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Le comte de Monte Cristo

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Pendant ce temps, Mme Morrel avait tout dit à son fils.

Le jeune homme savait bien qu’à la suite des malheurs successifs qui étaient arrivés à son père, de grandes réformes avaient été faites dans les dépenses de la maison; mais il ignorait que les choses en fussent arrivées à ce point.

Il demeura anéanti. Puis tout à coup, il s’élança hors de l’appartement, monta rapidement l’escalier, car il croyait son père à son cabinet, mais il frappa vainement. Comme il était à la porte de ce cabinet, il entendit celle de l’appartement s’ouvrir, il se retourna et vit son père. Au lieu de remonter droit à son cabinet, M. Morrel était rentré dans sa chambre et en sortait seulement maintenant.

M. Morrel poussa un cri de surprise en apercevant Maximilien; il ignorait l’arrivée du jeune homme. Il demeura immobile à la même place, serrant avec son bras gauche un objet qu’il tenait caché sous sa redingote.

Maximilien descendit vivement l’escalier et se jeta au cou de son père; mais tout à coup il se recula, laissant sa main droite seulement appuyée sur la poitrine de son père.

«Mon père, dit-il en devenant pâle comme la mort, pourquoi avez-vous donc une paire de pistolets sous votre redingote?

– Oh! voilà ce que je craignais! dit Morrel.

– Mon père! mon père! au nom du Ciel! s’écria le jeune homme, pourquoi ces armes?

– Maximilien, répondit Morrel en regardant fixement son fils, tu es un homme, et un homme d’honneur; viens, je vais te le dire.»

Et Morrel monta d’un pas assuré à son cabinet tandis que Maximilien le suivait en chancelant.

Morrel ouvrit la porte et la referma derrière son fils; puis il traversa l’antichambre, s’approcha du bureau déposa ses pistolets sur le coin de la table, et montra du bout du doigt à son fils un registre ouvert.

Sur ce registre était consigné l’état exact de la situation.

Morrel avait à payer dans une demi-heure deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs.

Il possédait en tout quinze mille deux cent cinquante-sept francs.

«Lis», dit Morrel.

Le jeune homme lut et resta un moment comme écrasé.

Morrel ne disait pas une parole: qu’aurait-il pu dire qui ajoutât à l’inexorable arrêt des chiffres?

«Et vous avez tout fait, mon père, dit au bout d’un instant le jeune homme, pour aller au-devant de ce malheur?

– Oui, répondit Morrel.

– Vous ne comptez sur aucune rentrée?

– Sur aucune.

– Vous avez épuisé toutes vos ressources?

– Toutes.

– Et dans une demi-heure, dit Maximilien d’une voix sombre, notre nom est déshonoré. Le sang lave le déshonneur, dit Morrel.

– Vous avez raison, mon père, et je vous comprends.»

Puis, étendant la main vers les pistolets:

«Il y en a un pour vous et un pour moi, dit-il; merci!»

Morrel lui arrêta la main.

«Et ta mère… et ta sœur…, qui les nourrira?»

Un frisson courut par tout le corps du jeune homme.

«Mon père, dit-il, songez-vous que vous me dites de vivre?

– Oui, je te le dis, reprit Morrel, car c’est ton devoir; tu as l’esprit calme, fort, Maximilien… Maximilien, tu n’es pas un homme ordinaire; je ne te commande rien, je ne t’ordonne rien, seulement je te dis: Examine ta situation comme si tu y étais étranger, et juge-la toi-même.»

Le jeune homme réfléchit un instant, puis une expression de résignation sublime passa dans ses yeux; seulement il ôta, d’un mouvement lent et triste, son épaulette et sa contre-épaulette, insignes de son grade.

«C’est bien, dit-il en tendant la main à Morrel, mourez en paix, mon père! je vivrai.»

Morrel fit un mouvement pour se jeter aux genoux de son fils. Maximilien l’attira à lui, et ces deux nobles cœurs battirent un instant l’un contre l’autre.

«Tu sais qu’il n’y a pas de ma faute?» dit Morrel.

Maximilien sourit.

«Je sais, mon père, que vous êtes le plus honnête homme que j’aie jamais connu.

– C’est bien, tout est dit: maintenant retourne près de ta mère et de ta sœur.

– Mon père, dit le jeune homme en fléchissant le genou, bénissez-moi!»

Morrel saisit la tête de son fils entre ses deux mains, l’approcha de lui, et, y imprimant plusieurs fois ses lèvres:

«Oh! oui, oui, dit-il, je te bénis en mon nom et au nom de trois générations d’hommes irréprochables; écoute donc ce qu’ils disent par ma voix: l’édifice que le malheur a détruit, la Providence peut le rebâtir. En me voyant mort d’une pareille mort, les plus inexorables auront pitié de toi; à toi peut-être on donnera le temps qu’on m’aurait refusé; alors tâche que le mot infâme ne soit pas prononcé; mets-toi à l’œuvre, travaille, jeune homme, lutte ardemment et courageusement: vis, toi, ta mère et ta sœur, du strict nécessaire afin que, jour par jour le bien de ceux à qui je dois s’augmente et fructifie entre tes mains. Songe que ce sera un beau jour, un grand jour, un jour solennel que celui de la réhabilitation, le jour où, dans ce même bureau, tu diras: Mon père est mort parce qu’il ne pouvait pas faire ce que je fais aujourd’hui; mais il est mort tranquille et calme, parce qu’il savait en mourant que je le ferais.

– Oh! mon père, mon père, s’écria le jeune homme, si cependant vous pouviez vivre!

– Si je vis, tout change; si je vis, l’intérêt se change en doute, la pitié en acharnement; si je vis, je ne suis plus qu’un homme qui a manqué à sa parole, qui a failli à ses engagements, je ne suis plus qu’un banqueroutier enfin. Si je meurs, au contraire, songes-y, Maximilien, mon cadavre n’est plus que celui d’un honnête homme malheureux. Vivant, mes meilleurs amis évitent ma maison; mort, Marseille tout entier me suit en pleurant jusqu’à ma dernière demeure; vivant, tu as honte de mon nom; mort, tu lèves la tête et tu dis:

– Je suis le fils de celui qui s’est tué, parce que, pour la première fois, il a été forcé de manquer à sa parole.»

Le jeune homme poussa un gémissement, mais il parut résigné. C’était la seconde fois que la conviction rentrait non pas dans son cœur, mais dans son esprit.

«Et maintenant, dit Morrel, laisse-moi seul et tâche d’éloigner les femmes.

– Ne voulez-vous pas revoir ma sœur?» demanda Maximilien.

Un dernier et sourd espoir était caché pour le jeune homme dans cette entrevue, voilà pourquoi il la proposait. M. Morrel secoua la tête.

«Je l’ai vue ce matin, dit-il, et je lui ai dit adieu.

– N’avez-vous pas quelque recommandation particulière à me faire, mon père? demanda Maximilien d’une voix altérée.

– Si fait, mon fils, une recommandation sacrée.

– Dites, mon père.

– La maison Thomson et French est la seule qui, par humanité, par égoïsme peut-être, mais ce n’est pas à moi à lire dans le cœur des hommes, a eu pitié de moi. Son mandataire, celui qui, dans dix minutes, se présentera pour toucher le montant d’une traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs, je ne dirai pas m’a accordé, mais m’a offert trois mois. Que cette maison soit remboursée la première, mon fils, que cet homme te soit sacré.

– Oui, mon père, dit Maximilien.

– Et maintenant encore une fois adieu, dit Morrel, va, va, j’ai besoin d’être seul; tu trouveras mon testament dans le secrétaire de ma chambre à coucher.»

Le jeune homme resta debout, inerte, n’ayant qu’une force de volonté, mais pas d’exécution.

«Écoute, Maximilien, dit son père, suppose que je sois soldat comme toi, que j’aie reçu l’ordre d’emporter une redoute, et que tu saches que je doive être tué en l’emportant, ne me dirais-tu pas ce que tu me disais tout à l’heure: «Allez, mon père, car vous vous déshonorez en restant, et mieux vaut la mort que la «honte!»

– Oui, oui, dit le jeune homme, oui.»

Et, serrant convulsivement Morrel dans ses bras:

«Allez, mon père», dit-il.

Et il s’élança hors du cabinet.

Quand son fils fut sorti, Morrel resta un instant debout et les yeux fixés sur la porte; puis il allongea la main, trouva le cordon d’une sonnette et sonna.

Au bout d’un instant, Coclès parut.

Ce n’était plus le même homme; ces trois jours de conviction l’avaient brisé. Cette pensée: la maison Morrel va cesser ses paiements, le courbait vers la terre plus que ne l’eussent fait vingt autres années sur sa tête.

«Mon bon Coclès, dit Morrel avec un accent dont il serait impossible de rendre l’expression, tu vas rester dans l’antichambre. Quand ce monsieur qui est déjà venu il y a trois mois, tu le sais, le mandataire de la maison Thomson et French, va venir, tu l’annonceras.»

Coclès ne répondit point; il fit un signe de tête, alla s’asseoir dans l’antichambre et attendit.

Morrel retomba sur sa chaise; ses yeux se portèrent vers la pendule: il lui restait sept minutes, voilà tout; l’aiguille marchait avec une rapidité incroyable; il lui semblait qu’il la voyait aller.

Ce qui se passa alors, et dans ce moment suprême dans l’esprit de cet homme qui, jeune encore, à la suite d’un raisonnement faux peut-être, mais spécieux du moins, allait se séparer de tout ce qu’il aimait au monde et quitter la vie, qui avait pour lui toutes les douceurs de la famille, est impossible à exprimer: il eût fallu voir, pour en prendre une idée, son front couvert de sueur, et cependant résigné, ses yeux mouillés de larmes, et cependant levés au ciel.

L’aiguille marchait toujours, les pistolets étaient tout chargés; il allongea la main, en prit un, et murmura le nom de sa fille.

Puis il posa l’arme mortelle, prit la plume et écrivit quelques mots.

Il lui semblait alors qu’il n’avait pas assez dit adieu à son enfant chérie.

Puis il se retourna vers la pendule; il ne comptait plus par minute mais par seconde.

Il reprit l’arme, la bouche entrouverte et les yeux fixés sur l’aiguille; puis il tressaillit au bruit qu’il faisait lui-même en armant le chien.

 

En ce moment, une sueur plus froide lui passa sur le front, une angoisse plus mortelle lui serra le cœur.

Il entendit la porte de l’escalier crier sur ses gonds.

Puis s’ouvrit celle de son cabinet.

La pendule allait sonner onze heures.

Morrel ne se retourna point, il attendait ces mots de Coclès: «Le mandataire de la maison Thomson et French»

Et il approchait l’arme de sa bouche…

Tout à coup, il entendit un cri: c’était la voix de sa fille.

Il se retourna et aperçut Julie; le pistolet lui échappa des mains.

«Mon père! s’écria la jeune fille hors d’haleine et presque mourante de joie, sauvé! vous êtes sauvé!»

Et elle se jeta dans ses bras en élevant à la main une bourse en filet de soie rouge.

«Sauvé! mon enfant! dit Morrel; que veux-tu dire?

– Oui, sauvé! voyez, voyez!» dit la jeune fille.

Morrel prit la bourse et tressaillit, car un vague souvenir lui rappela cet objet pour lui avoir appartenu. D’un côté était la traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs.

La traite était acquittée.

De l’autre, était un diamant de la grosseur d’une noisette, avec ces trois mots écrits sur un petit morceau de parchemin: «Dot de Julie.» Morrel passa sa main sur son front. Il croyait rêver. En ce moment, la pendule sonna onze heures.

Le timbre vibra pour lui comme si chaque coup de marteau d’acier vibrait sur son propre cœur.

«Voyons, mon enfant, dit-il, explique-toi. Où as-tu trouvé cette bourse?

– Dans une maison des Allées de Meilhan, au no 15, sur le coin de la cheminée d’une pauvre petite chambre au cinquième étage.

– Mais, s’écria Morrel, cette bourse n’est pas à toi.»

Julie tendit à son père la lettre qu’elle avait reçue le matin.

«Et tu as été seule dans cette maison? dit Morrel après avoir lu.

– Emmanuel m’accompagnait, mon père. Il devait m’attendre au coin de la rue du Musée; mais chose étrange, à mon retour, il n’y était plus.

– Monsieur Morrel! s’écria une voix dans l’escalier, Monsieur Morrel!

– C’est sa voix», dit Julie.

En même temps, Emmanuel entra, le visage bouleversé de joie et d’émotion.

«Le Pharaon! s’écria-t-il; le Pharaon!

– Eh bien, quoi? le Pharaon! êtes-vous fou, Emmanuel? Vous savez bien qu’il est perdu.

– Le Pharaon! monsieur, on signale le Pharaon; le Pharaon entre dans le port.»

Morrel retomba sur sa chaise, les forces lui manquaient, son intelligence se refusait à classer cette suite d’événements incroyables, inouïs, fabuleux.

Mais son fils entra à son tour.

«Mon père, s’écria Maximilien, que disiez-vous donc que le Pharaon était perdu? La vigie l’a signalé, et il entre dans le port.

– Mes amis, dit Morrel si cela était, il faudrait croire à un miracle de Dieu! Impossible! impossible!»

Mais ce qui était réel et non moins incroyable, c’était cette bourse qu’il tenait dans ses mains, c’était cette lettre de change acquittée, c’était ce magnifique diamant.

«Ah! monsieur, dit Coclès à son tour, qu’est-ce que cela veut dire, le Pharaon?

– Allons, mes enfants, dit Morrel en se soulevant, allons voir, et que Dieu ait pitié de nous, si c’est une fausse nouvelle.»

Ils descendirent; au milieu de l’escalier attendait Mme Morrel: la pauvre femme n’avait pas osé monter.

En un instant ils furent à la Canebière.

Il y avait foule sur le port.

Toute cette foule s’ouvrit devant Morrel.

«Le Pharaon! le Pharaon!» disaient toutes ces voix.

En effet, chose merveilleuse, inouïe, en face de la tour Saint-Jean un bâtiment, portant sur sa poupe ces mots écrits en lettres blanches, le Pharaon (Morrel et fils de Marseille), absolument de la contenance de l’autre Pharaon, et chargé comme l’autre de cochenille et d’indigo, jetait l’ancre et carguait ses voiles; sur le pont, le capitaine Gaumard donnait ses ordres, et maître Penelon faisait des signes à M. Morrel.

Il n’y avait plus à en douter: le témoignage des sens était là, et dix mille personnes venaient en aide à ce témoignage.

Comme Morrel et son fils s’embrassaient sur la jetée, aux applaudissements de toute la ville témoin de ce prodige, un homme, dont le visage était à moitié couvert par une barbe noire, et qui, caché derrière la guérite d’un factionnaire, contemplait cette scène avec attendrissement, murmura ces mots:

«Sois heureux, noble cœur; sois béni pour tout le bien que tu as fait et que tu feras encore; et que ma reconnaissance reste dans l’ombre comme ton bienfait.»

Et, avec un sourire où la joie et le bonheur se révélaient, il quitta l’abri où il était caché, et sans que personne fît attention à lui, tant chacun était préoccupé de l’événement du jour, il descendit un de ces petits escaliers qui servent de débarcadère et héla trois fois:

«Jacopo! Jacopo! Jacopo!»

Alors, une chaloupe vint à lui, le reçut à bord, et le conduisit à un yacht richement gréé, sur le pont duquel il s’élança avec la légèreté d’un marin; de là il regarda encore une fois Morrel qui, pleurant de joie, distribuait de cordiales poignées de main à toute cette foule, et remerciait d’un vague regard ce bienfaiteur inconnu qu’il semblait chercher au ciel.

«Et maintenant, dit l’homme inconnu, adieu bonté, humanité reconnaissance… Adieu à tous les sentiments qui épanouissent le cœur!… Je me suis substitué à la Providence pour récompenser les bons… que le Dieu vengeur me cède sa place pour punir les méchants!»

À ces mots, il fit un signal, et, comme s’il n’eût attendu que ce signal pour partir, le yacht prit aussitôt la mer.

XXXI. Italie. – Simbad le marin

Vers le commencement de l’année 1838, se trouvaient à Florence deux jeunes gens appartenant à la plus élégante société de Paris, l’un, le vicomte Albert de Morcerf, l’autre, le baron Franz d’Épinay. Il avait été convenu entre eux qu’ils iraient passer le carnaval de la même année à Rome, où Franz, qui depuis près de quatre ans habitait l’Italie, servirait de cicerone à Albert.

Or, comme ce n’est pas une petite affaire que d’aller passer le carnaval à Rome, surtout quand on tient à ne pas coucher place du Peuple ou dans le Campo-Vaccino, ils écrivirent à maître Pastrini, propriétaire de l’hôtel de Londres, place d’Espagne, pour le prier de leur retenir un appartement confortable.

Maître Pastrini répondit qu’il n’avait plus à leur disposition que deux chambres et un cabinet situés al secondo piano, et qu’il offrait moyennant la modique rétribution d’un louis par jour. Les deux jeunes gens acceptèrent; puis, voulant mettre à profit le temps qui lui restait, Albert partit pour Naples. Quant à Franz, il resta à Florence.

Quand il eut joui quelque temps de la vie que donne la ville des Médicis, quand il se fut bien promené dans cet Éden qu’on nomme les Casines, quand il eut été reçu chez ces hôtes magnifiques qui font les honneurs de Florence, il lui prit fantaisie, ayant déjà vu la Corse, ce berceau de Bonaparte, d’aller voir l’île d’Elbe, ce grand relais de Napoléon.

Un soir donc il détacha une barchetta de l’anneau de fer qui la scellait au port de Livourne, se coucha au fond dans son manteau, en disant aux mariniers ces seules paroles: «À l’île d’Elbe!»

La barque quitta le port comme l’oiseau de mer quitte son nid, et le lendemain elle débarquait Franz à Porto-Ferrajo.

Franz traversa l’île impériale, après avoir suivi toutes les traces que les pas du géant y a laissées, et alla s’embarquer à Marciana.

Deux heures après avoir quitté la terre, il la reprit pour descendre à la Pianosa, où l’attendaient, assurait-on, des vols infinis de perdrix rouges.

La chasse fut mauvaise. Franz tua à grand-peine quelques perdrix maigres, et, comme tout chasseur qui s’est fatigué pour rien, il remonta dans sa barque d’assez mauvaise humeur.

«Ah! si Votre Excellence voulait, lui dit le patron, elle ferait une belle chasse!

– Et où cela?

– Voyez-vous cette île? continua le patron, en étendant le doigt vers le midi et en montrant une masse conique qui sortait du milieu de la mer teintée du plus bel indigo.

– Eh bien, qu’est-ce que cette île? demanda Franz.

– L’île de Monte-Cristo, répondit le Livournais.

– Mais je n’ai pas de permission pour chasser dans cette île.

– Votre Excellence n’en a pas besoin, l’île est déserte.

– Ah! pardieu, dit le jeune homme, une île déserte au milieu de la Méditerranée, c’est chose curieuse.

– Et chose naturelle, Excellence. Cette île est un banc de rochers, et, dans toute son étendue, il n’y a peut-être pas un arpent de terre labourable.

– Et à qui appartient cette île?

– À la Toscane.

– Quel gibier y trouverai-je?

– Des milliers de chèvres sauvages.

– Qui vivent en léchant les pierres, dit Franz avec un sourire d’incrédulité.

– Non, mais en broutant les bruyères, les myrtes, les lentisques qui poussent dans leurs intervalles.

– Mais où coucherai-je?

– À terre dans les grottes, ou à bord dans votre manteau. D’ailleurs, si Son Excellence veut, nous pourrons partir aussitôt après la chasse; elle sait que nous faisons aussi bien voile la nuit que le jour, et qu’à défaut de la voile nous avons les rames.»

Comme il restait encore assez de temps à Franz pour rejoindre son compagnon, et qu’il n’avait plus à s’inquiéter de son logement à Rome, il accepta cette proposition de se dédommager de sa première chasse.

Sur sa réponse affirmative, les matelots échangèrent entre eux quelques paroles à voix basse.

«Eh bien, demanda-t-il, qu’avons-nous de nouveau? serait-il survenu quelque impossibilité?

– Non, reprit le patron; mais nous devons prévenir Votre Excellence que l’île est en contumace.

– Qu’est-ce que cela veut dire?

– Cela veut dire que, comme Monte-Cristo est inhabitée, et sert parfois de relâche à des contrebandiers et des pirates qui viennent de Corse, de Sardaigne ou d’Afrique, si un signe quelconque dénonce notre séjour dans l’île, nous serons forcés, à notre retour à Livourne, de faire une quarantaine de six jours.

– Diable! voilà qui change la thèse! six jours! Juste autant qu’il en a fallu à Dieu pour créer le monde. C’est un peu long, mes enfants.

– Mais qui dira que Son Excellence a été à Monte-Cristo?

– Oh! ce n’est pas moi, s’écria Franz.

– Ni nous non plus, firent les matelots.

– En ce cas, va pour Monte-Cristo.»

Le patron commanda la manœuvre; on mit le cap sur l’île, et la barque commença de voguer dans sa direction. Franz laissa l’opération s’achever, et quand on eut pris la nouvelle route, quand la voile se fut gonflée par la brise, et que les quatre mariniers eurent repris leurs places, trois à l’avant, un au gouvernail, il renoua la conversation.

«Mon cher Gaetano, dit-il au patron, vous venez de me dire, je crois, que l’île de Monte-Cristo servait de refuge à des pirates, ce qui me paraît un bien autre gibier que des chèvres.

– Oui, Excellence, et c’est la vérité.

– Je savais bien l’existence des contrebandiers, mais je pensais que, depuis la prise d’Alger et la destruction de la Régence, les pirates n’existaient plus que dans les romans de Cooper et du capitaine Marryat.

– Eh bien, Votre Excellence se trompait: il en est des pirates comme des bandits, qui sont censés exterminés par le pape Léon XII, et qui cependant arrêtent tous les jours les voyageurs jusqu’aux portes de Rome. N’avez-vous pas entendu dire qu’il y a six mois à peine le chargé d’affaires de France près le Saint-Siège avait été dévalisé à cinq cents pas de Velletri?

– Si fait.

– Eh bien, si comme nous Votre Excellence habitait Livourne, elle entendrait dire de temps en temps qu’un petit bâtiment chargé de marchandises ou qu’un joli yacht anglais, qu’on attendait à Bastia, à Porto-Ferrajo ou à Civita-Vecchia, n’est point arrivé, qu’on ne sait ce qu’il est devenu, et que sans doute il se sera brisé contre quelque rocher. Eh bien, ce rocher qu’il a rencontré, c’est une barque basse et étroite, montée de six ou huit hommes, qui l’ont surpris ou pillé par une nuit sombre et orageuse au détour de quelque îlot sauvage et inhabité, comme des bandits arrêtent et pillent une chaise de poste au coin d’un bois.

– Mais enfin, reprit Franz toujours étendu dans sa barque, comment ceux à qui pareil accident arrive ne se plaignent-ils pas, comment n’appellent-ils pas sur ces pirates la vengeance du gouvernement français, sarde ou toscan?

– Pourquoi? dit Gaetano avec un sourire.

– Oui, pourquoi?

– Parce que d’abord on transporte du bâtiment ou un yacht sur la barque tout ce qui est bon à prendre; puis on lie les pieds et les mains à l’équipage, on attache au cou de chaque homme un boulet de 24, on fait un trou de la grandeur d’une barrique dans la quille du bâtiment capturé, on remonte sur le pont, on ferme les écoutilles et l’on passe sur la barque. Au bout de dix minutes, le bâtiment commence à se plaindre et à gémir, peu à peu il s’enfonce. D’abord un des côtés plonge, puis l’autre; puis il se relève, puis il plonge encore, s’enfonçant toujours davantage. Tout à coup, un bruit pareil à un coup de canon retentit: c’est l’air qui brise le pont. Alors le bâtiment s’agite comme un noyé qui se débat, s’alourdissant à chaque mouvement. Bientôt l’eau, trop pressée dans les cavités, s’élance des ouvertures, pareille aux colonnes liquides que jetterait par ses évents quelque cachalot gigantesque. Enfin il pousse un dernier râle, fait un dernier tour sur lui-même, et s’engouffre en creusant dans l’abîme un vaste entonnoir qui tournoie un instant, se comble peu à peu et finit par s’effacer tout à fait; si bien qu’au bout de cinq minutes il faut l’œil de Dieu lui-même pour aller chercher au fond de cette mer calme le bâtiment disparu.

 

«Comprenez-vous maintenant, ajouta le patron en souriant, comment le bâtiment ne rentre pas dans le port, et pourquoi l’équipage ne porte pas plainte?»

Si Gaetano eût raconté la chose avant de proposer l’expédition, il est probable que Franz eût regardé à deux fois avant de l’entreprendre; mais ils étaient partis, et il lui sembla qu’il y aurait lâcheté à reculer. C’était un de ces hommes qui ne courent pas à une occasion périlleuse, mais qui, si cette occasion vient au-devant d’eux, restent d’un sang-froid inaltérable pour la combattre: c’était un de ces hommes à la volonté calme, qui ne regardent un danger dans la vie que comme un adversaire dans un duel, qui calculent ses mouvements, qui étudient sa force, qui rompent assez pour reprendre haleine, pas assez pour paraître lâches, qui, comprenant d’un seul regard tous leurs avantages, tuent d’un seul coup.

«Bah! reprit-il, j’ai traversé la Sicile et la Calabre, j’ai navigué deux mois dans l’archipel, et je n’ai jamais vu l’ombre d’un bandit ni d’un forban.

– Aussi n’ai-je pas dit cela à Son Excellence, fit Gaetano, pour la faire renoncer à son projet; elle m’a interrogé et je lui ai répondu, voilà tout.

– Oui, mon cher Gaetano, et votre conversation est des plus intéressantes; aussi comme je veux en jouir le plus longtemps possible, va pour Monte-Cristo.»

Cependant, on approchait rapidement du terme du voyage; il ventait bon frais, et la barque faisait six à sept milles à l’heure. À mesure qu’on approchait, l’île semblait sortir grandissante du sein de la mer; et, à travers l’atmosphère limpide des derniers rayons du jour, on distinguait, comme les boulets dans un arsenal, cet amoncellement de rochers empilés les uns sur les autres, et dans les interstices desquels on voyait rougir des bruyères et verdir les arbres. Quant aux matelots, quoiqu’ils parussent parfaitement tranquilles, il était évident que leur vigilance était éveillée, et que leur regard interrogeait le vaste miroir sur lequel ils glissaient, et dont quelques barques de pêcheurs, avec leurs voiles blanches, peuplaient seules l’horizon, se balançant comme des mouettes au bout des flots.

Ils n’étaient plus guère qu’à une quinzaine de milles de Monte-Cristo lorsque le soleil commença à se coucher derrière la Corse, dont les montagnes apparaissaient à droite, découpant sur le ciel leur sombre dentelure; cette masse de pierres, pareille au géant Adamastor, se dressait menaçante devant la barque à laquelle elle dérobait le soleil dont la partie supérieure se dorait; peu à peu l’ombre monta de la mer et sembla chasser devant elle ce dernier reflet du jour qui allait s’éteindre, enfin le rayon lumineux fut repoussé jusqu’à la cime du cône, où il s’arrêta un instant comme le panache enflammé d’un volcan: enfin l’ombre, toujours ascendante, envahit progressivement le sommet, comme elle avait envahi la base, et l’île n’apparut plus que comme une montagne grise qui allait toujours se rembrunissant. Une demi-heure après, il faisait nuit noire.

Heureusement que les mariniers étaient dans leurs parages habituels et qu’ils connaissaient jusqu’au moindre rocher de l’archipel toscan; car, au milieu de l’obscurité profonde qui enveloppait la barque, Franz n’eût pas été tout à fait sans inquiétude. La Corse avait entièrement disparu, l’île de Monte-Cristo était elle-même devenue invisible, mais les matelots semblaient avoir, comme le lynx, la faculté de voir dans les ténèbres, et le pilote, qui se tenait au gouvernail, ne marquait pas la moindre hésitation.

Une heure à peu près s’était écoulée depuis le coucher du soleil, lorsque Franz crut apercevoir, à un quart de mille à la gauche, une masse sombre, mais il était si impossible de distinguer ce que c’était, que, craignant d’exciter l’hilarité de ses matelots, en prenant quelques nuages flottants pour la terre ferme, il garda le silence. Mais tout à coup une grande lueur apparut sur la rive; la terre pouvait ressembler à un nuage, mais le feu n’était pas un météore.

«Qu’est-ce que cette lumière? demanda-t-il.

– Chut! dit le patron, c’est un feu.

– Mais vous disiez que l’île était inhabitée!

– Je disais qu’elle n’avait pas de population fixe, mais j’ai dit aussi qu’elle est un lieu de relâche pour les contrebandiers.

– Et pour les pirates!

– Et pour les pirates, dit Gaetano répétant les paroles de Franz; c’est pour cela que j’ai donné l’ordre de passer l’île, car, ainsi que vous le voyez, le feu est derrière nous.

– Mais ce feu, continua Franz, me semble plutôt un motif de sécurité que d’inquiétude, des gens qui craindraient d’être vus n’auraient pas allumé ce feu.

– Oh! cela ne veut rien dire, dit Gaetano, si vous pouviez juger, au milieu de l’obscurité, de la position de l’île, vous verriez que, placé comme il l’est, ce feu ne peut être aperçu ni de la côte, ni de la Pianosa, mais seulement de la pleine mer.

– Ainsi vous craignez que ce feu ne nous annonce mauvaise compagnie?

– C’est ce dont il faudra s’assurer, reprit Gaetano, les yeux toujours fixés sur cette étoile terrestre.

– Et comment s’en assurer?

– Vous allez voir.»

À ces mots Gaetano tint conseil avec ses compagnons, et au bout de cinq minutes de discussion, on exécuta en silence une manœuvre, à l’aide de laquelle, en un instant, on eut viré de bord; alors on reprit la route qu’on venait de faire, et quelques secondes après ce changement de direction, le feu disparut, caché par quelque mouvement de terrain.

Alors le pilote imprima par le gouvernail une nouvelle direction au petit bâtiment, qui se rapprocha visiblement de l’île et qui bientôt ne s’en trouva plus éloigné que d’une cinquantaine de pas.

Gaetano abattit la voile, et la barque resta stationnaire.

Tout cela avait été fait dans le plus grand silence, et d’ailleurs, depuis le changement de route, pas une parole n’avait été prononcée à bord.

Gaetano, qui avait proposé l’expédition, en avait pris toute la responsabilité sur lui. Les quatre matelots ne le quittaient pas des yeux, tout en préparant les avirons et en se tenant évidemment prêts à faire force de rames, ce qui, grâce à l’obscurité, n’était pas difficile.

Quant à Franz, il visitait ses armes avec ce sang-froid que nous lui connaissons; il avait deux fusils à deux coups et une carabine, il les chargea, s’assura des batteries, et attendit.

Pendant ce temps, le patron avait jeté bas son caban et sa chemise, assuré son pantalon autour de ses reins, et, comme il était pieds nus, il n’avait eu ni souliers ni bas à défaire. Une fois dans ce costume, ou plutôt hors de son costume, il mit un doigt sur ses lèvres pour faire signe de garder le plus profond silence, et, se laissant couler dans la mer, il nagea vers le rivage avec tant de précaution qu’il était impossible d’entendre le moindre bruit. Seulement, au sillon phosphorescent que dégageaient ses mouvements, on pouvait suivre sa trace.

Bientôt, ce sillon même disparut: il était évident que Gaetano avait touché terre.

Tout le monde sur le petit bâtiment resta immobile pendant une demi-heure, au bout de laquelle on vit reparaître près du rivage et s’approcher de la barque le même sillon lumineux. Au bout d’un instant, et en deux brassées, Gaetano avait atteint la barque.