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Le chevalier d'Harmental

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Chapitre 29

La première sensation qu'éprouva d'Harmental en rentrant chez lui fut un sentiment de bien-être indéfinissable de se retrouver dans cette petite chambre dont chaque meuble lui rappelait un souvenir. Quoique absent depuis six semaines de son appartement, on eût dit qu'il l'avait quitté la veille, tant, grâce aux soins presque maternels de la bonne madame Denis, chaque chose se retrouvait à sa place. D'Harmental resta un instant, sa bougie à la main regardant tout autour de lui avec une expression qui ressemblait presque à de l'extase; c'est que toutes les autres impressions de sa vie s'étaient effacées devant celles qu'il avait ressenties dans ce petit coin du monde. Puis, ce premier moment passé, il courut à sa fenêtre, l'ouvrit et essaya de plonger un indicible regard d'amour à travers les vitres sombres de sa voisine. Sans doute Bathilde dormait de son sommeil d'ange, ignorant que d'Harmental était revenu, qu'il était là, regardant sa fenêtre, tout frissonnant d'amour et d'espérance, comme si, chose impossible, cette fenêtre allait s'ouvrir et lui parler!

D'Harmental demeura ainsi plus d'une demi-heure, respirant à pleine poitrine l'air de la nuit, qui ne lui avait jamais semblé si pur et si frais, et reportant les yeux de cette fenêtre au ciel et du ciel à cette fenêtre. D'Harmental alors seulement comprit combien Bathilde était devenue un besoin de sa vie, et combien l'amour qu'il éprouvait pour elle était profond et puissant.

Enfin d'Harmental comprit qu'il ne pouvait passer la nuit tout entière à sa fenêtre, et, refermant sa croisée, il entra chez lui; mais ce fut pour se remettre à cette recherche de souvenirs qu'avait fait naître en son cœur son retour dans sa petite chambre. Il ouvrit son piano, un peu désaccordé par sa longue absence, et fit rouler ses doigts sur les touches, au risque d'exciter de nouveau la colère du locataire du troisième. Du piano, il passa au carton où était renfermé le portrait inachevé de Bathilde. Le pastel en était un peu effacé, mais c'était bien toujours la belle et chaste jeune fille, et la folle et capricieuse petite tête de Mirza. Tout était comme il l'avait quitté, à cette légère touche de destruction près que laisse toujours le temps sur les objets qu'en passant il effleure du bout de l'aile. Enfin, après s'être arrêté encore une dernière fois devant chaque objet, pressé par ce sommeil toujours si puissant à une certaine époque de la vie, il se coucha et s'endormit en repassant dans sa mémoire l'air de la cantate chantée par mademoiselle Bury, dont il finit par faire, dans ce vague crépuscule de la pensée qui précède un complet assoupissement, une seule et même personne avec Bathilde.

En s'éveillant, d'Harmental bondit hors de son lit et courut à la fenêtre. La journée paraissait assez avancée:

Le soleil était magnifique; et cependant, malgré ces séductions si puissantes, la fenêtre de Bathilde était hermétiquement fermée. D'Harmental regarda à sa montre: il était dix heures.

Le chevalier se mit à sa toilette. Nous avons déjà avoué qu'il n'était point exempt d'une certaine coquetterie un peu féminine; ce n'était point sa faute, mais celle de l'époque, où tout était manière, même la passion. Mais cette fois ce n'était pas sur l'expression de mélancolie de son visage qu'il comptait; c'était sur la franche joie du retour, qui donnait à tous ses traits un caractère de bonheur admirable: il était évident que d'Harmental n'attendait qu'un regard de Bathilde pour se couronner roi de la création.

Ce regard il vint le chercher à la fenêtre; mais celle de Bathilde était toujours fermée. D'Harmental ouvrit alors la sienne, espérant que le bruit attirerait les regards de sa voisine: rien ne bougea. Il y resta une heure: pendant cette heure aucun souffle ne vint même agiter les rideaux; on eût dit que la chambre de la jeune fille était abandonnée. D'Harmental toussa, d'Harmental ferma et rouvrit la fenêtre, d'Harmental détacha de petites parcelles de plâtre du mur et les jeta contre les carreaux: tout fut inutile.

Alors, à la surprise succéda l'inquiétude; cette fenêtre, si obstinément close, devait indiquer au moins une absence, sinon un malheur. Bathilde absente, où pouvait être Bathilde? quel événement avait eu l'influence de déplacer de son centre cette vie si calme, si douce, si régulière? À qui demander? à qui s'informer? Il n'y avait que la bonne madame Denis qui pût savoir quelque chose. Il était tout simple que d'Harmental, de retour dans la nuit, fît le lendemain une visite à sa propriétaire: d'Harmental descendit chez madame Denis.

Madame Denis n'avait pas vu son locataire depuis le jour du déjeuner; elle n'avait point oublié les soins que d'Harmental avait donnés à son évanouissement: elle le reçut donc comme l'enfant prodigue.

Heureusement pour d'Harmental, mesdemoiselles Denis étaient occupées à leur leçon de dessin, et monsieur Boniface était chez son procureur; de sorte qu'il n'eut affaire qu'à sa respectable hôtesse. La conversation tomba tout naturellement sur l'ordre, le soin, la propreté, maintenus dans la petite chambre en l'absence de celui qui l'occupait. De là à demander si pendant cette absence le logement d'en face avait changé de locataire, la transition était simple et facile; aussi la question, posée sans affectation, amena-t-elle une réponse exempte de doute. La veille, au matin, madame Denis avait encore vu Bathilde à sa fenêtre, et la veille, au soir, monsieur Boniface avait rencontré Buvat rentrant de son bureau; seulement le troisième clerc de Me Joullu avait remarqué sur la figure du digne écrivain un air de majestueuse hauteur, que l'héritier du nom des Denis avait d'autant plus remarqué que cet air était d'autant moins habituel à la physionomie de son digne voisin.

C'était tout ce que d'Harmental voulait savoir, Bathilde était à Paris, Bathilde était chez elle. Sans doute le hasard n'avait point encore dirigé les regards de la jeune fille vers cette fenêtre que depuis si longtemps elle avait vue fermée, vers cette chambre que depuis si longtemps elle savait vide. D'Harmental remercia de nouveau madame Denis pour toutes les bontés de son absence, qu'il espérait bien lui voir reporter sur son retour, et prit congé de sa bonne propriétaire avec une effusion de reconnaissance que celle-ci fut bien loin d'attribuer à sa véritable cause.

Sur le palier, d'Harmental rencontra l'abbé Brigaud qui venait faire sa visite quotidienne à madame Denis. L'abbé demanda au chevalier s'il remontait chez lui, et, sur sa réponse affirmative, lui annonça qu'en sortant de chez madame Denis, il grimperait jusqu'à son quatrième étage. D'Harmental, qui ne comptait pas sortir de la journée, lui promit de l'attendre.

En rentrant chez lui, d'Harmental alla droit à la fenêtre.

Rien n'était changé chez sa voisine: les rideaux scrupuleusement tirés interceptaient jusqu'à la plus petite ouverture par laquelle le regard pouvait pénétrer. Décidément c'était un parti pris. D'Harmental résolut d'employer un dernier moyen qu'il avait réservé pour sa suprême ressource. Il se mit à son piano, et, après un brillant prélude, chanta, sur un accompagnement de sa façon, l'air de la cantate de la Nuit, qu'il avait entendue la veille, et qui, depuis la première jusqu'à la dernière note, était restée dans son souvenir. Mais quoique, tout en chantant, son regard ne perdît point de vue l'inexorable fenêtre, tout resta muet et immobile; la chambre d'en face n'avait plus d'écho.

Mais en manquant l'effet auquel il s'attendait, d'Harmental en avait produit un autre auquel il ne s'attendait pas. En achevant la dernière mesure, il entendit des applaudissements retentir derrière lui, il se retourna et aperçut l'abbé Brigaud.

– Ah! c'est vous l'abbé! dit d'Harmental en se levant et en allant fermer vivement sa fenêtre. Diable! je ne vous savais pas si grand mélomane.

– Ni vous si bon musicien. Peste! mon cher pupille, une cantate que vous avez entendue une fois, c'est merveilleux!

– L'air m'a paru fort beau, l'abbé, voilà tout, dit d'Harmental; et comme j'ai au plus haut degré la mémoire des sons, je l'ai retenu.

– Et puis, il était si admirablement chanté, n'est-ce pas, reprit l'abbé.

– Oui, dit d'Harmental, cette demoiselle Bury a une admirable voix, et la première fois que son nom sera sur l'affiche, je me suis déjà promis d'aller incognito à l'Opéra.

– Est-ce la voix que vous désirez entendre? demanda Brigaud.

– Oui, dit d'Harmental.

– Alors, il ne faut point aller à l'Opéra pour cela.

– Et où faut-il aller?

– Nulle part: restez ici, vous êtes aux premières loges.

– Comment! la déesse de la Nuit?

– C'était votre voisine.

– Bathilde! s'écria d'Harmental, je ne m'étais donc pas trompé, je l'avais reconnue! Oh! mais c'est impossible, l'abbé; comment se fait-il que Bathilde ait été cette nuit chez madame la duchesse du Maine?

– D'abord, mon cher pupille, rien n'est impossible dans le temps où nous vivons, répondit Brigaud; mettez-vous bien d'abord cela dans la tête avant de rien nier ou de rien entreprendre; croyez à la possibilité de tout c'est le moyen sûr d'arriver à tout.

– Mais enfin, comment la pauvre Bathilde?..

– Oui, n'est-ce pas que cela paraît étrange au premier abord? Eh bien! cependant, rien n'est plus simple au fond. Mais l'histoire ne doit pas autrement vous intéresser, n'est-ce pas, chevalier? Ainsi parlons d'autre chose.

– Si fait, l'abbé, si fait, dit d'Harmental; vous vous trompez étrangement, et l'histoire au contraire m'intéresse au suprême degré.

– Eh bien! mon cher pupille, puisque vous êtes si curieux, voilà toute l'affaire. L'abbé de Chaulieu connaît mademoiselle Bathilde; n'est-ce pas ainsi que vous appelez votre voisine?

– Oui; mais comment l'abbé de Chaulieu la connaît-il?

– Oh! d'une façon toute naturelle. Le tuteur de cette charmante enfant est, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, un des copistes de la capitale qui possèdent un des plus beaux points d'écriture.

 

– Bon! après?

– Eh bien! après, comme monsieur de Chaulieu a besoin de quelqu'un qui recopie ses poésies, attendu que devenant aveugle, comme vous avez pu le voir, il est forcé de les dicter, à mesure qu'elles lui viennent, à un petit laquais qui ne sait pas même l'orthographe, il s'est adressé au bonhomme Buvat pour lui confier cette importante besogne, et par le bonhomme Buvat il a fait la connaissance de mademoiselle Bathilde.

– Mais tout cela ne me dit pas comment mademoiselle Bathilde se trouvait chez madame la duchesse du Maine.

– Attendez donc, toute histoire a son commencement, son nœud et sa péripétie, que diable!

– L'abbé, vous me faites damner.

– Patience, mon Dieu! patience!

– J'en ai. Allez, je vous écoute.

– Eh bien! ayant fait la connaissance de mademoiselle Bathilde, le bon Chaulieu a subi, comme les autres l'influence du charme universel, car vous saurez qu'il y a une espèce de magie attachée à la jeune personne en question, et qu'on ne peut la voir sans l'aimer.

– Je le sais, murmura d'Harmental.

– Donc, comme mademoiselle Bathilde est pleine de talents, et que non seulement elle chante comme un rossignol, mais encore qu'elle dessine comme un ange, le bon Chaulieu a parlé d'elle avec tant d'enthousiasme à mademoiselle Delaunay, que celle-ci a pensé à lui faire faire les costumes des différents personnages qui jouaient un rôle dans la fête qu'elle préparait, et à laquelle nous avons assisté hier soir.

– Tout cela ne me dit pas que c'était Bathilde et non mademoiselle Bury qui chantait la cantate de la Nuit.

– Nous y sommes.

– Enfin!

– Or, il est arrivé pour mademoiselle Delaunay ce qui arrive pour tout le monde: mademoiselle Delaunay a pris en amitié la petite magicienne. Au lieu de la renvoyer après lui avoir fait dessiner les costumes en question, elle l'a gardée trois jours à Sceaux. Elle y était donc encore avant-hier enfermée avec mademoiselle Delaunay, dans sa chambre, lorsqu'on vint d'un air tout effaré annoncer à votre chauve-souris que le régisseur de l'Opéra la faisait demander pour une chose de la première importance. Mademoiselle Delaunay sortit, laissant Bathilde seule. Bathilde, restée seule, s'ennuya, et, comme mademoiselle Delaunay tardait à rentrer, Bathilde, pour se distraire, se mit au piano, commença par quelques accords, chanta deux ou trois gammes; puis, trouvant le piano juste, et se sentant en voix, commença un grand air, je ne sais plus de quel opéra, et cela avec tant de perfection, que mademoiselle Delaunay en entendant ce chant auquel elle ne s'attendait pas, entrouvrit doucement la porte, écouta le grand air jusqu'au bout, et lorsqu'il fut fini, vint se jeter au cou de la belle chanteuse en lui criant qu'elle pouvait lui sauver la vie. Bathilde étonnée demanda en quoi et de quelle façon elle pouvait lui rendre un si grand service. Alors mademoiselle Delaunay lui raconta comme quoi mademoiselle Bury de l'Opéra s'était engagée à venir chanter le lendemain à Sceaux la cantate de la Nuit, et comme quoi s'étant trouvée gravement indisposée le jour même, elle faisait dire, à son grand regret, à Son Altesse Royale madame du Maine, qu'elle la suppliait de ne pas compter sur elle; si bien qu'il n'y avait plus de Nuit, et par conséquent plus de fête si Bathilde n'avait l'extrême obligeance de se charger de la susdite cantate. Bathilde, comme vous devez bien le penser, se défendit de toutes ses forces; elle déclara qu'elle ne pouvait chanter ainsi de la musique qu'elle ne connaissait pas. Mademoiselle Delaunay posa la cantate devant elle. Bathilde dit que cette musique lui paraissait horriblement difficile. Mademoiselle Delaunay répondit que rien n'était difficile pour une musicienne de sa force. Bathilde voulut se lever, mademoiselle Delaunay la força de se rasseoir. Bathilde joignit les mains, mademoiselle Delaunay les lui sépara et les posa sur le piano; le piano touché rendit un son. Bathilde, malgré elle, déchiffra la première mesure, puis la seconde, puis toute la cantate. À la seconde fois, elle attaqua le chant et le chanta jusqu'au bout avec une justesse d'intonation et un caractère d'expression admirables.

Mademoiselle Delaunay était dans le délire.

Madame du Maine arriva à son tour, désespérée de ce qu'elle venait d'apprendre à l'endroit de mademoiselle Bury. Mademoiselle Delaunay pria Bathilde de recommencer la cantate. Bathilde n'osa refuser; elle joua et chanta comme un ange. Madame du Maine joignit ses prières à celles de mademoiselle Delaunay. Le moyen de refuser quelque chose à madame du Maine! Vous le savez, chevalier, c'est impossible. La pauvre Bathilde fut donc forcée de se rendre, et toute honteuse, toute confuse, moitié riant, moitié pleurant, elle consentit à ce qu'on voulut, à deux conditions. La première c'est qu'elle irait dire elle-même à son bon ami Buvat la cause de son absence passée et de son absence future; la seconde qu'elle resterait chez elle toute la soirée du jour et toute la matinée du lendemain, afin d'étudier la malheureuse cantate qui venait faire un si malencontreux déplacement dans toutes ses habitudes. Ces clauses furent débattues de part et d'autre, et accordées sous serment réciproque: serment de la part de Bathilde qu'elle serait de retour le lendemain à sept heures du soir; serment de la part de mademoiselle Delaunay et de madame du Maine, que tout le monde continuerait de croire que c'était mademoiselle Bury qui avait chanté.

– Mais alors, demanda d'Harmental, comment ce secret a-t-il été trahi?

– Ah! par une circonstance parfaitement inattendue, reprit Brigaud avec cet air d'étrange bonhomie qui faisait qu'on ne pouvait jamais deviner s'il raillait ou s'il parlait sérieusement. Tout avait été à merveille, comme vous avez pu le voir, jusqu'à la fin de la cantate, et la preuve, c'est que ne l'ayant entendue qu'une fois, vous l'avez cependant retenue depuis un bout jusqu'à l'autre; lorsqu'au moment où la galère qui nous ramenait du pavillon de l'Aurore au rivage touchait terre, soit émotion d'avoir ainsi chanté pour la première fois en public, soit qu'elle eût reconnu parmi les suivants de madame du Maine quelqu'un qu'elle ne s'attendait pas à voir en si bonne compagnie; sans que personne ne pût deviner pourquoi enfin, la pauvre déesse de la Nuit poussa un cri et s'évanouit dans les bras des Heures ses compagnes. Dès lors tous les serments faits furent oubliés, toutes les promesses engagées mises à néant. On la débarrassa de son voile pour lui jeter de l'eau au visage; de sorte que lorsque j'accourus, tandis que vous vous éloigniez, vous, en donnant le bras à Son Altesse, je fus fort étonné, au lieu et place de mademoiselle Bury, de reconnaître votre jolie voisine. J'interrogeai alors mademoiselle Delaunay, et, comme il n'y avait plus moyen de garder l'incognito, elle me raconta ce qui s'était passé, toujours sous le sceau du secret, que je trahis pour vous seul mon cher pupille, et parce que, je ne sais pourquoi, je ne sais rien vous refuser.

– Et cette indisposition, demanda d'Harmental avec inquiétude.

– Ce n'était rien, un éblouissement momentané, une émotion passagère qui n'a pas eu de suite, puisque, quelque prière qu'on ait pu lui faire, Bathilde n'a pas même voulu rester une demi-heure de plus à Sceaux, et qu'elle a demandé avec tant d'instances à revenir chez elle, qu'on a mis une voiture à sa disposition, et qu'une heure avant nous elle devait être de retour.

– De retour? Ainsi vous êtes sûr qu'elle est de retour? Merci, l'abbé; voilà tout ce que je voulais savoir, voilà tout ce que je voulais vous demander.

– Et maintenant, dit Brigaud, je peux m'en aller, n'est-ce pas? vous n'avez plus besoin de moi, vous savez tout ce que vous vouliez savoir?

– Je ne dis pas cela mon cher Brigaud; au contraire, restez, vous me ferez plaisir.

– Non, merci; j'ai moi-même un tour à faire par la ville. Je vous laisse à vos réflexions, mon très cher pupille.

– Et quand vous reverrai-je, l'abbé? demanda machinalement d'Harmental.

– Mais demain probablement, répondit l'abbé.

– À demain, alors.

– À demain.

Sur quoi l'abbé, riant de ce rire qui n'appartenait qu'à lui, gagna la porte de la chambre, tandis que d'Harmental rouvrait sa fenêtre, décidé à y rester en sentinelle jusqu'au lendemain s'il le fallait, ne dût-il, pour prix d'une longue station, entrevoir Bathilde qu'un instant, une seconde.

Le pauvre gentilhomme était amoureux comme un étudiant

Chapitre 30

À quatre heures et quelques minutes, d'Harmental aperçut Buvat qui tournait le coin de la rue du Temps-Perdu, du côté de la rue Montmartre. Le chevalier crut remarquer que l'honnête écrivain marchait d'une allure plus pressée que d'habitude, et qu'au lieu de tenir sa canne perpendiculairement comme fait un bourgeois qui marche, il la tenait horizontalement comme un coureur qui trotte. Quant à cet air de majesté qui avait tant frappé la veille monsieur Boniface, il avait entièrement disparu pour faire place à une légère expression d'inquiétude. Il n'y avait pas à s'y tromper, Buvat ne revenait si diligemment que parce qu'il était inquiet de Bathilde: Bathilde était donc souffrante!

Le chevalier suivit des yeux le digne écrivain jusqu'au moment où il disparut sous la porte de l'allée qui donnait entrée à la maison qu'il habitait. D'Harmental, avec raison, présumait qu'il entrerait chez Bathilde au lieu de remonter chez lui, et il espérait qu'il ouvrirait enfin la fenêtre aux derniers rayons du soleil, qui depuis le matin venait la caresser. Mais d'Harmental se trompait. Buvat se contenta de soulever le rideau et de venir coller sa grosse face sur une vitre, tout en tambourinant avec les deux mains sur les deux vitres voisines; encore son apparition fut-elle de bien courte durée, car au bout d'un instant il se retourna vivement comme fait un homme qu'on appelle; et, laissant retomber le rideau de mousseline qu'il avait rejeté derrière lui, il disparut. D'Harmental présuma que la disparition était motivée par un appel à l'appétit de son voisin; cela lui rappela que, préoccupé de l'obstination que mettait cette malheureuse fenêtre à ne pas s'ouvrir, il avait oublié le déjeuner ce qui, il faut le dire à la honte de d'Harmental, était une bien grande infraction à ses habitudes.

Or, comme il n'y avait pas de chance que la fenêtre s'ouvrît tant que ses voisins seraient occupés à dîner, le chevalier résolut de mettre ce moment à profit en dînant lui-même. En conséquence, il sonna son concierge, lui ordonna d'aller chercher chez le rôtisseur le poulet le plus gras et chez le fruitier les plus beaux fruits qu'il pourrait trouver. Quant au vin, il lui en restait encore quelques vieilles bouteilles de l'envoi que lui avait fait l'abbé Brigaud.

D'Harmental mangea avec un certain remords: il ne comprenait pas qu'il put être à la fois si tourmenté et avoir tant d'appétit. Heureusement il se rappela avoir lu, dans je ne sais quel moraliste, que la tristesse creusait affreusement l'estomac. Cette maxime mit sa conscience en repos, et il en résulta que le malheureux poulet fut dévoré jusqu'à la carcasse.

Quoique l'action de dîner fût fort naturelle en elle-même et n'offrît, certes, rien de répréhensible, d'Harmental, avant de se mettre à table, avait fermé sa fenêtre tout en se ménageant par l'écartement du rideau, un petit jour au moyen duquel il découvrait les étages supérieurs de la maison qui faisait face à la sienne. Grâce à cette précaution, au moment où il achevait son repas, il aperçut Buvat qui, sans doute, après avoir terminé le sien, apparaissait à la fenêtre de sa terrasse. Comme nous l'avons dit, il faisait un temps magnifique, aussi Buvat parut-il très disposé à en profiter; mais comme Buvat était de ces êtres à part pour qui le plaisir n'existe qu'à la condition qu'il sera partagé, d'Harmental le vit se retourner, et à son geste, il présuma qu'il invitait Bathilde, qui sans doute l'avait accompagné chez lui, à le suivre sur la terrasse. En conséquence, un instant d'Harmental espéra qu'il allait voir paraître la jeune fille, et se leva le cœur bondissant; mais il se trompait. Si tentante que fût cette belle soirée, si éloquente que fût la prière par laquelle Buvat invitait sa pupille à en jouir, tout fut inutile; mais il n'en fut pas de même de Mirza qui, sautant sur la fenêtre sans y être invitée, se mit à bondir joyeusement sur la terrasse, en tenant à sa gueule le bout d'un ruban gorge de pigeon qu'elle faisait flotter comme une banderole, et que d'Harmental reconnut pour celui qui serrait le bonnet de nuit de son voisin.

Celui-ci le reconnut aussi, car se lançant aussitôt à la poursuite de Mirza, il fit, en la poursuivant de toute la force de ses petites jambes, trois ou quatre fois le tour de la terrasse, exercice qui se fût sans doute indéfiniment prolongé, si Mirza n'avait eu l'imprudence de se réfugier dans la fameuse caverne de l'hydre dont nous avons donné à nos lecteurs une si pompeuse description. Buvat hésita un instant à plonger son bras dans l'antre, mais enfin, faisant un effort de courage, il y poursuivit la fugitive, et au bout d'un instant, le chevalier le vit retirer sa main armée du bienheureux ruban, que Buvat passa et repassa sur son genou pour en effacer les froissures, après quoi il le plia proprement, et rentra dans sa chambre pour le serrer sans doute en quelque tiroir où il fût à l'abri de l'espièglerie de Mirza.

 

C'était ce moment que le chevalier attendait. Il ouvrit sa fenêtre, passa sa tête entre les deux battants entrouverts, et attendit. Au bout d'un instant, Mirza sortit à son tour sa tête de la caverne, regarda autour d'elle, bâilla, secoua ses oreilles et sauta sur la terrasse. En ce moment le chevalier l'appela du ton le plus caressant et le plus séducteur qu'il put prendre. Mirza tressaillit au son de la voix; puis guidés par la voix, ses yeux se dirigèrent vers le chevalier. Au premier regard elle reconnut l'homme aux morceaux de sucre, poussa un petit grognement de joie, puis, avec une pensée d'instinctive gastronomie aussi rapide que l'éclair, elle s'élança d'un seul bond par la fenêtre de Buvat, comme fait le cerf Coco à travers son tambour, et disparut. D'Harmental baissa la tête, et presque au même instant entrevit Mirza qui traversait la rue comme une vision et qui, avant que le chevalier eût eu le temps de refermer sa fenêtre, grattait déjà à sa porte. Heureusement pour d'Harmental, Mirza avait la mémoire du sucre développée à un degré égal où il avait, lui, celle des sons.

On devine que le chevalier ne fit point attendre la charmante petite bête, qui s'élança toute bondissante dans la chambre, en laissant échapper des signes non équivoques de la joie que lui donnait ce retour inattendu. Quant à d'Harmental, il était presque aussi heureux que s'il eût vu Bathilde. Mirza, c'était quelque chose de la jeune fille, c'était sa levrette bien-aimée, tant caressée, tant baisée par elle, qui le jour allongeait sa tête sur ses genoux, qui le soir couchait sur le pied de son lit; c'était la confidente de ses chagrins et de son bonheur, c'était en outre une messagère sûre, rapide, excellente, et c'est à ce dernier titre surtout que d'Harmental l'avait attirée chez lui et venait de si bien la recevoir.

Le chevalier mit Mirza à même du sucrier, s'assit à son secrétaire, et laissant parler son cœur et courir sa plume, écrivit la lettre suivante:

«Chère Bathilde, vous me croyez bien coupable, n'est-ce pas? mais vous ne pouvez pas savoir les étranges circonstances dans lesquelles je me trouve, et qui sont mon excuse; si j'étais assez heureux pour vous voir un instant, un seul instant, vous comprendriez comment il y a en moi deux personnages si différents, le jeune étudiant de la mansarde et le gentilhomme des fêtes de Sceaux; ouvrez-moi donc ou votre fenêtre, pour que je puisse vous voir, ou votre porte, pour que je puisse vous parler; permettez-moi d'aller vous demander mon pardon à genoux. Je suis sûr que lorsque vous saurez combien je suis malheureux, et surtout combien je vous aime, vous aurez pitié de moi.

Adieu, ou plutôt au revoir, chère Bathilde; je donne à notre charmante messagère tous les baisers que je voudrais déposer sur vos jolis pieds.

Adieu encore, je vous aime plus que je ne puis le dire, plus que vous ne pouvez le croire, plus que vous ne vous en douterez jamais.

Raoul.»

Ce billet qui eût paru bien froid à une femme de notre époque, parce qu'il ne disait juste que ce que celui qui écrivait voulait dire, parut fort suffisant au chevalier, et véritablement était fort passionné pour l'époque; aussi d'Harmental le plia-t-il sans y rien changer, et l'attacha-t-il comme le premier sous le collier de Mirza; puis enlevant alors le sucrier, que la gourmande petite bête suivit des yeux jusqu'à l'armoire où d'Harmental le renferma, le chevalier ouvrit la porte de sa chambre et indiqua du geste à Mirza ce qui lui restait à faire. Soit fierté, soit intelligence, Mirza ne se le fit point redire à deux fois, s'élança dans l'escalier comme si elle avait des ailes, ne s'arrêta que le temps juste de donner en passant un coup de dent à monsieur Boniface qui rentrait de chez son procureur, traversa la rue comme un éclair et disparut dans l'allée de la maison de Bathilde. Un instant encore d'Harmental demeura avec inquiétude à la fenêtre, car il craignait que Mirza n'allât rejoindre Buvat sous le berceau de chèvrefeuille, et que la lettre ne se trouvât détournée ainsi de sa véritable destination. Mais Mirza n'était point bête à commettre de semblables méprises, et comme au bout de quelques secondes d'Harmental ne la vit point paraître à la fenêtre de la terrasse, il en augura avec beaucoup de sagacité qu'elle s'était arrêtée au quatrième. En conséquence, pour ne point trop effaroucher la pauvre Bathilde, il ferma sa fenêtre, espérant qu'à l'aide de cette concession, il obtiendrait quelque signe qui lui indiquerait qu'on était en voie de lui pardonner.

Mais il n'en fut point ainsi: d'Harmental attendit vainement toute la soirée et une partie de la nuit. À onze heures, la lumière, à peine visible à travers les doubles rideaux, toujours hermétiquement fermés s'éteignit tout à fait. Une heure encore d'Harmental veilla à sa fenêtre ouverte pour saisir la moindre apparence de rapprochement; mais rien ne parut, tout resta muet, comme tout était sombre, et force fut à d'Harmental de renoncer à l'espoir de revoir Bathilde avant le lendemain.

Mais le lendemain ramena les mêmes rigueurs: c'était un parti pris de défense qui, pour un homme moins amoureux que d'Harmental, eût purement et simplement indiqué la crainte de la défaite; mais le chevalier, ramené par un sentiment véritable à la simplicité de l'âge d'or n'y vit, lui, qu'une froideur à l'éternité de laquelle il commença de croire; il est vrai qu'elle durait depuis vingt-quatre heures.

D'Harmental passa la matinée à rouler dans sa tête mille projets plus absurdes les uns que les autres. Le seul qui eût le sens commun était tout bonnement de traverser la rue, de monter les quatre étages de Bathilde, d'entrer chez elle et de lui tout dire; il lui vint à l'esprit comme les autres, mais comme c'était le seul qui fût raisonnable, d'Harmental se garda bien de s'y arrêter. D'ailleurs, c'était une hardiesse bien grande que de se présenter ainsi chez Bathilde sans y être autorisé par le moindre signe, ou tout au moins sans y être conduit par quelque prétexte. Une pareille façon de faire pouvait blesser Bathilde, et elle n'était déjà que trop irritée; mieux valait donc attendre, et d'Harmental attendit.

À deux heures, Brigaud entra et trouva d'Harmental d'une humeur massacrante. L'abbé jeta un coup d'œil de côté sur la fenêtre, toujours hermétiquement fermée, et devina tout. Il prit une chaise, s'assit en face de d'Harmental, et tournant ses pouces l'un autour de l'autre comme il voyait faire au chevalier:

– Mon cher pupille, lui dit-il après un instant de silence, ou je suis mauvais physionomiste, ou je lis sur votre visage qu'il vous est arrivé quelque chose de profondément triste.

– Et vous lisez bien, mon cher abbé, dit le chevalier. Je m'ennuie.

– Ah! vraiment!

– Et si bien, continua d'Harmental, qui avait le soin d'épancher la bile qu'il avait faite la veille, que je suis tout prêt à envoyer votre conspiration à tous les diables.