti.

Cette annonce officielle, qui indiquait ou semblait indiquer une résolution prise par tous les intéressés à cette grande affaire, avait cependant été précédée d’une scène dont nous devons compte à nos lecteurs.

Nous les prions donc de faire un pas en arrière et de se transporter, le matin même de cette journée aux grandes catastrophes, dans ce beau salon si bien doré que nous leur avons fait connaître, et qui faisait l’orgueil de son propriétaire, M. le baron Danglars.

Dans ce salon, en effet, vers les dix heures du matin, se promenait depuis quelques minutes, tout pensif et visiblement inquiet, le baron lui-même, regardant à chaque porte et s’arrêtant à chaque bruit.

Lorsque sa somme de patience fut épuisée, il appela le valet de chambre.

«Étienne, lui dit-il, voyez donc pourquoi Mlle Eugénie m’a prié de l’attendre au salon, et informez-vous pourquoi elle m’y fait attendre si longtemps.»

Cette bouffée de mauvaise humeur exhalée, le baron reprit un peu de calme.

En effet, Mlle Danglars, après son réveil, avait fait demander une audience à son père, et avait désigné le salon doré comme le lieu de cette audience. La singularité de cette démarche, son caractère officiel surtout, n’avaient pas médiocrement surpris le banquier, qui avait immédiatement obtempéré au désir de sa fille en se rendant le premier au salon.

Étienne revint bientôt de son ambassade.

«La femme de chambre de mademoiselle, dit-il, m’a annoncé que mademoiselle achevait sa toilette et ne tarderait pas à venir.»

Danglars fit un signe de tête indiquant qu’il était satisfait. Danglars, vis-à-vis du monde et même vis-à-vis de ses gens, affectait le bonhomme et le père faible: c’était une face du rôle qu’il s’était imposé dans la comédie populaire qu’il jouait; c’était une physionomie qu’il avait adoptée et qui lui semblait convenir comme il convenait aux profils droits des masques des pères du théâtre antique d’avoir la lèvre retroussée et riante, tandis que le côté gauche avait la lèvre abaissée et pleurnicheuse.

Hâtons-nous de dire que, dans l’intimité, la lèvre retroussée et riante descendait au niveau de la lèvre abaissée et pleurnicheuse; de sorte que, pour la plupart du temps, le bonhomme disparaissait pour faire place au mari brutal et au père absolu.

«Pourquoi diable cette folle qui veut me parler à ce qu’elle prétend, murmurait Danglars, ne vient-elle pas simplement dans mon cabinet; et pourquoi veut-elle me parler?»

Il roulait pour la vingtième fois cette pensée inquiétante dans son cerveau, lorsque la porte s’ouvrit et qu’Eugénie parut, vêtue d’une robe de satin noir brochée de fleurs mates de la même couleur, coiffée en cheveux, et gantée comme s’il se fût agi d’aller s’asseoir dans son fauteuil du Théâtre-Italien.

«Eh bien, Eugénie, qu’y a-t-il donc? s’écria le père et pourquoi le salon solennel, tandis qu’on est si bien dans mon cabinet particulier?

– Vous avez parfaitement raison, monsieur, répondit Eugénie en faisant signe à son père qu’il pouvait s’asseoir, et vous venez de poser là deux questions qui résument d’avance toute la conversation que nous allons avoir. Je vais donc répondre à toutes deux, et contre les lois de l’habitude, à la seconde d’abord comme étant la moins complexe. J’ai choisi le salon monsieur, pour lieu de rendez-vous, afin d’éviter les impressions désagréables et les influences du cabinet d’un banquier. Ces livres de caisse, si bien dorés qu’ils soient, ces tiroirs fermés comme des portes de forteresses, ces masses de billets de banque qui viennent on ne sait d’où, et ces quantités de lettres qui viennent d’Angleterre, de Hollande, d’Espagne, des Indes, de la Chine et du Pérou, agissent en général étrangement sur l’esprit d’un père et lui font oublier qu’il est dans le monde un intérêt plus grand et plus sacré que celui de la position sociale et de l’opinion de ses commettants. J’ai donc choisi ce salon où vous voyez, souriants et heureux, dans leurs cadres magnifiques, votre portrait, le mien, celui de ma mère et toutes sortes de paysages pastoraux et de bergeries attendrissantes. Je me fie beaucoup à la puissance des impressions extérieures. Peut-être, vis-à-vis de vous surtout, est-ce une erreur; mais, que voulez-vous? je ne serais pas artiste s’il ne me restait pas quelques illusions.

– Très bien, répondit M. Danglars, qui avait écouté la tirade avec un imperturbable sang-froid, mais sans en comprendre une parole, absorbé qu’il était, comme tout homme plein d’arrière-pensées, à chercher le fil de sa propre idée dans les idées de l’interlocuteur.

– Voilà donc le second point éclairci ou à peu près, dit Eugénie sans le moindre trouble et avec cet aplomb tout masculin qui caractérisait son geste et sa parole et vous me paraissez satisfait de l’explication. Maintenant revenons au premier. Vous me demandiez pourquoi j’avais sollicité cette audience; je vais vous le dire en deux mots; monsieur, le voici: Je ne veux pas épouser M. le comte Andrea Cavalcanti.»

Danglars fit un bond sur son fauteuil, et, de la secousse, leva à la fois les yeux et les bras au ciel.

«Mon Dieu, oui, monsieur, continua Eugénie toujours aussi calme. Vous êtes étonné, je le vois bien, car depuis que toute cette petite affaire est en train, je n’ai point manifesté la plus petite opposition, certaine que je suis toujours, le moment venu, d’opposer franchement aux gens qui ne m’ont point consultée et aux choses qui me déplaisent une volonté franche et absolue. Cependant cette fois cette tranquillité, cette passivité, comme disent les philosophes, venait d’une autre source, elle venait de ce que, fille soumise et dévouée… (un léger sourire se dessina sur les lèvres empourprées de la jeune fille), je m’essayais à l’obéissance.

– Eh bien? demanda Danglars.

– Eh bien, monsieur, reprit Eugénie, j’ai essayé jusqu’au bout de mes forces, et maintenant que le moment est arrivé, malgré tous les efforts que j’ai tentés sur moi-même, je me sens incapable d’obéir.

– Mais enfin, dit Danglars, qui, esprit secondaire, semblait d’abord tout abasourdi du poids de cette impitoyable logique, dont le flegme accusait tant de préméditation et de force de volonté, la raison de ce refus, Eugénie, la raison?

– La raison, répliqua la jeune fille, oh! mon Dieu, ce n’est point que l’homme soit plus laid, soit plus sot ou soit plus désagréable qu’un autre, non; M. Andrea Cavalcanti peut même passer, près de ceux qui regardent les hommes au visage et à la taille, pour être d’un assez beau modèle; ce n’est pas non plus parce que mon cœur est moins touché de celui-là que de tout autre: ceci serait une raison de pensionnaire que je regarde comme tout à fait au-dessous de moi, je n’aime absolument personne, monsieur, vous le savez bien, n’est-ce pas? Je ne vois donc pas pourquoi, sans nécessité absolue, j’irais embarrasser ma vie d’un éternel compagnon. Est-ce que le sage n’a point dit quelque part: «Rien de trop»; et ailleurs: «Portez tout avec vous-même»? On m’a même appris ces deux aphorismes en latin et en grec: l’un est, je crois, de Phèdre, et l’autre de Bias. Eh bien, mon cher père, dans le naufrage de la vie, car la vie est un naufrage éternel de nos espérances, je jette à la mer mon bagage inutile, voilà tout, et je reste avec ma volonté, disposée à vivre parfaitement seule et par conséquent parfaitement libre.

 

– Malheureuse! malheureuse! murmura Danglars palissant, car il connaissait par une longue expérience la solidité de l’obstacle qu’il rencontrait si soudainement.

– Malheureuse, reprit Eugénie, malheureuse, dites-vous, monsieur? Mais non pas, en vérité, et l’exclamation me paraît tout à fait théâtrale et affectée. Heureuse, au contraire, car je vous le demande, que me manque-t-il? Le monde me trouve belle, c’est quelque chose pour être accueilli favorablement j’aime les bons accueils, moi: ils épanouissent les visages, et ceux qui m’entourent me paraissent encore moins laids. Je suis douée de quelque esprit et d’une certaine sensibilité relative qui me permet de tirer de l’existence générale, pour la faire entrer dans la mienne, ce que j’y trouve de bon, comme fait le singe lorsqu’il casse la noix verte pour en tirer ce qu’elle contient. Je suis riche, car vous avez une des belles fortunes de France, car je suis votre fille unique, et vous n’êtes point tenace au degré où le sont les pères de la Porte-Saint-Martin et de la Gaîté, qui déshéritent leurs filles parce qu’elles ne veulent pas leur donner de petits-enfants. D’ailleurs, la loi prévoyante vous a ôté le droit de me déshériter, du moins tout à fait, comme elle vous a ôté le pouvoir de me contraindre à épouser monsieur tel ou tel. Ainsi, belle, spirituelle, ornée de quelque talent comme on dit dans les opéras comiques, et riche! mais c’est le bonheur cela, monsieur! Pourquoi donc m’appelez-vous malheureuse?

Danglars, voyant sa fille souriante et fière jusqu’à l’insolence, ne put réprimer un mouvement de brutalité qui se trahit par un éclat de voix, mais ce fut le seul. Sous le regard interrogateur de sa fille, en face de ce beau sourcil noir, froncé par l’interrogation, il se retourna avec prudence et se calma aussitôt, dompté par la main de fer de la circonspection.

«En effet, ma fille, répondit-il avec un sourire, vous êtes tout ce que vous vous vantez d’être, hormis une seule chose, ma fille; je ne veux pas trop brusquement vous dire laquelle: j’aime mieux vous la laisser deviner.»

Eugénie regarda Danglars, fort surprise qu’on lui contestât l’un des fleurons de la couronne d’orgueil qu’elle venait de poser si superbement sur sa tête.

«Ma fille, continua le banquier, vous m’avez parfaitement expliqué quels étaient les sentiments qui présidaient aux résolutions d’une fille comme vous quand elle a décidé qu’elle ne se mariera point. Maintenant c’est à moi de vous dire quels sont les motifs d’un père comme moi quand il a décidé que sa fille se mariera.»

Eugénie s’inclina, non pas en fille soumise qui écoute, mais en adversaire prêt à discuter, qui attend.

«Ma fille, continua Danglars, quand un père demande à sa fille de prendre un époux, il a toujours une raison quelconque pour désirer son mariage. Les uns sont atteints de la manie que vous disiez tout à l’heure, c’est-à-dire de se voir revivre dans leurs petits-fils. Je n’ai pas cette faiblesse, je commence par vous le dire, les joies de la famille me sont à peu près indifférentes, à moi. Je puis avouer cela à une fille que je sais assez philosophe pour comprendre cette indifférence et pour ne pas m’en faire un crime.

– À la bonne heure, dit Eugénie; parlons franc, monsieur, j’aime cela.

– Oh! dit Danglars, vous voyez que sans partager, en thèse générale, votre sympathie pour la franchise, je m’y soumets, quand je crois que la circonstance m’y invite. Je continuerai donc. Je vous ai proposé un mari, non pas pour vous, car en vérité je ne pensais pas le moins du monde à vous en ce moment. Vous aimez la franchise, en voilà, j’espère; mais parce que j’avais besoin que vous prissiez cet époux le plus tôt possible, pour certaines combinaisons commerciales que je suis en train d’établir en ce moment.

Eugénie fit un mouvement.

«C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, ma fille et il ne faut pas m’en vouloir, car c’est vous qui m’y forcez; c’est malgré moi, vous le comprenez bien, que j’entre dans ces explications arithmétiques, avec une artiste comme vous, qui craint d’entrer dans le cabinet d’un banquier pour y percevoir des impressions ou des sensations désagréables et antipoétiques.

«Mais dans ce cabinet de banquier, dans lequel cependant vous avez bien voulu entrer avant-hier pour me demander les mille francs que je vous accorde chaque mois pour vos fantaisies, sachez, ma chère demoiselle, qu’on apprend beaucoup de choses à l’usage même des jeunes personnes qui ne veulent pas se marier. On y apprend, par exemple, et par égard pour votre susceptibilité nerveuse je vous l’apprendrai dans ce salon, on y apprend que le crédit d’un banquier est sa vie physique et morale, que le crédit soutient l’homme comme le souffle anime le corps, et M. de Monte-Cristo m’a fait un jour là-dessus un discours que je n’ai jamais oublié. On y apprend qu’à mesure que le crédit se retire, le corps devient cadavre et que cela doit arriver dans fort peu de temps au banquier qui s’honore d’être le père d’une fille si bonne logicienne.»

Mais Eugénie, au lieu de se courber, se redressa sous le coup.

«Ruiné! dit-elle.

– Vous avez trouvé l’expression juste, ma fille, la bonne expression, dit Danglars en fouillant sa poitrine avec ses ongles, tout en conservant sur sa rude figure le sourire de l’homme sans cœur, mais non sans esprit, ruiné! c’est cela.

– Ah! fit Eugénie.

– Oui, ruiné! Eh bien, le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur, comme dit le poète tragique.

«Maintenant, ma fille, apprenez de ma bouche comment ce malheur peut, par vous, devenir moindre; je ne dirai pas pour moi, mais pour vous.

– Oh! s’écria Eugénie, vous êtes mauvais physionomiste, monsieur, si vous vous figurez que c’est pour moi que je déplore la catastrophe que vous m’exposez.

«Moi ruinée! et que m’importe? Ne me reste-t-il pas mon talent? Ne puis-je pas, comme la Pasta, comme la Malibran, comme la Grisi, me faire ce que vous ne m’eussiez jamais donné, quelle que fût votre fortune, cent ou cent cinquante mille livres de rente que je ne devrai qu’à moi seule, et qui, au lieu de m’arriver comme m’arrivaient ces pauvres douze mille francs que vous me donniez avec des regards rechignés et des paroles de reproche sur ma prodigalité, me viendront accompagnés d’acclamations, de bravos et de fleurs? Et quand je n’aurais pas ce talent dont votre sourire me prouve que vous doutez, ne me resterait-il pas encore ce furieux amour de l’indépendance, qui me tiendra toujours lieu de tous les trésors, et qui domine en moi jusqu’à l’instinct de la conservation?

«Non, ce n’est pas pour moi que je m’attriste, je saurai toujours bien me tirer d’affaire, moi; mes livres, mes crayons, mon piano, toutes choses qui ne coûtent pas cher et que je pourrai toujours me procurer, me resteront toujours. Vous pensez peut-être que je m’afflige pour Mme Danglars, détrompez-vous encore: ou je me trompe grossièrement, ou ma mère a pris toutes ses précautions contre la catastrophe qui vous menace et qui passera sans l’atteindre; elle s’est mise à l’abri, je l’espère, et ce n’est pas en veillant sur moi qu’elle a pu se distraire de ses préoccupations de fortune, car, Dieu merci, elle m’a laissé toute mon indépendance sous le prétexte que j’aimais ma liberté.

«Oh! non, monsieur, depuis mon enfance, j’ai vu se passer trop de choses autour de moi; je les ai toutes trop bien comprises, pour que le malheur fasse sur moi plus d’impression qu’il ne mérite de le faire; depuis que je me connais, je n’ai été aimée de personne; tant pis! cela m’a conduite tout naturellement à n’aimer personne; tant mieux! Maintenant vous avez ma profession de foi.

– Alors, dit Danglars, pâle d’un courroux qui ne prenait point sa source dans l’amour paternel offensé; alors, mademoiselle, vous persistez à vouloir consommer ma ruine?