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La tulipe noire

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XVII
PREMIER CAÏEU

Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt.

Alors commença entre le maître et l'écolière une de ces scènes charmantes qui font la joie du romancier quand il a le bonheur de les rencontrer sous la plume.

Le guichet, seule ouverture qui servît de communication aux deux amants, était trop élevé pour que des gens qui s'étaient jusque-là contentés de lire sur le visage l'un de l'autre tout ce qu'ils avaient à se dire pussent lire commodément sur le livre que Rosa avait apporté.

En conséquence, la jeune fille dut s'appuyer au guichet, la tête penchée, le livre à la hauteur de la lumière qu'elle tenait de la main droite, et que, pour la reposer un peu, Cornélius imagina de fixer par un mouchoir au treillis de fer. Dès lors Rosa put suivre avec ses doigts sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait épeler Cornélius, lequel, muni d'un fétu de paille en guise d'indicateur, désignait ces lettres par le trou du grillage à son écolière attentive.

Le feu de cette lampe éclairait les riches couleurs de Rosa, son œil bleu et profond, ses tresses blondes sous le casque d'or bruni qui, ainsi que nous l'avons dit, sert de coiffure aux Frisonnes; ses doigts levés en l'air et dont le sang descendait, prenaient ce ton pâle et rose qui resplendit aux lumières et qui indique la vie mystérieuse que l'on voit circuler sous la chair.

L'intelligence de Rosa se développait rapidement sous le contact vivifiant de l'esprit de Cornélius, et, quand la difficulté paraissait trop ardue, ces yeux qui plongeaient l'un dans l'autre, ces cils qui s'effleuraient, ces cheveux qui se mariaient, détachaient des étincelles électriques capables d'éclairer les ténèbres mêmes de l'idiotisme.

Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans son esprit les leçons de lecture, et en même temps dans son âme les leçons non avouées de l'amour.

Un soir elle arriva une demi-heure plus tard que de coutume.

C'était un trop grave événement qu'une demi-heure de retard pour que Cornélius ne s'informât pas avant toute chose de ce qui l'avait causé.

– Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n'est point ma faute. Mon père a renoué connaissance à Loewestein avec un bonhomme qui était venu fréquemment le solliciter à la Haye pour voir la prison. C'était un bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait de joyeuses histoires, en outre un large payeur qui ne reculait pas devant un écot.

– Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Cornélius étonné.

– Non, répondit la jeune fille, c'est depuis quinze jours environ que mon père s'est affolé de ce nouveau venu si assidu à le visiter.

– Oh! fit Cornélius en secouant la tête avec inquiétude, car tout nouvel événement présageait pour lui une catastrophe, quelque espion du genre de ceux que l'on envoie dans les forteresses pour surveiller ensemble prisonniers et gardiens.

– Je ne crois pas, dit Rosa en souriant, si ce brave homme épie quelqu'un, ce n'est pas mon père.

– Qui est-ce alors?

– Moi, par exemple.

– Vous?

– Pourquoi pas? dit en riant Rosa.

– Ah! c'est vrai, fit Cornélius en soupirant, vous n'aurez pas toujours en vain des prétendants, Rosa, cet homme peut devenir votre mari.

– Je ne dis pas non.

– Et sur quoi fondez-vous cette joie?

– Dites cette crainte, M. Cornélius.

– Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte…

– Je la fonde sur ceci…

– J'écoute, dites.

– Cet homme était déjà venu plusieurs fois au Buitenhof, à la Haye; tenez, juste au moment où vous y fûtes enfermé. Moi sortie, il en sortit à son tour; moi venue ici, il y vint. À la Haye il prenait pour prétexte qu'il voulait vous voir.

– Me voir, moi?

– Oh! prétexte, assurément, car aujourd'hui qu'il pourrait encore faire valoir la même raison, puisque vous êtes redevenu le prisonnier de mon père, ou plutôt que mon père est redevenu votre geôlier, il ne se recommande plus de vous, bien au contraire. Je l'entendais hier dire à mon père qu'il ne vous connaissait pas.

– Continuez, Rosa, je vous prie, que je tâche de deviner quel est cet homme et ce qu'il veut.

– Vous êtes sûr, M. Cornélius, que nul de vos amis ne se peut intéresser à vous?

– Je n'ai pas d'amis, Rosa, je n'avais que ma nourrice: vous la connaissez et elle vous connaît. Hélas! cette pauvre Zug, elle viendrait elle-même et ne ruserait pas, et dirait en pleurant à votre père ou à vous: «Cher monsieur ou chère demoiselle, mon enfant est ici, voyez comme je suis désespérée, laissez-moi le voir une heure seulement et je prierai Dieu toute ma vie pour vous.» Oh! non, continua Cornélius, oh! non, à part ma bonne Zug, non, je n'ai pas d'amis.

– J'en reviens donc à ce que je pensais, d'autant mieux qu'hier, au coucher du soleil, comme j'arrangeais la plate-bande où je dois planter votre caïeu, je vis une ombre qui, par la porte entr'ouverte, se glissait derrière les sureaux et les trembles. Je n'eus pas l'air de regarder, c'était notre homme. Il se cacha, me vit remuer la terre, et, certes, c'était bien moi qu'il avait suivie, c'était bien moi qu'il épiait. Je ne donnai pas un coup de râteau, je ne touchai pas un atome de terre qu'il ne s'en rendît compte.

– Oh! oui, oui, c'est un amoureux, dit Cornélius. Est-il jeune, est-il beau?

Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa réponse.

– Jeune, beau! s'écria Rosa éclatant de rire. Il est hideux de visage, il a le corps voûté, il approche de cinquante ans, et n'ose me regarder en face ni parler haut.

– Et il s'appelle?

– Jacob Gisels.

– Je ne le connais pas.

– Vous voyez bien, alors, que ce n'est pas pour vous qu'il vient.

– En tout cas, s'il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, car vous voir c'est vous aimer, vous ne l'aimez pas, vous?

– Oh! non certes!

– Vous voulez que je me tranquillise, alors?

– Je vous y engage.

– Eh bien! maintenant que vous commencez à savoir lire, Rosa, vous lirez tout ce que je vous écrirai, n'est-ce pas, sur les tourments de la jalousie et sur ceux de l'absence?

– Je lirai si vous écrivez bien gros.

Puis, comme la tournure que prenait la conversation commençait à inquiéter Rosa:

– À propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, à vous?

– Rosa, jugez de ma joie: ce matin je la regardais au soleil, après avoir écarté doucement la couche de terre qui couvre le caïeu, j'ai vu poindre l'aiguillon de la première pousse; ah! Rosa, mon cœur s'est fondu de joie, cet imperceptible bourgeon blanchâtre, qu'une aile de mouche écorcherait en l'effleurant, ce soupçon d'existence qui se révèle par un insaisissable témoignage, m'a plus ému que la lecture de cet ordre de Son Altesse, qui me rendait la vie en arrêtant la hache du bourreau, sur l'échafaud du Buitenhof.

– Vous espérez, alors? dit Rosa en souriant.

– Oh! oui, j'espère!

– Et moi, à mon tour, quand planterai-je mon caïeu?

– Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n'allez point vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret à qui que ce soit au monde; un amateur, voyez-vous, serait capable, rien qu'à l'inspection de ce caïeu, de reconnaître sa valeur; et surtout, surtout, ma bien chère Rosa, serrez précieusement le troisième oignon qui vous reste.

– Il est encore dans le même papier où vous l'avez mis et tel que vous me l'avez donné, M. Cornélius, enfoui tout au fond de mon armoire et sous mes dentelles, qui le tiennent au sec sans le charger. Mais, adieu, pauvre prisonnier.

– Comment, déjà?

– Il le faut.

– Venir si tard et partir si tôt!

– Mon père pourrait s'impatienter en ne me voyant pas revenir; l'amoureux pourrait se douter qu'il a un rival.

Et elle écouta inquiète.

– Qu'avez-vous donc? demanda van Baërle.

– Il m'a semblé entendre.

– Quoi donc?

– Quelque chose comme un pas qui craquait dans l'escalier.

– En effet, dit le prisonnier, ce ne peut être Gryphus, on l'entend de loin, lui.

– Non, ce n'est pas mon père, j'en suis sûre, mais…

– Mais…

– Mais ce pourrait être M. Jacob.

Rosa s'élança dans l'escalier, et l'on entendit en effet une porte qui se fermait rapidement avant que la jeune fille eût descendu les dix premières marches. Cornélius demeura fort inquiet, mais ce n'était pour lui qu'un prélude. Quand la fatalité commence d'accomplir une œuvre mauvaise, il est rare qu'elle ne prévienne pas charitablement sa victime comme un spadassin fait à son adversaire pour lui donner le loisir de se mettre en garde. Presque toujours, ces avis émanent de l'instinct de l'homme ou de la complicité des objets inanimés, souvent moins inanimés qu'on ne le croit généralement; presque toujours, disons-nous, ces avis sont négligés. Le coup a sifflé en l'air, et il retombe sur une tête que ce sifflement eût dû avertir, et qui, avertie, a dû se prémunir. Le lendemain se passa sans que rien de marquant eût lieu. Gryphus fit ses trois visites. Il ne découvrit rien. Quand il entendait venir son geôlier (et dans l'espérance de surprendre les secrets de son prisonnier, Gryphus ne venait jamais aux mêmes heures), quand il entendait venir son geôlier, van Baërle, à l'aide d'une mécanique qu'il avait inventée, et qui ressemblait à celles à l'aide desquelles on monte et descend les sacs de blé dans les fermes, van Baërle avait imaginé de descendre sa cruche au-dessous de l'entablement de tuiles d'abord, et ensuite de pierres, qui régnait au-dessous de sa fenêtre. Quant aux ficelles à l'aide desquelles le mouvement s'opérait, notre mécanicien avait trouvé un moyen de les cacher avec les mousses qui végètent sur les tuiles et dans le creux des pierres.

Gryphus n'y devinait rien.

Ce manège réussit durant huit jours.

 

Mais un matin que Cornélius, absorbé dans la contemplation de son caïeu, d'où s'élançait déjà un point de végétation, n'avait pas entendu monter le vieux Gryphus (il faisait grand vent ce jour-là, et tout craquait dans la tourelle), la porte s'ouvrit tout à coup, et Cornélius fut surpris sa cruche entre ses genoux.

Gryphus, voyant un objet inconnu, et par conséquent défendu, aux mains de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus de rapidité que ne fait le faucon sur sa proie.

Le hasard, ou cette adresse fatale que le mauvais esprit accorde parfois aux êtres malfaisants, fit que sa grosse main calleuse se posa tout d'abord au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreau dépositaire du précieux oignon, cette main brisée au-dessus du poignet et que Cornélius van Baërle lui avait si bien remise.

– Qu'avez-vous là? s'écria-t-il. Ah! je vous y prends!

Et il enfonça sa main dans la terre.

– Moi? Rien, rien! s'écria Cornélius tout tremblant.

– Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! Il y a quelque secret coupable caché là-dessous!

– Cher M. Gryphus! supplia van Baërle, inquiet comme la perdrix à qui le moissonneur vient de prendre sa couvée.

En effet, Gryphus commençait à creuser la terre avec ses doigts crochus.

– Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Cornélius pâlissant.

– À quoi? mordieu! à quoi? hurla le geôlier.

– Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir!

Et d'un mouvement rapide, presque désespéré, il arracha des mains du geôlier la cruche, qu'il cacha comme un trésor sous le rempart de ses deux bras. Mais Gryphus, entêté comme un vieillard, et de plus en plus convaincu qu'il venait de découvrir une conspiration contre le prince d'Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bâton levé, et voyant l'impassible résolution du captif à protéger son pot de fleurs, il sentit que Cornélius tremblait bien moins pour sa tête que pour sa cruche. Il chercha donc à la lui arracher de vive force.

– Ah! disait le geôlier furieux, vous voyez bien que vous vous révoltez.

– Laissez-moi ma tulipe! criait van Baërle.

– Oui, oui, tulipe, répliquait le vieillard. On connaît les ruses de messieurs les prisonniers.

– Mais je vous jure…

– Lâchez, répétait Gryphus en frappant du pied; lâchez, ou j'appelle la garde.

– Appelez qui vous voudrez, mais vous n'aurez cette pauvre fleur qu'avec ma vie.

Gryphus, exaspéré, enfonça ses doigts pour la seconde fois dans la terre, et cette fois en tira le caïeu tout noir, et tandis que van Baërle était heureux d'avoir sauvé le contenant, ne s'imaginant pas que son adversaire possédât le contenu, Gryphus lança violemment le caïeu amolli qui s'écrasa sous la dalle et disparut presque aussitôt broyé, mis en bouillie, sous le large soulier du geôlier.

Van Baërle vit le meurtre, entrevit les débris humides, comprit cette joie féroce de Gryphus et poussa un cri de désespoir qui attendrit ce geôlier assassin, qui, quelques années plus tôt, avait tué l'araignée de Pellisson.

L'idée d'assommer ce méchant homme passa comme un éclair dans le cerveau du tulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montèrent au front, l'aveuglèrent, et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toute l'inutile terre qui y restait. Un instant de plus, il la laissait retomber sur le crâne chauve du vieux Gryphus.

Un cri l'arrêta, un cri plein de larmes et d'angoisses, le cri que poussa derrière le grillage du guichet la pauvre Rosa, pâle, tremblante, les bras levés au ciel, et placée entre son père et son ami.

Cornélius abandonna la cruche qui se brisa en mille pièces avec un fracas épouvantable.

Et alors, Gryphus comprit le danger qu'il venait de courir et s'emporta à de terribles menaces.

– Oh! il faut, dit Cornélius, que vous soyez un homme bien lâche et bien méchant, pour arracher à un pauvre prisonnier sa seule consolation, un oignon de tulipe!

– Fi! mon père, ajouta Rosa, c'est un crime que vous venez de commettre.

– Ah! c'est vous, péronnelle! s'écria en se retournant vers sa fille le vieillard bouillant de colère, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et surtout descendez au plus vite.

– Malheureux! malheureux! continuait Cornélius au désespoir.

– Après tout, ce n'est qu'une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux. On vous en donnera tant que vous voudrez des tulipes, j'en ai trois cents dans mon grenier.

– Au diable vos tulipes! s'écria Cornélius. Elles vous valent et vous les valez. Oh! cent milliards de millions! Si je les avais, je les donnerais pour celle que vous avez écrasée là.

– Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n'est pas à la tulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu'il y avait dans ce faux oignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-être avec les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grâce. Je le disais bien, qu'on avait eu tort de ne pas vous couper le cou.

– Mon père! mon père! s'écria Rosa.

– Eh bien! tant mieux! tant mieux! répétait Gryphus en s'animant, je l'ai détruit, je l'ai détruit. Il en sera de même chaque fois que vous recommencerez! Ah! je vous avais prévenu, mon bel ami, que je vous rendrais la vie dure.

– Maudit! maudit! hurla Cornélius tout à son désespoir en retournant avec ses doigts tremblants les derniers vestiges de son caïeu, cadavre de tant de joies et de tant d'espérances.

– Nous planterons l'autre demain, cher M. Cornélius, dit à voix basse Rosa, qui comprenait l'immense douleur du tulipier et qui jeta, cœur saint, cette douce parole comme une goutte de baume sur la blessure saignante de Cornélius.

XVIII
L'AMOUREUX DE ROSA

Rosa avait à peine jeté ces paroles de consolation à Cornélius que l'on entendait dans l'escalier une voix qui demandait à Gryphus des nouvelles de ce qui se passait.

– Mon père, dit Rosa, entendez-vous?

– Quoi?

– M. Jacob vous appelle. Il est inquiet.

– On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N'eût-on pas dit qu'il m'assassinait, ce savant! Ah! que de mal on a toujours avec les savants!

Puis, indiquant du doigt l'escalier à Rosa:

– Marchez devant, mademoiselle! dit-il.

Et, fermant la porte:

– Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il.

Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et dans sa douleur amère le pauvre Cornélius qui murmurait:

– Oh! c'est toi qui m'as assassiné, vieux bourreau. Je n'y survivrai pas!

Et en effet le pauvre prisonnier fût tombé malade sans ce contrepoids que la Providence avait mis à sa vie et que l'on appelait Rosa.

Le soir, la jeune fille revint.

Son premier mot fut pour annoncer à Cornélius que désormais son père ne s'opposait plus à ce qu'il cultivât des fleurs.

– Et comment savez-vous cela? dit d'un air dolent le prisonnier à la jeune fille.

– Je le sais parce qu'il l'a dit.

– Pour me tromper peut-être?

– Non, il se repent.

– Oh! oui, mais trop tard.

– Ce repentir ne lui est pas venu de lui-même.

– Et comment lui est-il donc venu?

– Si vous saviez combien son ami le gronde!

– Ah! M. Jacob, il ne vous quitte donc pas, M. Jacob?

– En tout cas il nous quitte le moins qu'il peut.

Et elle sourit de telle façon que ce petit nuage de jalousie qui avait obscurci le front de Cornélius se dissipa.

– Comment cela s'est-il fait? demanda le prisonnier.

– Eh bien! interrogé par son ami, mon père à souper a raconté l'histoire de la tulipe ou plutôt du caïeu, et le bel exploit qu'il avait fait en l'écrasant.

Cornélius poussa un soupir qui pouvait passer pour un gémissement.

– Si vous eussiez vu en ce moment maître Jacob! continua Rosa. En vérité, j'ai cru qu'il allait mettre le feu à la forteresse, ses yeux étaient deux torches ardentes, ses cheveux se hérissaient, il crispait ses poings, un instant j'ai cru qu'il voulait étrangler mon père.

« – Vous avez fait cela, s'écria-t-il, vous avez écrasé le caïeu?

« – Sans doute, fit mon père.

« – C'est infâme! continua-t-il, c'est odieux! c'est un crime que vous avez commis là! hurla Jacob.

«Mon père resta stupéfait.

« – Est-ce que vous aussi vous êtes fou? demanda-t-il à son ami.

– Oh! digne homme que ce Jacob, murmura Cornélius; c'est un honnête cœur, une âme d'élite.

– Le fait est qu'il est impossible de traiter un homme plus durement qu'il n'a traité mon père, ajouta Rosa; c'était de sa part un véritable désespoir; il répétait sans cesse:

« – Écrasé, le caïeu écrasé; oh! mon Dieu, mon Dieu, écrasé!

«Puis, se tournant vers moi:

« – Mais ce n'était pas le seul qu'il eût? demanda-t-il.

– Il a demandé cela? fit Cornélius, dressant l'oreille.

– «Vous croyez que ce n'était pas le seul? dit mon père. Bon, l'on cherchera les autres.

« – Vous chercherez les autres, s'écria Jacob en prenant mon père au collet.

«Mais aussitôt il le lâcha.

«Puis, se tournant vers moi:

« – Et qu'a dit le pauvre jeune homme? demanda-t-il.

«Je ne savais que répondre, vous m'aviez bien recommandé de ne jamais laisser soupçonner l'intérêt que vous portiez à ce caïeu. Heureusement mon père me tira d'embarras.

« – Ce qu'il a dit? Il s'est mis à écumer.

«Je l'interrompis.

« – Comment n'aurait-il pas été furieux, lui dis-je, vous avez été si injuste et si brutal.

« – Ah çà! mais êtes-vous fous? s'écria mon père à son tour; le beau malheur d'écraser un oignon de tulipe! On en a des centaines pour un florin au marché de Gorcum.

« – Mais peut-être moins précieux que celui-ci, eus-je le malheur de répondre.

– Et à ces mots, lui, Jacob? demanda Cornélius.

– À ces mots, je dois le dire, il me sembla que son œil lançait un éclair.

– Oui, fit Cornélius, mais ce ne fut pas tout; il dit quelque chose?

– «Ainsi, belle Rosa, dit-il d'une voix mielleuse, vous croyez cet oignon précieux?

«Je vis que j'avais fait une faute.

« – Que sais-je, moi? répondis-je négligemment, est-ce que je me connais en tulipes? Je sais seulement, hélas! puisque nous sommes condamnés à vivre avec les prisonniers, je sais que pour ce prisonnier tout passe-temps a son prix. Ce pauvre M. van Baërle s'amusait de cet oignon. Eh bien! je dis qu'il y a de la cruauté à lui enlever cet amusement.

« – Mais d'abord, fit mon père, comment s'était-il procuré cet oignon? Voilà ce qu'il serait bon de savoir, ce me semble.

«Je détournai les yeux pour éviter le regard de mon père. Mais je rencontrai les yeux de Jacob.

«On eût dit qu'il voulait poursuivre ma pensée jusqu'au fond de mon cœur.

«Un mouvement d'humeur dispense souvent d'une réponse. Je haussai les épaules, tournai le dos et m'avançai vers la porte.

«Mais je fus arrêtée par un mot que j'entendis, si bas qu'il fût prononcé.

«Jacob disait à mon père:

« – Ce n'est pas chose difficile que de s'en assurer, parbleu!

« – Comment cela?

« – C'est de le fouiller; et s'il a les autres caïeux, nous les trouverons, car ordinairement, il y en a trois.

– Il y en a trois! s'écria Cornélius. Il a dit que j'avais trois caïeux!

– Vous comprenez, le mot m'a frappée comme vous. Je me retournai.

«Ils étaient si occupés tous deux qu'ils ne virent pas mon mouvement.

« – Mais, dit mon père, il ne les a peut-être pas sur lui, ses oignons.

« – Alors, faites-le descendre sous un prétexte quelconque; pendant ce temps je fouillerai sa chambre.

– Oh! oh! fit Cornélius. Mais c'est un scélérat que votre M. Jacob.

– J'en ai peur.

– Dites-moi, Rosa, continua Cornélius tout pensif.

– Quoi?

– Ne m'avez-vous pas raconté que le jour où vous aviez préparé votre plate-bande, cet homme vous avait suivie?

– Oui.

– Qu'il s'était glissé comme une ombre derrière les sureaux?

– Sans doute.

– Qu'il n'avait pas perdu un de vos coups de râteau?

– Pas un.

– Rosa, fit Cornélius pâlissant.

– Eh bien!

– Ce n'était pas vous qu'il suivait.

– Qui suivait-il donc?

– Ce n'est pas de vous qu'il est amoureux.

– De qui donc, alors?

– C'était mon caïeu qu'il suivait; c'était de ma tulipe qu'il était amoureux.

– Ah! par exemple! cela pourrait bien être, s'écria Rosa.

– Voulez-vous vous en assurer?

– Et de quelle façon?

– Oh! c'est chose bien facile.

– Dites!

– Allez demain au jardin; tâchez, comme la première fois, que Jacob sache que vous y allez! tâchez, comme la première fois, qu'il vous suive; faites semblant d'enterrer le caïeu, sortez du jardin, mais regardez à travers la porte, et vous verrez ce qu'il fera.

 

– Bien! mais après?

– Après? comme il agira, nous agirons.

– Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons, M. Cornélius.

– Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votre père a écrasé ce malheureux caïeu, il me semble qu'une portion de ma vie s'est paralysée.

– Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore?

– Quoi?

– Voulez-vous accepter la proposition de mon père?

– Quelle proposition?

– Il vous a offert des oignons de tulipe par centaines.

– C'est vrai.

– Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou trois oignons, vous pourrez élever le troisième caïeu.

– Oui, ce serait bien, dit Cornélius le sourcil froncé, si votre père était seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous épie…

– Ah! c'est vrai; cependant réfléchissez! vous vous privez là, je le vois, d'une grande distraction. Et elle prononça ces paroles avec un sourire qui n'était pas entièrement exempt d'ironie.

En effet, Cornélius réfléchit un instant, il était facile de voir qu'il luttait contre un grand désir.

– Eh bien! non! s'écria-t-il avec un stoïcisme tout antique, non ce serait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lâcheté! Si je livrais ainsi à toutes les mauvaises chances de la colère et de l'envie la dernière ressource qui nous reste, je serais un homme indigne de pardon. Non, Rosa, non! Demain nous prendrons une résolution à l'endroit de votre tulipe; vous la cultiverez selon mes instructions; et quant au troisième caïeu – Cornélius soupira profondément – quant au troisième, gardez-le dans votre armoire! gardez-le comme l'avare garde sa première ou sa dernière pièce d'or, comme la mère garde son fils, comme le blessé garde la suprême goutte de sang de ses veines; gardez-le, Rosa! Quelque chose me dit que là est notre salut, que là est notre richesse! Gardez-le! et si le feu du ciel tombait sur Loewestein, jurez-moi, Rosa, qu'au lieu de vos bagues, qu'au lieu de vos bijoux, qu'au lieu de ce beau casque d'or qui encadre si bien votre visage, jurez-moi, Rosa que vous emporteriez ce dernier caïeu, qui renferme ma tulipe noire.

– Soyez tranquille, M. Cornélius, dit Rosa avec un doux mélange de tristesse et de solennité; soyez tranquille, vos désirs sont des ordres pour moi.

– Et même, continua le jeune homme s'enfiévrant de plus en plus, si vous vous aperceviez que vous êtes suivie, que vos démarches sont épiées, que vos conversations éveillent les soupçons de votre père ou de cet affreux Jacob que je déteste; eh bien! Rosa, sacrifiez-moi tout de suite, moi qui ne vis plus que par vous, qui n'ai plus que vous au monde, sacrifiez-moi, ne me voyez plus.

Rosa sentit son cœur se serrer dans sa poitrine; des larmes jaillirent jusqu'à ses yeux.

– Hélas! dit-elle.

– Quoi? demanda Cornélius.

– Je vois, une chose.

– Que voyez-vous?

– Je vois, dit la jeune fille éclatant en sanglots, je vois que vous aimez tant les tulipes, qu'il n'y a plus place dans votre cœur pour une autre affection.

Et elle s'enfuit. Cornélius passa ce soir-là et après le départ de la jeune fille une des plus mauvaises nuits qu'il eût jamais passées. Rosa était courroucée contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendrait plus voir le prisonnier peut-être, et il n'aurait plus de nouvelles, ni de Rosa, ni de ses tulipes. Maintenant, comment allons-nous expliquer ce bizarre caractère aux tulipiers parfaits tels qu'il en existe encore en ce monde? Nous l'avouons, à la honte de notre héros et de l'horticulture, de ses deux amours, celui que Cornélius se sentit le plus enclin à regretter, ce fut l'amour de Rosa, et lorsque vers trois heures du matin il s'endormit harassé de fatigue, harcelé de craintes, bourrelé de remords, la grande tulipe noire céda le premier rang, dans les rêves, aux yeux bleus si doux de la Frisonne blonde.