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Le Capitaine Aréna — Tome 2

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Cette scène m'avait fait, je l'avoue, une puissante impression. Il y avait dans la conviction de cet homme quelque chose d'entraînant; je ne sais si son éloquence était selon les règles du langage et de l'art, mais elle était certainement selon les sympathies du cœur et les faiblesses de l'humanité. Né deux mille ans plus tôt, cet homme eût été un prophète.

Je quittai l'église profondément impressionné. Quant à l'auditoire, il resta à prier long-temps encore après que la messe fut finie; les baraques et la ville étaient désertes, la population tout entière s'était agglomérée autour de l'église.

Il en résulta qu'en revenant à l'hôtel nous eûmes grand'peine à obtenir la collation: notre cuisinier était probablement un des pécheurs les plus repentants de la capitale de la Calabre, car il ne revint de l'église qu'un des derniers, et si consterné et si abattu, que nous pensâmes faire pénitence en son lieu et place en ne déjeunant pas.

Vers les deux heures notre messager revint: il n'avait trouvé aucun speronare à San-Lucido, mais on lui avait dit que, comme depuis trois jours le vent venait de la Sicile, il ne tarderait certainement pas à apparaître: il avait en conséquence laissé la lettre à un marinier de ses amis qui connaissait le capitaine Aréna, et qui avait promis de la lui remettre aussitôt son arrivée.

La journée s'écoula, comme celle de la veille, à nous promener aux baraques, cet étrange Longchamps. Le soir venu, nous voulûmes cette fois jouir du tremblement de terre; comme nous étions à peu près reposés par l'excellente nuit que nous avions passée, au lieu de nous coucher à dix heures nous nous rendîmes au rendez-vous général, où nous trouvâmes tous les habitants dans la terrible expectative qui, depuis dix jours déjà, les tenait éveillés jusqu'à deux heures du matin.

Tout se passa d'une façon assez calme jusqu'à minuit, heure avant laquelle les accidents se manifestaient rarement; mais après que les douze coups, pareils à une voix qui pleure, eurent retenti lentement à l'église des Capucins, les personnes les plus attardées sortirent à leur tour des baraques, les groupes se formèrent et une grande agitation commença de s'y manifester: à chaque instant, quelques femmes, se figurant avoir senti trembler le sol sous les pieds, jetaient un cri isolé, auquel répondaient deux ou trois cris pareils; puis on se rassurait momentanément en voyant que la terreur était anticipée, et l'on attendait avec plus d'anxiété encore le moment de crier véritablement pour quelque chose.

Ce moment arriva enfin. Nous nous tenions par-dessous le bras Jadin et moi, lorsqu'il nous sembla qu'un frémissement métallique passait dans l'air; presque en même temps, et avant que nous eussions même ouvert la bouche pour nous faire part de ce phénomène, nous sentîmes la terre se mouvoir sous nos pieds: trois mouvements d'oscillation, allant du nord au midi, se firent sentir successivement; puis un mouvement d'élévation leur succéda. Un cri général retentit; quelques personnes, plus effrayées que les autres, commencèrent à fuir sans savoir où. Un instant de confusion eut lieu parmi cette foule, les clameurs qui venaient de la ville répondirent au cri qu'elle avait poussé; puis on entendit, dominant tout cela, le bruit sourd, et pareil à un tonnerre lointain, de deux ou trois maisons qui s'écroulaient.

Quoique assez ému moi-même de l'attente de l'événement, j'avais assisté à ce spectacle, dont j'étais un des acteur, avec assez de calme pour faire des observations exactes sur ce qui s'était passé: le mouvement d'oscillation, venant du nord au midi, et revenant du midi au nord, me parut nous avoir déplacés de trois pieds à peu près; ce sentiment était pareil à celui qu'éprouverait un homme placé sur un parquet à coulisse et qui le sentirait tout à coup glisser sous ses pieds: le mouvement d'élévation, semblable à celui d'une vague qui soulèverait une barque, me parut être de deux pieds à peu près, et fut assez inattendu et assez violent pour que je tombasse sur un genou. Les quatre mouvements, qui se succédèrent à intervalles à peu près égaux, furent accomplis en six ou huit secondes.

Trois autres secousses eurent encore lieu dans l'espace d'une heure à peu près; mais celles-ci, beaucoup moins fortes que la première, ne furent qu'une espèce de frémissement du sol, et allèrent toujours en diminuant. Enfin, on comprit que cette nuit ne serait pas encore la dernière et que le monde avait probablement son lendemain. On se félicita mutuellement sur le nouveau danger auquel on venait d'échapper, et l'on rentra petit à petit dans les baraques. A deux heures et demie la place était à peu près déserte.

Nous suivîmes l'exemple qui nous était donné et nous regagnâmes nos lits: ils avaient pris, comme la veille, leur part du tremblement de terre en quittant la muraille et en s'en allant, l'un du côté de la fenêtre, l'autre du côté de la porte; nous les rétablîmes chacun en son lieu et place, et nous les assurâmes en nous y étendant. Quant à l'hôtel du Repos-d'Alaric, il était resté digne de son patron et demeurait ferme comme un roc sur ses fondations.

A huit heures du matin nous fûmes réveillés par le capitaine Aréna; il était arrivé la veille au soir avec le speronare et tout l'équipage à San-Lucido, il y avait trouvé notre lettre, et accourait en personne à notre secours les poches bourrées de piastres.

Il était temps: il ne nous restait pas tout à fait deux carlins.

CHAPITRE XVI.
TERRE MOTI

Le baron Mollo nous avait entendus exprimer la veille le désir que nous avions d'aller visiter Castiglione, un des villages des environs de Cosenza qui avaient le plus souffert. En conséquence, à neuf heures du matin, nous vîmes arriver sa voiture, mise par lui à notre disposition pour toute la journée.

Nous partîmes vers les dix heures; la voiture ne pouvait nous conduire qu'à trois milles de Cosenza. Arrivés là, nous devions prendre par un sentier dans la montagne et faire trois autres milles à pied avant d'arriver à Castiglione.

A peine fûmes-nous partis qu'une pluie fine commença de tomber, qui, s'augmentant sans cesse, était passée à l'état d'ondée. Lorsque nous mîmes pied à terre cependant, nous n'en résolûmes pas moins de continuer notre chemin; nous prîmes un guide, et nous nous acheminâmes vers le malheureux village.

Nous l'aperçûmes d'assez loin, situé qu'il est au sommet d'une montagne, et, du plus loin que nous l'aperçûmes, il nous apparut comme un amas de ruines. Au milieu de ces ruines, nous voyions s'agiter toute la population. En effet, en nous approchant, nous nous aperçûmes que tout le monde était occupé à faire des fouilles: les vivants déterraient les morts.

Rien ne peut donner une idée de l'aspect de Castiglione. Pas une maison n'était restée intacte; la plupart étaient entièrement écroulées, quelques-unes étaient englouties entièrement: un toit se trouvait au niveau du sol et l'on passait dessus; d'autres maisons avaient tourné sur elles-mêmes, et parmi celles-ci il y en avait une dont la façade, qui était d'abord à l'orient, s'était retrouvée vers le nord; la portion de terrain sur laquelle le bâtiment était situé avait suivi le même mouvement de rotation, de sorte que cette maison était une des moins mutilées. De son côté, le jardin, situé jusque-là au midi, se trouvait maintenant à l'ouest. Jusqu'à cette heure on avait retiré des décombres quatre-vingt-sept morts; cinquante-trois personnes avaient été blessées plus ou moins grièvement, et vingt-deux individus devaient être encore ensevelis sous les ruines. Quant aux bestiaux, la perte en était considérable, mais ne pouvait s'évaluer encore, car beaucoup étaient retirés vivants, et, quoique blessés ou mourant de faim, pouvaient être sauvés. Un paysan occupé aux fouilles nous demanda qui nous étions; nous lui répondîmes que nous étions des peintres. — Que venez-vous faire ici alors? nous dit-il; vous voyez bien qu'il n'y a plus rien à peindre.

Les détails des divers événements qu'amène un tremblement de terre sont tellement variés et souvent tellement incroyables, que j'hésite à consigner ici tout ce qu'on nous raconta, et que je préfère emprunter la relation officielle que M. de Gourbillon fit de la catastrophe dont il fut témoin oculaire. Peut-être le récit a-t-il un peu vieilli dans sa forme; mais j'aime mieux le laisser tel qu'il est que d'y faire aucun changement qui pourrait donner lieu à l'accusation d'avoir altéré en rien la vérité.

«Le 4 février 1783, au sud-ouest du village de San-Lucido1, étaient situés le lac et la montagne de Saint-Jean; le 5, le lac et la montagne disparurent; une plaine marécageuse prit leur place, et le lac se trouva reporté plus à l'ouest, entre la rivière Cacacieri et le site qu'il avait précédemment occupé. Un second lac fut formé le même jour entre la rivière d'Aqua-Bianca et le bras supérieur de la rivière d'Aqua di Pesce. Tout le terrain qui aboutit à la rivière Leone et qui longe celle de Torbido fut également rempli de marais et de petits étangs.

La belle église de la Trinité à Mileto2, l'une des plus anciennes villes des deux Calabres, s'engouffra tout à coup, le 5 février, de manière à ne plus laisser apercevoir que l'extrémité de la flèche du clocher. Un fait plus inouï encore, c'est que tout ce vaste édifice s'enfonça dans la terre sans qu'aucune de ses parties parût avoir souffert le moindre déplacement.

 

De profonds abîmes s'ouvrirent sur toute l'étendue de la route tracée sur le mont Laké, route qui conduit au village d'Iérocrane.

Le père Agace, supérieur d'un couvent de carmes dans ce dernier village, était sur cette route au moment d'une des fortes secousses: la terre vacillante s'ouvrit bientôt sous lui; les crevasses s'entr'ouvraient et se refermaient avec un bruit et une rapidité remarquables. L'infortuné moine, cédant à une terreur fort naturelle sans doute, se livre machinalement à la fuite; bientôt l'avide terre le retient par un pied, qu'elle engloutit et qu'elle enferme. La douleur qu'il éprouve, l'épouvante qui le saisit, le tableau affreux qui l'entoure l'ont à peine privé de ses sens, qu'une violente secousse le rappelle à lui: l'abîme qui le retient s'ouvre, et la cause de sa captivité devient celle de sa délivrance.

Trois habitants de Seriano, Vincent Greco, Paul Feglia et Michel Roviti, parcouraient les environs de cette ville pour visiter le site où onze autres personnes avaient été misérablement englouties la veille; ce lieu était situé au bord de la rivière Charybde. Surpris eux-mêmes par un nouveau tremblement de terre, les deux premiers parviennent à s'échapper: Roviti seul est moins heureux que les autres; il tombe la face contre la terre, et la terre s'affaisse sous lui; tantôt elle l'attire dans son sein, et tantôt elle le vomit au dehors. A demi submergé dans les eaux fangeuses d'un terrain devenu tout à coup aquatique, le malheureux est long-temps ballotté par les flots terraqués, qui enfin le jettent à une grande distance horriblement meurtri, mais encore respirant. Le fusil qu'il portait fut huit jours après retrouvé près du nouveau lit que la Charybde s'était tracé.

Dans une maison de la même ville, qui, comme toutes les autres maisons, avait été détruite de fond en comble, un bouge contenant deux porcs résista seul à la ruine commune. Trente-deux jours après le tremblement de terre, leur retraite fut découverte au milieu des décombres, et, au grand étonnement des ouvriers, les deux animaux apparurent sur le seuil protecteur; pendant ces trente-deux jours, ils n'avaient pris aucun aliment quelconque, et l'air indispensable même à leur existence n'avait pu passer qu'au travers de quelques fissures imperceptibles: ces animaux étaient vacillants sur leurs jambes et d'une maigreur remarquable. Ils rejetèrent d'abord toute espèce de nourriture, et se jetèrent si avidement sur l'eau qui leur fut présentée qu'on eût dit qu'ils craignaient d'en être encore privés. Quarante jours après, ils étaient redevenus aussi gras qu'avant la catastrophe dans laquelle ils avaient manqué périr. On les tua tous deux, quoique, en considération du rôle qu'ils avaient joué dans cette grande tragédie, ils eussent peut-être dû avoir la vie sauve.

Sur le penchant d'une montagne qui mène ou plutôt qui menait à la petite ville d'Acena, un précipice immense et escarpé s'entr'ouvrit tout à coup sur la totalité de la route de Saint-Étienne-du-Bois à cette même ville. Un fait très-remarquable et qui eût suffi partout ailleurs pour changer les plans ordinaires de construction des bâtiments publics dans un pays qui, comme celui-ci, est incessamment exposé aux tremblements de terre, c'est qu'au milieu du bouleversement général trois vieilles maisons de figure pyramidale furent les seuls édifices qui demeurèrent sur pied. La montagne est maintenant une plaine.

Les ruines du bourg de Cavida et celles des deux villages de Saint-Pierre et Crepoli présentent un fait tout aussi remarquable: le sol de ces trois différents lieux est aujourd'hui fort au-dessous de son ancien niveau.

Sur toute l'étendue du pays ravagé par le tremblement de terre on remarqua, sans pouvoir cependant s'en expliquer la cause, des espèces de cercles empreints sur le terrain. Ces cercles étaient généralement de la grandeur de la petite roue d'un carrosse; ils étaient creusés en forme de spirale à onze ou seize pouces de profondeur, et n'offraient aucune trace du passage des eaux, qui les avaient formés sans doute, qu'une espèce de tube ou conduit pour ainsi dire imperceptible, souvent même impossible à voir, et qui en occupait ordinairement le centre. Quant à la nature même des eaux en question, jaillies tout à coup du sein de la terre, la vérité se cache dans la foule des conjectures et des différents rapports: les uns prétendent que des eaux bouillantes jaillirent du milieu de ses crevasses, et citent plusieurs habitants qui portent encore les marques des brûlures qu'elles leur ont faites; d'autres nient que cela soit vrai, et soutiennent que les eaux étaient froides au contraire et tellement imprégnées d'une odeur sulfureuse que l'air même en fut long-temps infecté; enfin, quelques-uns démentent l'une et l'autre assertion, et ne voient dans ces eaux que des eaux ordinaires de rivière et de source. Au reste, ces différents rapports peuvent être également vrais, eu égard aux lieux où ces différentes observations furent faites, puisque le sol de la Calabre renferme effectivement ces trois différentes espèces d'eaux.

La ville de Rosarno fut entièrement détruite; la rivière qui la traversait présenta un phénomène remarquable. Au moment de la secousse qui renversa la ville, cette rivière, fort grosse et fort rapide en hiver, suspendit tout à coup son cours.

La route qui allait de cette même ville à San-Fici s'enfonça sous elle-même et devint un précipice affreux. Les rocs les plus escarpés ne résistèrent point au bouleversement de la nature; ceux qui ne furent pas entièrement renversés sont encore tailladés en tous sens et couverts de larges fissures comme s'ils eussent été coupés à dessein avec un instrument tranchant; quelques-uns sont pour ainsi dire découpés à jour depuis leur base jusqu'à leur cime, et présentent à l'œil étonné comme autant d'espèces de ruelles qui seraient creusées par l'art dans l'épaisseur de la montagne.

A Polystène, deux femmes étaient dans la même chambre au moment où la maison s'affaissa: ces deux femmes étaient mères; l'une avait auprès d'elle un enfant de trois ans, l'autre allaitait encore le sien.

Long-temps après, c'est-à-dire quand la consternation et la ruine générale permirent de fouiller dans les décombres, les cadavres de ces deux femmes furent trouvés dans une seule et même attitude; toutes deux étaient à genoux courbées sur leurs enfants tendrement serrés dans leurs bras, et le sein qui les protégeait les écrasa tous deux sans les séparer de lui.

Ces quatre cadavres ne furent déterrés que le 11 mars suivant, c'est-à-dire trente-quatre jours après l'événement. Ceux des deux mères étaient couverts de taches livides; ceux des deux enfants étaient de véritables squelettes.

Plus heureuse que ces deux mères, une vieille fut retirée au bout de sept jours de dessous les ruines de sa maison; on la trouva évanouie et presque mourante. L'éclat du jour la frappa péniblement: elle refusa d'abord toute espèce de nourriture, et ne soupirait qu'après l'eau. Interrogée sur ce qu'elle avait éprouvé, elle dit que pendant plusieurs jours la soif avait été son tourment le plus cruel; ensuite elle était tombée dans un état de stupeur et d'insensibilité total, état qui ne lui permettait pas de se rappeler ce qu'elle avait éprouvé, pensé ou senti.

Une délivrance plus extraordinaire encore est celle d'un chat retrouvé après quarante jours sous les ruines de la maison de don Michel-Ange Pillogallo; le pauvre animal fut retrouvé étendu sur le sol dans un état d'abattement et de calme. Ainsi que les cochons dont j'ai parlé plus haut, il était d'une maigreur extrême, vacillant sur les pattes, timide, craintif, et entièrement privé de sa vivacité habituelle. On remarqua en lui le même dégoût d'aliments et la même propension pour toute espèce de breuvage. Il reprit peu à peu ses forces, et dès qu'il put reconnaître la voix de son maître, il miaula faiblement à ses pieds, comme pour exprimer le plaisir qu'il avait de le revoir.

La petite ville des Cinque-Fronti, ainsi appelée des cinq tours qui s'élevaient en dehors de ses murs, fut également détruite en entier: église, maisons, places, rues, hommes, animaux, tout périt, tout disparut, tout fut plongé subitement à plusieurs pieds sous terre.

L'ancienne Tauranium, aujourd'hui Terra-Nova, réunit sur elle seule tous les désastres communs.

Le 5 février, à midi, le ciel se couvrit tout à coup de nuages épais et obscurs qui planaient lentement sur la ville, et qu'un fort vent de nord-ouest eut bientôt dissipés. Les oiseaux parurent voler çà et là comme égarés dans leur route; les animaux domestiques furent frappés d'une agitation remarquable; les uns prenaient la fuite, les autres demeuraient immobiles à leur place et comme frappés d'une secrète terreur. Les chevaux hennissaient et tremblaient sur leurs jambes, les écartaient l'une de l'autre pour s'empêcher de tomber; les chiens et les chats, recourbés sur eux-mêmes, se blottissaient aux pieds de leurs maîtres. Tant de tristes présages, tant de signes extraordinaires auraient dû éveiller les soupçons et la crainte dans l'âme des malheureux habitants et les porter à prendre la fuite; leur destinée en ordonna autrement: chacun resta chez soi sans éviter ni prévoir le danger. En un clin d'œil la terre, encore tranquille, vacilla sur sa base; un sourd et long murmure parut sortir de ses entrailles; bientôt ce murmure devint un bruit horrible: trois fois la ville fut soulevée fort au-dessus de son niveau ordinaire, trois fois elle fut entraînée à plusieurs pieds au-dessous; à la quatrième, elle n'existait plus.

Sa destruction n'avait point été uniforme, et d'étranges épisodes signalèrent cet événement. Quelques-uns des quartiers de la ville furent subitement arrachés à leur situation naturelle; soulevés avec le sol qui leur servait de base, les uns furent lancés jusque sur les bords du Soli et du Marro, qui baignaient les murs de la ville, ceux-là à trois cents pas, ceux-ci à six cents de distance; d'autres furent jetés çà et là sur la pente de la montagne qui dominait la ville, et sur laquelle celle-ci était construite. Un bruit plus fort que celui du tonnerre, et qui, à de courts intervalles, laissait à peine entendre des gémissements sourds et confus; des nuages épais et noirâtres qui s'élevaient du milieu des ruines, tel fut l'effet général de ce vaste chaos, où la terre et la pierre, l'eau et le feu, l'homme et la brute, furent jetés pêle-mêle ensemble, confondus et broyés.

Un petit nombre de victimes échappa cependant à la mort; et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette même nature, qui semblait si avide du sang de tous, sauva ceux-ci de sa propre rage par des moyens si inouïs et si forts, qu'on eût dit qu'elle voulait prouver à notre orgueil le peu de cas qu'elle faisait de la vie et de la mort de l'hommée.

La ville de Terra-Nova fut détruite par le quadruple genre de tremblement de terre connu sous les différentes dénominations de secousses, d'oscillation, d'élévation, de dépression et de bondissement. Ce dernier genre, le plus horrible comme le plus inouï de tous, consiste non-seulement dans le changement de situation des parties constituantes d'un corps, mais aussi dans cette espèce de mouvement de projection qui élance une de ces mêmes parties vers un lieu différent de celui qu'elle occupe. Les ruines de cette malheureuse ville offrent encore tant d'exemples de ce genre, que l'esprit le plus incrédule serait forcé d'en reconnaître l'existence: j'en rapporterai ici quelques-uns.

La totalité des maisons situées au bord de la plate-forme de la montagne, toutes celles qui formaient les rues aboutissantes aux ports dits du Vent et de Saint-Sébastien, tous ces édifices, dis-je, les uns à demi détruits déjà, les autres sans aucun dommage remarquable, furent arrachés de leur site naturel et jetés soit sur le penchant de la montagne, soit aux bords du Soli et du Marro, soit enfin au delà de cette première rivière. Cet événement inouï donna lieu à la cause la plus étrange sur laquelle un tribunal ait jamais eu à prononcer.

"Après cette étrange mutation de lieux, le propriétaire d'un enclos planté d'oliviers, naguère situé au bas de la plate-forme en question, reconnut que son enclos et ses arbres avaient été transportés au delà du Soli sur un terrain jadis planté de mûriers, terrain alors disparu et qui appartenait auparavant à un autre habitant de Terra-Nova. Sur la réclamation qu'il fait de sa propriété, celui-ci appuie le refus de la rendre sur ce que l'enclos en question avait pris la place de son propre terrain et l'en avait conséquemment privé. Cette question, aussi nouvelle que difficile à résoudre, en ce que rien ne pouvait prouver en effet que la disparition du sol inférieur n'eût pas été l'effet immédiat de la chute et de la prise de possession du sol supérieur, cette question ne pouvait, comme on le comprend, être prouvée que par un accommodement mutuel. Des arbitres furent nommés, et le propriétaire du terrain usurpateur fut tenu de partager les olives avec le maître du terrain usurpé.

 

Dans la rue dont il a été parlé plus haut était une auberge située à environ trois cents pas de la rivière Soli; un moment avant la secousse formidable, l'hôte, nommé Jean Agiulino, sa femme, une de leurs nièces et quatre voyageurs se trouvaient réunis dans une salle par bas de l'auberge. Au fond de cette salle était un lit, au pied de ce lit un brasero, espèce de grand vase qui contient de la braise enflammée, seule et unique cheminée de toute l'Italie méridionale; enfin, autour de la salle, étaient une table, des chaises et quelques autres meubles à l'usage de la famille. L'hôte était couché sur le lit et plongé dans un profond sommeil; sa femme, assise devant le brasero et les pieds appuyés sur sa base, soutenait dans ses bras sa jeune nièce, qui jouait avec elle. Quant aux voyageurs, placés autour d'une table à la gauche de la porte d'entrée, ils faisaient une partie de cartes.

Telles étaient les diverses attitudes des personnages et la disposition même de la scène, lorsqu'en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire le théâtre et les acteurs eurent changé de place. Une secousse violente arrache la maison du sol qui lui sert de base, et la maison, l'hôte, l'hôtesse, la nièce et les voyageurs sont jetés tout à coup au delà de la rivière: un abîme paraît à leur place.

A peine cet énorme amas de terre, de pierres, de matériaux et d'hommes tombèrent-ils de l'autre côté de la rivière, qu'il se creuse de nouveaux fondements, et le bâtiment même n'est plus qu'un mélange confus de ruines. La destruction de la salle principale offrit des particularités remarquables: le mur contre lequel le lit était placé s'écroula vers la partie extérieure; celui qui touchait à la porte placée en face du même lit plia d'abord sur lui-même dans l'intérieur et dans la salle, puis tomba comme l'autre en dehors. Le même effet fut produit par les murailles à l'angle desquelles étaient placés nos quatre joueurs, qui déjà ne jouaient plus: le toit fut enlevé comme par enchantement et jeté à une plus grande distance que la maison même.

"Une fois établie sur son nouveau site et entièrement dégagée de tous les décombres qui en cachaient l'effet, la machine ambulante présenta à la fois une scène curieuse et horrible. Le lit était à la même place et s'était effondré sur lui-même; l'hôte s'était réveillé et croyait dormir encore. Pendant cet étrange voyage, qu'elle ne soupçonnait pas elle-même, sa femme, imaginant seulement que le brasero glissait sous ses pieds, s'était baissée pour le retenir, et cette action avait sans doute été la seule et unique cause de sa chute sur le plancher; mais dès qu'elle se fut relevée, dès qu'elle aperçut par l'ouverture de la porte des objets et des sites nouveaux, elle crut rêver elle-même, et faillit devenir folle. Quant à la nièce, abandonnée par sa tante au moment où celle-ci se baissait, elle courut éperdue vers la porte, qui, tombant au moment où elle en touchait le seuil, l'écrasa dans sa chute. Il en était de même des quatre voyageurs: avant qu'ils eussent eu le temps de se lever de leur place, ils étaient tués.

Cent témoins oculaires de cette catastrophe inouïe existent encore au moment où j'écris; le procès-verbal, d'où est tiré ce récit, fut dressé, quelque temps après, sur les lieux, et appuyé des déclarations de l'hôte et de sa femme, qui sans doute vivent encore.

Les effets inouïs du tremblement de terre par bondissement ne se font pas sentir aux seuls édifices; les phénomènes qu'ils produisent à l'égard des hommes mêmes ne sont ni moins forts ni moins étonnants; et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette particularité qui, en toute autre circonstance, est la cause immédiate de la perte des habitations et des hommes, devient parfois aussi la source du salut des unes et des autres.

Un médecin de cette ville, M. Labbe-Tarverna, habitait une maison à deux étages, située dans la rue principale, près le couvent de Sainte-Catherine. Cette maison commença par trembler; elle vacilla ensuite; puis les murs, les toits, les planchers s'élevèrent, s'abaissèrent, et enfin furent jetés hors de leur place naturelle. Le médecin, ne pouvant plus se tenir debout, veut fuir et tombe comme évanoui sur le plancher. Au milieu du bouleversement général, il cherche en vain la force nécessaire pour observer ce qui se passe autour de lui; tout ce dont il se rappelle ensuite, c'est qu'il tomba la tête la première dans l'abîme qui s'ouvrit sous lui, lorsqu'il resta suspendu les cuisses prises entre deux poutres. Tout à coup, au moment où, couvert des décombres de sa maison en ruines, il est près d'être étouffé par la poussière qui tombe de toute part sur lui, une oscillation contraire à celle dont il est la victime, écartant les deux poutres qui l'arrêtent, les élève à une grande hauteur et les jette avec lui dans une large crevasse formée par les décombres entassés devant la maison. L'infortuné médecin en fut quitte toutefois pour de violentes contusions et une terreur facile à concevoir. Une autre maison de la même ville fut le théâtre d'une scène plus touchante, plus tragique encore, et qui, grâce à la même circonstance, n'eut pas une fin plus funeste.

Don François Zappia et toute sa famille furent comme emprisonnés dans l'angle d'une des pièces de cette maison, par suite de la chute soudaine des plafonds et des poutres; l'étroite enceinte qui protégeait encore leurs jours était entourée de manière qu'il devenait aussi impossible d'y respirer l'air nécessaire à la vie que d'en forcer les murs artificiels: la mort et une mort aussi lente qu'affreuse fut donc, pendant quelque temps, l'unique espoir de cette famille. Déjà chacun l'attendait avec impatience comme le seul remède à ses maux, quand, tout à coup, l'événement le plus heureux comme le plus inespéré met fin à cette situation affreuse; une violente secousse rompt les murs de leur prison, et, les soulevant avec elle, les lance à la fois au dehors; aucun d'eux ne perdit la vie.

Les arbres les plus forts ne furent point exempts de cette migration étrange: l'exemple suivant en fait foi. Un habitant du bourg de Molochiello, nommé Antoine Avati, surpris par le tremblement de terre aux environs de cette même ville, se réfugie sur un châtaignier d'une hauteur et d'une grosseur remarquables; à peine s'y est-il établi, que l'arbre est violemment agité. Tout à coup, arraché du sol qui couvre ses énormes racines, l'arbre est jeté à deux ou trois cents pas de distance, où il se creuse un nouveau lit, tandis qu'attaché fortement à ses branches, le pauvre paysan voyage avec lui dans les airs, et avec lui voit enfin le terme de son voyage.

Un autre fait à peu près semblable existe, et, bien que se rattachant à une autre époque, mérite cependant d'être ajouté aux exemples précédemment cités des tremblements de terre par bondissement: ce fait se trouve rapporté dans une vieille relation de 1659. Le P. Thomas de Rossano, de l'ordre des Dominicains, dormait tranquillement dans l'intérieur du couvent à Soriano. Tout à coup le lit et le moine sont lancés par la fenêtre au milieu de la rivière Vesco. Le plancher suit heureusement le même chemin que le lit et le dormeur, et devient le radeau qui les sauve. L'historien ne dit pas si le moine se réveilla en route.

La ville de Casalnovo ne fut pas plus épargnée que celle de Terra-Nova: églises, monuments publics, maisons particulières, tout fut également détruit. Parmi la foule des victimes, on peut citer la princesse de Garane, dont le cadavre fut retiré du milieu des ruines, portant encore la trace de deux larges blessures.

11 Celui-là même où nous attendait notre speronare.
22 Mileto est situé à quatre milles à peu près de Monteleone: c'est la même ville où nous avions vu en passant un tombeau antique.