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Le capitaine Paul

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– Toujours.

– Je ne m'étonne plus de la tranquillité de Paris. À demain.

– À demain.

Le lendemain, à une heure, nous étions dans le boudoir de George; George toujours belle et couchée dans ses fourrures, Bocage toujours blagueur, Harel toujours spirituel.

– Eh bien, me dit Bocage, vous voilà donc, vous?

– Oui, me voilà.

– Qu'est-ce qu'on me dit? on me dit que vous avez découvert la Méditerranée?

– On a bien fait de vous le dire, mon ami; vous n'auriez pas trouvé cela tout seul.

– Et, à ce qu'il paraît, vous avez fait un rôle pour George?

– J'ai fait une pièce pour moi.

– Comment, pour vous?

– Ce qui veut dire qu'elle ne sera probablement pas du goût de tout le monde.

– Pourvu qu'elle soit du goût du public.

– Vous savez que ce n'est pas toujours une raison pour qu'elle soit bonne.

– Enfin, nous allons voir.

– Lisons, lisons, dit Harel.

La place me portait malheur. C'était à la même place que j'avais lu Antony à Crosnier.

Après le premier acte, qui est assez brillant et tout entier au Capitaine Paul, Bocage s'était frotté les mains et s'était écrié:

– Eh bien, le voyageur, il n'est donc pas encore si usé qu'on le dit?

Ainsi, voyez, chers lecteurs, en 1836, il y a juste vingt-cinq ans de cela, on disait déjà que j'étais usé.

Mais, dès ce premier acte, tout au contraire, George avait commencé de s'assombrir.

– Mon cher Harel, dis-je en souriant, je crois que le baromètre est à la pluie.

– Il faudra voir, dit Harel, il faudra voir. On ne peut pas juger d'après un premier acte.

Comme je l'avais prévu, le baromètre passa de la pluie à l'averse, de l'averse à l'orage, et de l'orage à la tempête.

Le pauvre Harel était au supplice: il entassait prises sur prises.

Au troisième acte, il sonna pour qu'on lui remplît sa tabatière.

George ne soufflait pas le mot.

Bocage commença à me trouver plus usé que le public n'avait dit.

La lecture finit au milieu de la consternation générale.

– Eh bien, fis-je à Harel, je vous l'avais bien dit.

– Le fait est, mon cher, dit Harel en se bourrant le nez de tabac, le fait est que, cette fois, là, franchement, il faut vous dire ces choses-là en ami, je crois que vous vous êtes trompé.

– C'est l'avis de George surtout; n'est-ce pas, George?

– Moi… vous savez bien que je n'ai pas d'avis. Je suis engagée au théâtre de M. Harel; je joue les rôles qu'on me distribue.

– Pauvre victime! Eh bien, rassurez-vous, ma chère George, vous ne jouerez pas celui-là.

– Cependant je ne dis pas qu'en faisant quelques corrections…

– En coupant le rôle du capitaine Paul, par exemple?

– Allons, bien, voilà que vous pensez que je ne veux pas jouer le rôle à cause de M. Bocage.

– Vous ne voulez pas jouer le rôle parce qu'il ne vous convient pas, chère amie, voilà tout. J'ai prévenu Harel; c'est lui qui s'est entêté, prenez-vous-en à lui. Seulement vous savez, Harel…

– Quoi, cher ami?

– Notre lecture reste entre nous; la pièce ne vous convient pas, elle peut convenir à un voisin.

– Comment donc! c'est faire…

Et, tout en portant son pouce et son index à son nez pour absorber une dernière prise de tabac, Harel appuya la main sur son coeur.

Je roulai mon manuscrit, j'embrassai George.

– Sans rancune, chère, lui dis-je.

– Oh! me répondit George, vous savez bien que ce n'est point de cela que je vous en veux.

– Je m'en vais avec vous, dit Bocage.

– Non, non, restez, cher ami; je crois que vous êtes en froid avec votre directeur et votre directrice, c'est une occasion de vous raccommoder.

Et je sortis.

Le lendemain, la première personne que je rencontrai me dit:

– Vous voilà donc revenu, vous?

– Sans doute.

– Oui, oui, oui, j'ai lu cela ce matin dans le journal.

– Comment! le journal a eu la bonté d'annoncer mon retour en France?

– Indirectement.

– Ah!

– Oui… à propos d'une pièce que vous avez lue à la Porte-SaintMartin.

– Et qui a été refusée?

– Le journal a dit cela; mais je suppose que ce n'est pas vrai?

– Hélas! mon cher, c'est la vérité pure.

– Mais qui donc a fait mettre cela dans les journaux?

– Personne.

– Comment, personne?

– Mon cher, ces choses-là se trouvent toutes composées; le metteur en pages les rencontre sur le marbre et les insère par erreur.

L'erreur faite, il en est désespéré mais que voulez-vous?

– Ah! n'importe, c'est bien malveillant. – Ah! cher ami que vous avez d'ennemis!

Et la première personne s'éloigna en levant les bras au ciel.

Pendant huit jours, ce fut la même gamme.

Il va sans dire qu'après ce concert de plaintes funèbres, qu'après tous ces discours prononcés sur la tombe de l'auteur d'Henri III et d'Antony, aucun directeur n'eut l'idée de demander à jouer le Capitaine Paul.

Pauvre Capitaine Paul! il était regardé comme un posthume!

Quatrième phase. – Transformation.

Cependant, vers 1835, je crois, la Presse s'était fondée, et j'y avais inventé le roman-feuilleton.

Il est vrai que l'essai n'avait pas été heureux. Girardin ne m'avait livré qu'un feuilleton hebdomadaire et j'avais débuté par la Comtesse de Salisbury, qui n'est pas une de mes meilleures choses.

En feuilleton quotidien, le roman eût pu se soutenir.

En feuilleton hebdomadaire, il ne fit aucun effet.

Mais les autres journaux n'en adoptèrent pas moins ce nouveau mode de publication.

Le Siècle m'envoya Desnoyers.

Louis Desnoyers est un de mes plus vieux camarades. Nous avions fait de l'opposition littéraire et politique ensemble dès 1827. Nous avions fondé, avec Vaillant – je ne sais ce qu'il est devenu – et Dovalle, qui a été tué en duel, un journal intitulé le Sylphe; on oublia ce titre pour l'appeler le Journal rose, attendu qu'il était imprimé sur papier rose; sa couleur lui avait valu de nombreux abonnements de femmes.

À quoi tient le succès!

La révolution de Juillet tua le Journal rose! Mira tua Dovalle. J'étais vice-président de la commission des récompenses nationales: je fis Vaillant sous-officier et l'envoyai en Afrique, où les Arabes, selon toute probabilité, ont tué Vaillant.

Il y avait bien longtemps que nous ne nous étions vus, Desnoyers et moi.

D'abord, j'arrivais d'un long voyage; puis les gens qui ont beaucoup à faire ne se voient pas.

Le Siècle ne pouvait donc choisir un ambassadeur qui me fût plus sympathique. Aussi, depuis vingt ans, est-il accrédité près de moi.

Il fut convenu que je donnerais au Siècle un roman en deux volumes.

Connu comme auteur dramatique, je l'étais très peu comme romancier.

Au théâtre, j'avais donné _Henri III, Christine, Antony, la Tour de Nesle, Teresa, Richard Darlington, Don Juan el Marana, Angèle _et Catherine Howard, je crois.

En librairie, j'avais publié seulement mes Impressions de voyage en Suisse, mes Scènes historiques du temps de Charles VI, la Rose rouge et quelques feuilletons de la Comtesse de Salisbury.

Le Siècle était un journal à trente mille abonnés.

Il s'agissait d'y avoir un succès.

Je signai mon traité avec le Siècle, me réservant le choix du sujet, m'engageant seulement à ce que le roman n'eût pas plus de deux volumes.

Seulement le Siècle était pressé.

Je promis de lui donner les deux volumes dans un mois.

Desnoyers alla porter mon engagement au Siècle.

Je voulais en avoir le coeur net. Je prétendais à part moi qu'il y avait un succès dramatique dans le Capitaine Paul; il devait, par conséquent, y avoir un succès littéraire.

Tout roman ne peut pas faire un drame, mais tout drame peut faire un roman.

Les beaux romans qu'on eût faits avec Hamlet, avec Othello, avec Roméo et Juliette, si Shakespeare n'en avait pas fait trois magnifiques drames!

Je me mis donc à étudier la marine avec mon ami Garnerey le peintre; Garnerey, qui a eu depuis un si beau succès en publiant ses Pontons.

Garnerey se chargea, en outre, de revoir mes épreuves.

Au bout du mois, le drame en cinq actes était devenu un roman en deux volumes.

Maintenant, disons comment le drame reparut à son tour sur l'océan littéraire, et comment le Capitaine Paul fit son chemin, quoiqu'il montât une humble péniche, nommée le Panthéon, au lieu de monter cette frégate de soixante-quatorze que l'on appelait la Porte-Saint-Martin.

Cinquième phase. – Résurrection.

Mon drame refusé par Harel, je l'avais porté à mon ami Porcher.

Je n'ai pas besoin de vous dire ce que c'est que mon ami Porcher, chers lecteurs; si vous me connaissez, vous le connaissez; si vous ne le connaissez pas, ouvrez mes Mémoires, année 1836, et vous ferez connaissance avec lui.

Je lui avais dit:

– Mon cher Porcher, gardez-moi ce drame-là; Harel n'en veut pas: mademoiselle George n'en veut pas, Bocage n'en veut pas mais d'autres en voudront.

Porcher secoua la tête.

Porcher ne pouvait pas croire que trois sommités comme Harel, George et Bocage se trompassent.

Il aimait naturellement mieux croire que c'était moi qui me trompais.

N'importe! comme le Capitaine Paul ne tenait pas grande place et ne coûtait pas cher à nourrir, il plia proprement les cinq actes les uns contre les autres et les mit dans son armoire.

Ils y sommeillaient bien tranquillement depuis cinq mois lorsque le Siècle annonça le Capitaine Paul, roman en deux volumes, par Alexandre Dumas.

La première fois que je revis Porcher.

– À propos, me dit-il, faut-il que je vous renvoie votre Capitaine Paul?

 

– Pourquoi cela, Porcher?

– Ne paraît-il pas dans le Siècle?

– En roman, Porcher, pas en drame.

– C'est que, lorsqu'il aura paru en roman il sera bien plus difficile à placer encore que lorsqu'il était inédit.

Pauvre Capitaine Paul! voyez dans quelle situation fâcheuse il était.

– Difficile à placer! au contraire, dis-je à Porcher, cela le fera connaître.

Porcher secoua la tête.

– Porcher, écoutez bien ce que vous dit Nostradamus. Il y aura une époque où les libraires ne voudront éditer que des livres déjà publiés dans les journaux. Et où les directeurs ne voudront jouer que des drames tirés de romans.

Porcher secoua une seconde fois la tête, mais bien plus fort que la première fois.

Je quittai Porcher.

Le Capitaine Paul inaugura au Siècle, la série de succès que nous obtînmes depuis avec le Chevalier d'Harmental, les Trois Mousquetaires, Vingt ans après et le Vicomte de Bragelonne.

Succès si grands, que le Siècle, jugeant que je n'en aurais plus jamais de pareils, alla, après la publication de Vingt ans après, porter à Scribe un traité, où la somme était restée en blanc.

Scribe se contenta de demander, par volume, deux mille francs de plus que moi.

Perrée trouva la prétention si modeste, qu'il signa à l'instant même.

Scribe publia Piquillo Alliaga.

Revenons au Capitaine Paul.

Malgré le succès du Capitaine Paul en roman, les directeurs ne mordaient pas au drame.

Porcher triomphait.

Chaque fois que je rencontrais Porcher:

– Eh bien, disait-il, le Capitaine Paul?

– Attendez, lui disais-je.

– Vous voyez bien que j'attends, me répondait-il.

En 1838, une grande douleur me fit quitter Paris et chercher la solitude aux bords du Rhin.

J'étais à Francfort, je reçus une lettre d'un de mes amis, qui m'écrivait:

«Mon cher Dumas, «On vient de jouer votre Capitaine Paul au Panthéon; est-ce de votre consentement?

«Si c'est de votre consentement, comment l'avez-vous donné?

«Si ce n'est pas de votre consentement… comment le souffrez- vous?

«Un mot et je me charge d'arrêter ce scandale.

«À vous.

«J. D.

«On ajoute que, comme personne ne veut croire que la pièce soit de vous, le manuscrit original est exposé dans le foyer.»

Je ne répondis même pas.

Que m'importait le Capitaine Paul, mon Dieu! Que m'importait la hiérarchie théâtrale: Panthéon ou Comédie-Française!

Il en résulta que le Capitaine Paul continua le cours de ses représentations sans être inquiété le moins du monde, et que mes amis éplorés levèrent en choeur les bras au ciel en disant:

– Pauvre Dumas! il en est réduit à faire jouer ses pièces au Panthéon.

Je puis dire que, s'il y a un homme qui fut plaint hautement, c'est moi.

J'étais plus qu'usé, j'étais passé; j'étais plus que passé, j'étais trépassé.

Personne n'avait songé à me plaindre pour l'irréparable perte que j'avais faite.

J'avais perdu ma mère.

Tout le monde me plaignait parce que ma pièce avait été jouée au Panthéon.

O mon Dieu! quel admirable caractère vous m'avez donné, que je ne suis pas devenu plus misanthrope que le misanthrope, plus Alceste qu'Alceste, plus Timon que Timon!

Je revins à Paris.

On ne jouait plus le Capitaine Paul. Il avait eu quelque chose comme soixante représentations.

Mais on en parlait toujours.

Jamais la littérature contemporaine n'avait eu le coeur si pitoyable.

Porcher me croyait furieux contre lui.

Enfin il se décida à venir me voir.

Je le reçus comme d'habitude, le coeur, la main et le visage ouverts.

– Vous n'êtes donc point fâché contre moi? dit-il.

– Pourquoi cela, Porcher?

– Mais à cause du Capitaine Paul.

Je haussai les épaules.

– Je vais vous expliquer cela, me dit Porcher.

– Quoi?

– Comment la pièce a été jouée au Panthéon?

– Inutile.

– Si fait.

– Vous y tenez?

– Oui, mon cher: une bonne action que vous faisiez sans vous en douter.

– Tant mieux, Porcher! Dieu me tiendra peut-être compte de celle- là.

– Vous savez que c'est Théodore Nezel qui est directeur du Panthéon?

– Votre gendre?

– Oui.

– Je ne le savais pas.

– Eh bien, le théâtre ne faisait pas d'argent; mon gendre ne savait où donner de la tête; je lui ai dit: Ma foi, tiens, Nezel, j'ai là une pièce de Dumas, essayes-en. – Mais Dumas? – Quand Dumas saura que sa pièce a peut-être sauvé une famille, il sera le premier à me dire que j'ai bien fait. – Cependant, si on lui écrivait? – Cela prendrait du temps, et tu dis que tu es pressé. d'ailleurs je ne sais pas où il est. – Vous répondez de tout? – Je réponds de tout.» Alors Nezel a emporté la pièce; elle a été bien montée, bien jouée; elle a eu un énorme succès; enfin elle a donné vingt mille francs de bénéfice au Panthéon, ce qui est énorme.

– Et elle a tiré votre gendre d'affaire, mon cher Porcher?

– Momentanément, oui.

– Béni soit le Capitaine Paul!

Et je tendis la main à Porcher.

– Eh! je le savais bien, moi, dit-il tout joyeux.

– Que saviez-vous bien, mon cher Porcher?

– Que vous ne m'en voudriez pas.

J'embrassai Porcher pour le rassurer plus complètement encore.

Sixième phase. – Réhabilitation.

Trois ans après, vers le mois de septembre 1841, dans un des voyages que je faisais de Florence à Paris, mon domestique me fit passer une carte. Je jetai les yeux sur cette carte et je lus: «Charlet, artiste dramatique.» – Faites entrer, dis-je à mon domestique.

Cinq secondes après, la porte se rouvrit et donna passage à un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans. Je dis beau, car, en effet, il était beau dans toute l'acception du mot.

Il était de taille moyenne, mais parfaitement bien prise; il avait d'admirables cheveux noirs, des dents blanches comme l'émail, des yeux de femme, une voix si douce, que c'était un chant.

– Monsieur Dumas, me dit-il, je viens vous demander deux choses.

– Lesquelles, monsieur?

– La première, c'est que vous me permettiez de débuter à la Porte-Saint-Martin dans le Capitaine Paul.

– Accordé.

Ce n'était plus Harel qui était directeur.

– Et la seconde?

– La seconde, c'est que vous vouliez bien être mon parrain.

– Comment! vous n'êtes pas encore baptisé?

– Dramatiquement parlant, non, j'ai joué à la banlieue sous le nom de Charlet; mais c'est un nom qui représente une si grande illustration en peinture, que je ne puis le garder au théâtre. J'ai déjà ma pièce de début, grâce à vous; que, grâce à vous, j'aie aussi mon nom de début.

J'avais mon Shakespeare ouvert devant moi; je lisais, ou plutôt je relisais, pour la dixième fois, Richard III. Mon regard tomba sur le nom de Clarence.

– Monsieur, lui dis-je, il vous faut un nom distingué comme votre figure, doux et harmonieux comme votre voix: au nom de Shakespeare, je vous baptise du nom de Clarence.

Le Capitaine Paul, repris au théâtre de la Porte-Saint-Martin sous le nom de Paul le Corsaire, fut joué quarante fois avec un énorme succès.

Clarence y débuta et y fit justement sa réputation.

Parti de la Porte-Saint-Martin, le Capitaine Paul faisait retour à la Porte Saint-Martin.

Comme le lièvre, il revenait à son lancer.

Voilà, chers lecteurs, l'histoire véridique du Capitaine Paul, comme drame et comme roman; vous voyez donc que j'avais bien raison de dire:

…Habent sua fata libelli!

A. D.

Chapitre I

Vers la fin d'une belle soirée du mois d'octobre de l'année 1779, les curieux de la petite ville de Port-Louis étaient rassemblés sur la pointe de terre qui fait pendant à celle où, sur l'autre rive du golfe, est bâti Lorient. L'objet qui attirait leur attention et servait de texte à leurs discours était une noble et belle frégate de 32 canons, à l'ancre depuis huit jours, non pas dans le port, mais dans une petite anse de la rade, et qu'on avait trouvée là un matin, comme une fleur de l'Océan éclose pendant la nuit. Cette frégate, qui paraissait tenir la mer pour la première fois, tant elle semblait coquette et élégante, était entrée dans le golfe sous le pavillon français dont le vent déployait les plis, et dont les trois fleurs de lis d'or brillaient aux derniers rayons du soleil couchant. Ce qui paraissait surtout exciter la curiosité des amateurs de ce spectacle, si fréquent et cependant toujours si nouveau dans un port de mer, c'était le doute où chacun était du pays où avait été construit ce merveilleux navire, qui, dépouillé de toutes ses voiles serrées autour des vergues, dessinait sur l'occident lumineux la silhouette gracieuse de sa carène, et l'élégante finesse de ses agrès. Les uns croyaient bien y reconnaître la mâture élevée et hardie de la marine américaine; mais la perfection des détails qui distinguait le reste de sa construction contrastait visiblement avec la rudesse barbare de ces enfants rebelles de l'Angleterre.

D'autres, trompés par le pavillon qu'elle avait arboré, cherchaient dans quel port de France elle avait été lancée; mais bientôt tout amour-propre national cédait à l'évidence, car on demandait en vain à sa poupe cette lourde galerie garnie de sculptures et d'ornements, qui formait la parure obligée de toute fille de l'Océan ou de la Méditerranée née sur les chantiers de Brest ou de Toulon; d'autres encore, sachant que le pavillon n'était souvent qu'un masque destiné à cacher le véritable visage, soutenaient que les tours et les lions d'Espagne eussent été plus à leur place à l'arrière du bâtiment que les trois fleurs de lis de France; mais à ceux-ci on répondait en demandant si les flancs minces et élancés de la frégate ressemblaient à la taille rebondie des galions espagnols. Enfin il y en avait qui eussent juré que cette charmante fée des eaux avait pris naissance dans les brouillards de la Hollande, si la hauteur et la finesse de ses mâtereaux n'avaient point, par leur dangereuse hardiesse, donné un démenti aux prudentes constructions, de ces anciens balayeurs des mers. Au reste, depuis le matin (et, comme nous l'avons dit, il y avait de cela huit jours) où cette gracieuse vision était apparue sur les côtes de la Bretagne, aucun indice n'avait pu fixer l'opinion, que nous retrouvons encore flottante au moment où nous ouvrons les premières pages de cette histoire, attendu que pas un homme de l'équipage n'était venu à terre sous quelque prétexte que ce fût. On pouvait même ignorer, à la rigueur, s'il existait un équipage, car, si l'on n'eût aperçu la sentinelle et l'officier de garde, dont la tête dépassait parfois les bordages du navire, on eût pu le croire inhabité. Il paraît néanmoins que ce bâtiment, tout inconnu qu'il était demeuré, n'avait aucune intention hostile; son arrivée n'avait point paru inquiéter les autorités de Lorient, et il avait été se placer sous le feu d'un petit fort que la déclaration de guerre entre l'Angleterre et la France avait fait remettre en état, et qui étendait en dehors de ses murailles, et au-dessus de la tête même des curieux, le cou allongé d'une batterie de gros calibre.

Cependant, au milieu de la foule de ces oisifs, un jeune homme se distinguait par l'inquiet empressement de ses questions.

Sans que l'on pût deviner pour quelle cause, on voyait facilement qu'il prenait un intérêt direct à ce bâtiment mystérieux. Comme à son habit élégant on avait reconnu l'uniforme des mousquetaires, et que ces gardes de la royauté quittaient rarement la capitale, il avait d'abord été pour la foule une distraction à sa curiosité, mais bientôt on avait retrouvé dans celui qu'on croyait un étranger le jeune comte d'Auray, dernier rejeton d'une des plus vieilles maisons de la Bretagne. Le château habité par sa famille s'élevait sur les bords du golfe de Morbihan, à six ou sept lieues de Port-Louis. Cette famille se composait du marquis d'Auray, pauvre vieillard insensé qui, depuis vingt ans, n'avait point été aperçu hors des limites de son domaine; de la marquise d'Auray, femme dont la rigidité de moeurs et l'antiquité de la noblesse pouvaient seules faire excuser la hautaine aristocratie; de la jeune Marguerite, douce enfant de dix-sept à dix-huit ans, frêle et pâle comme la fleur dont elle portait le nom, et du comte Emmanuel, que nous venons d'introduire sur la scène, et autour duquel la foule s'était rassemblée, dominée qu'elle est toujours par un beau nom, un brillant uniforme, et des manières noblement insolentes.

 

Toutefois, quelque envie qu'eussent ceux auxquels il s'adressait de satisfaire à ses questions, ils ne pouvaient lui répondre que d'une manière vague et indécise, puisqu'ils ne savaient sur la frégate que ce que leurs conjectures échangées avaient pu leur en apprendre à eux-mêmes. Le comte Emmanuel était donc prêt à se retirer, lorsqu'il vit s'approcher de la jetée une barque conduite par six rameurs; elle amenait directement vers les groupes dispersés sur la grève un nouveau personnage qui, dans un moment où la curiosité était si vivement excitée, ne pouvait manquer d'attirer sur lui l'attention.

C'était un jeune homme qui paraissait âgé de vingt à vingt deux ans à peine, et qui était revêtu de l'uniforme d'aspirant de la marine royale.

Il était assis ou plutôt couché sur une peau d'ours, la main appuyée sur le gouvernail de la petite barque, tandis que le pilote, qui, grâce au caprice de son chef, se trouvait n'avoir rien à faire, était assis à l'avant du canot. Du moment où l'embarcation avait été aperçue, chacun s'était retourné de son côté, comme si elle apportait un dernier espoir d'obtenir les renseignements tant désirés. Ce fut donc au milieu d'une partie de la population de Port-Louis que la barque, poussée parle dernier effort de ses rameurs, vint s'engraver à huit ou dix pieds de la plage, le peu de fond qu'il y avait en cet endroit ne lui permettant pas d'avancer plus loin. Aussitôt, deux des matelots quittèrent leurs rames, qu'ils rangèrent au fond de la barque, et descendirent dans la mer, qui leur monta jusqu'aux genoux. Alors le jeune enseigne se souleva nonchalamment, s'approcha de l'avant, et se laissa enlever entre leurs bras et déposer sur la plage, afin que pas une goutte d'eau ne vînt tacher son élégant uniforme. Arrivé là, il ordonna à la barque de doubler la pointe de terre qui s'avançait encore de trois ou quatre cents pas dans l'Océan, et de l'attendre de l'autre côté de la batterie.

Quant à lui, il s'arrêta un instant sur le rivage pour réparer le désordre qu'avait apporté dans sa coiffure le mode de transport qu'il avait été forcé d'adopter pour y parvenir, puis il s'avança, en fredonnant une chanson française, vers la porte du petit fort, qu'il franchit, après avoir légèrement rendu à la sentinelle le salut militaire qu'elle lui avait fait comme à son supérieur.

Quoique rien ne soit plus naturel dans un port de mer que de voir un officier de marine traverser une rade et entrer dans un bastion, la préoccupation des esprits était telle, qu'il n'y eut peut-être pas un des personnages composant cette foule éparse sur la côte qui ne se figurât que la visite que recevait le commandant du fort ne fût relative au vaisseau inconnu qui faisait l'objet de toutes les conjectures. Lorsque le jeune enseigne reparut sur la porte, se trouva-t-il presque enfermé dans un cercle et pressé, qu'il manifesta un instant l'intention de recourir à la baguette qu'il tenait à la main pour se le faire ouvrir; cependant, après l'avoir fait siffler deux ou trois fois avec une affectation parfaitement impertinente, il parut tout à coup changer de résolution, et, apercevant le comte Emmanuel, dont l'air distingué et l'uniforme élégant contrastaient avec l'apparence et la mise vulgaire de ceux qui l'entouraient, il marcha à sa rencontre au moment où, de son côté, celui-ci faisait un pas pour s'approcher de lui.

Les deux officiers ne firent qu'échanger un coup d'oeil rapide, mais ce coup d'oeil suffit pour qu'ils reconnussent à des signes indubitables qu'ils étaient gens de condition et de race. En conséquence, ils se saluèrent aussitôt avec l'aisance gracieuse et la politesse familière qui caractérisaient les jeunes seigneurs de cette époque.

– Pardieu! mon cher compatriote, s'écria le jeune enseigne, car je pense que, comme moi, vous êtes Français, quoique je vous rencontre sur une terre hyperboréenne, et dans des régions, sinon sauvages, du moins passablement barbares, pourriez-vous me dire ce que je porte en moi de si extraordinaire pour que je fasse révolution en ce pays, ou bien un officier de marine est-il une chose si rare et si curieuse à Lorient, que sa seule présence y excite à ce point la curiosité des naturels de la Basse-Bretagne? Ce faisant, vous me rendrez, je vous l'avoue, un service que, de mon côté, je serai enchanté de reconnaître, si jamais pareille occasion se présentait pour moi de vous être utile.

– Et cela sera d'autant plus facile, répondit le comte Emmanuel, que cette curiosité n'a rien qui soit désobligeant pour votre uniforme, ni hostile à votre personne; et la preuve en est, mon cher confrère (car je vois à vos épaulettes que nous occupons à peu près le même grade dans les armées de Sa Majesté), que je partage avec ces honnêtes Bretons la curiosité que vous leur reprochez, quoique j'aie des motifs probablement plus positifs que les leurs pour désirer la solution du problème qu'ils poursuivent en ce moment.

– Eh bien! reprit le marin, si je puis vous aider en quelque chose dans la recherche que vous avez entreprise, je mets mon algèbre a votre disposition; seulement nous sommes assez mal ici pour nous livrer à des démonstrations mathématiques. Vous plairait-il de nous écarter quelque peu de ces braves gens, qui ne peuvent servir qu'à brouiller nos calculs?

Parfaitement, répondit le mousquetaire; d'autant plus, si je ne m'abuse, qu'en marchant de ce côté je vous rapproche de votre barque et de vos matelots.

– Oh! qu'à cela ne tienne; si cette route n'était pas celle qui vous convient, nous en prendrions quelque autre. J'ai le temps, et mes hommes sont encore moins pressés que moi. Ainsi, virons de bord, si tel est votre bon plaisir.

– Non pas, s'il vous plaît; allons de l'avant, au contraire; plus nous serons près du rivage, mieux nous causerons de l'affaire dont je veux vous entretenir. Marchons donc sur cette langue de terre tant que nous y trouverons un endroit où mettre le pied.

Le jeune marin, sans répondre, continua de s'avancer en homme à qui la direction qu'on lui imprime est parfaitement indifférente, et les deux jeunes gens, qui venaient de se rencontrer pour la première fois, marchèrent appuyés sur le bras l'un de l'autre, comme deux amis d'enfance, vers la pointe du cap qui, pareil au fer d'une lance, se prolonge de deux ou trois cents pas dans la mer. Arrivé à son extrémité, le comte Emmanuel s'arrêta, et étendant la main dans la direction du navire:

– Savez-vous ce que c'est que ce bâtiment? demanda-t-il à son compagnon.

Le jeune marin jeta un coup d'oeil rapide et scrutateur sur le mousquetaire; puis, reportant son regard vers le vaisseau:

– Mais, répondit-il négligemment, c'est une jolie frégate de trente-deux canons, portée sur son ancre de touée, avec toutes ses voiles averguées, afin d'être prête à partir au premier signal.

– Pardon, répondit Emmanuel en souriant, mais ce n'est pas cela que je vous demande. Peu m'importe le nombre des canons qu'elle porte, et sur quelle ancre elle chasse: n'est-ce pas comme cela que vous dites? – Le marin sourit à son tour. – Mais, continua Emmanuel, ce que je désire savoir, c'est la véritable nation à laquelle elle appartient, le lieu pour lequel elle est en partance, et le nom de son capitaine.

– Quant à sa nation, répondit le marin, elle a pris soin de nous en instruire elle-même, ou ce serait une infâme menteuse. Ne voyez-vous pas le pavillon qui flotte à sa corne? c'est le pavillon sans tache, un peu usé pour avoir trop servi: voilà tout. Quant à sa destination, c'est, ainsi que vous l'a dit, lorsque vous le lui avez demandé, le commandant de la place, le Mexique. – Emmanuel regarda avec étonnement le jeune enseigne. – Enfin, quant à son capitaine, cela est plus difficile à dire. Il y en a qui jureraient que c'est un jeune homme de mon âge ou du vôtre; car je crois que nous nous suivions de près dans le berceau, quoique la profession que nous exerçons tous deux puisse mettre un grand intervalle entre nos tombes. Il y en a d'autres qui prétendent qu'il est de l'âge de mon oncle, le comte d'Estaing, qui, comme vous le savez sans doute, vient d'être nommé amiral, et qui, dans ce moment, prête main-forte aux rebelles d'Amérique, comme quelques-uns les appellent encore en France. Enfin, quant à son nom, c'est autre chose: on dit qu'il ne le sait pas lui-même, et, en attendant qu'un heureux événement le lui fasse connaître, il s'appelle Paul.

– Paul?

– Oui, le capitaine Paul.

– Paul de quoi?

– Paul de la Providence, du Ranger, de l'Alliance, selon le bâtiment qu'il monte. N'y a-t-il pas aussi en France quelques-uns de nos jeunes seigneurs qui, trouvant leur nom de famille trop écourté, l'allongent avec un nom de terre, et surmontent le tout d'un casque de chevalier ou d'un tortil de baron, si bien que leur cachet et leur carrosse ont un air de vieille maison qui fait plaisir à voir? Eh bien! il en est ainsi de lui. Pour le moment, il s'appelle, je crois, Paul de l'Indienne: et il en est fier; car si j'en juge par mes sympathies de marin, je crois qu'il ne changerait pas sa frégate contre la plus belle terre qui s'étende du port de Brest aux bouches du Rhône.