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La tulipe noire

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Mais hélas! que devint-il, cet infortuné Boxtel, quand il vit les vitres de l'étage nouvellement bâti se garnir d'oignons, de caïeux, de tulipes en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la profession d'un monomane tulipier!

Il y avait les paquets d'étiquettes, il y avait les casiers, il y avait les boîtes à compartiments et les grillages de fer destinés à fermer ces casiers pour y renouveler l'air sans donner accès aux souris, aux charançons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de tulipes à deux mille francs l'oignon.

Boxtel fut fort ébahi lorsqu'il vit tout ce matériel, mais il ne comprenait pas encore l'étendue de son malheur. On savait van Baërle ami de tout ce qui réjouit la vue. Il étudiait à fond la nature pour ses tableaux, finis comme ceux de Gérard Dow, son maître, et de Miéris, son ami. N'était-il pas possible qu'ayant à peindre l'intérieur d'un tulipier, il eût amassé dans son nouvel atelier tous les accessoires de la décoration?

Cependant, quoique bercé par cette décevante idée, Boxtel ne put résister à l'ardente curiosité qui le dévorait. Le soir venu, il appliqua une échelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin Baërle, il se convainquit que la terre d'un énorme carré peuplé naguère de plantes différentes, avait été remuée, disposée en plates-bandes de terreau mêlé de boue de rivière, combinaison essentiellement sympathique aux tulipes, le tout contre-forté de bordures de gazon pour empêcher les éboulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre ménagée pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et à portée, exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions complètes, non seulement de réussite, mais de progrès. Plus de doute, van Baërle était devenu tulipier.

Boxtel se représenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses ressources morales et physiques à la culture des tulipes en grand. Il entrevit son succès dans un vague mais prochain avenir, et conçut, par avance, une telle douleur de ce succès, que ses mains se relâchant, les genoux s'affaissèrent, il roula désespéré en bas de son échelle.

Ainsi, ce n'était pas pour des tulipes en peinture, mais pour des tulipes réelles que van Baërle lui prenait un demi-degré de chaleur. Ainsi van Baërle allait avoir la plus admirable des expositions solaires et, en outre, une vaste chambre où conserver ses oignons et ses caïeux: chambre éclairée, aérée, ventilée, richesse interdite à Boxtel, qui avait été forcé de consacrer à cet usage sa chambre à coucher, et qui, pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux à ses caïeux et à ses tubercules, se résignait à coucher au grenier.

Ainsi porte à porte, mur à mur, Boxtel allait avoir un rival, un émule, un vainqueur peut-être, et ce rival, au lieu d'être quelque jardinier obscur, inconnu, c'était le filleul de maître Corneille de Witt, c'est-à-dire une célébrité!

Boxtel, on le voit, avait l'esprit moins bien fait que Porus, qui se consolait d'avoir été vaincu par Alexandre justement à cause de la célébrité de son vainqueur.

En effet, qu'arriverait-il si jamais van Baërle trouvait une tulipe nouvelle et la nommait la Jean de Witt, après en avoir nommé une la Corneille? Ce serait à en étouffer de rage.

Ainsi, dans son envieuse prévoyance, Boxtel, prophète de malheur pour lui même, devinait ce qui allait arriver.

Aussi Boxtel, cette découverte faite, passa-t-il la plus exécrable nuit qui se puisse imaginer.

VI
LA HAINE D'UN TULIPIER

À partir de ce moment, au lieu d'une préoccupation, Boxtel eut une crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du corps et de l'esprit, la culture d'une idée favorite, Boxtel le perdit en ruminant tout le dommage qu'allait lui causer l'idée du voisin.

Van Baërle, comme on peut le penser, du moment où il eut appliqué à ce point la parfaite intelligence dont la nature l'avait doué, van Baërle réussit à élever les plus belles tulipes.

Mieux que qui que ce soit à Harlem et à Leyde, villes qui offrent les meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornélius réussit à varier les couleurs, à modeler les formes, à multiplier les espèces.

Il était de cette école ingénieuse et naïve qui prit pour devise, dès le viie siècle, cet aphorisme développé en 1653 par un de ses adeptes: «C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.»

Prémisse dont l'école tulipière, la plus exclusive des écoles, fit en 1653 le syllogisme suivant:

«C'est offenser Dieu que mépriser les fleurs.

«Plus la fleur est belle, plus en la méprisant on offense Dieu.

«La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs.

«Donc qui méprise la tulipe offense démesurément Dieu.»

Raisonnement à l'aide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volonté, les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de l'Inde et de la Chine, eussent mis l'univers hors la loi, et déclaré schismatiques, hérétiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions d'hommes froids pour la tulipe.

Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique ennemi mortel de van Baërle, n'eût marché sous le même drapeau que lui.

Donc van Baërle obtint des succès nombreux et fit parler de lui, si bien que Boxtel disparut à tout jamais de la liste des notables tulipiers de la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut représentée par Cornélius van Baërle, le modeste et inoffensif savant.

Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus fiers, et l'églantier aux quatre pétales incolores commence la rose gigantesque et parfumée. Ainsi les maisons royales ont pris parfois naissance dans la chaumière d'un bûcheron ou dans la cabane d'un pêcheur.

Van Baërle, adonné tout entier à ses travaux de semis, de plantation, de récolte, van Baërle, caressé par toute la tuliperie d'Europe, ne soupçonna pas même qu'à ses côtés il y eut un malheureux détrôné dont il était l'usurpateur. Il continua ses expériences, et par conséquent ses victoires, et en deux années couvrit ses plates-bandes de sujets tellement merveilleux que jamais personne, excepté peut-être Shakespeare et Rubens, n'avait tant créé après Dieu.

Aussi fallait-il, pour prendre une idée d'un damné oublié par Dante, fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que van Baërle sarclait, amendait, humectait ses plates-bandes, tandis qu'agenouillé sur le talus de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et méditait les modifications qu'on y pouvait faire, les mariages de couleurs qu'on y pouvait essayer, Boxtel, caché derrière un petit sycomore qu'il avait planté le long du mur, et dont il se faisait un éventail, suivait, l'œil gonflé, la bouche écumante, chaque pas, chaque geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il surprenait un sourire sur ses lèvres, un éclair de bonheur dans ses yeux, alors il leur envoyait tant de malédictions, tant de furieuses menaces, qu'on ne saurait concevoir comment ces souffles empestés d'envie et de colère n'allaient point s'infiltrant dans les tiges des fleurs y porter des principes de décadence et des germes de mort.

Bientôt, tant le mal, une fois maître d'une âme humaine, y fait de rapides progrès, bientôt Boxtel ne se contenta plus de voir van Baërle. Il voulut voir aussi ses fleurs, il était artiste au fond, et le chef-d'œuvre d'un rival lui tenait au cœur.

Il acheta un télescope, à l'aide duquel, aussi bien que le propriétaire lui-même, il put suivre chaque évolution de la fleur, depuis le moment où elle pousse, la première année, son pâle bourgeon hors de terre, jusqu'à celui où, après avoir accompli sa période de cinq années, elle arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel apparaît l'incertaine nuance de sa couleur et se développent les pétales de la fleur, qui seulement alors révèle les trésors secrets de son calice.

Oh! que de fois le malheureux jaloux, perché sur son échelle, aperçut-il dans les plates-bandes de van Baërle des tulipes qui l'aveuglaient par leur beauté, le suffoquaient par leur perfection!

Alors, après la période d'admiration qu'il ne pouvait vaincre, il subissait la fièvre de l'envie, ce mal qui ronge la poitrine et qui change le cœur en une myriade de petits serpents qui se dévorent l'un l'autre, source infâme d'horribles douleurs.

Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne saurait donner l'idée, Boxtel fut-il tenté de sauter la nuit dans le jardin, d'y ravager les plantes, de dévorer les oignons avec les dents, et de sacrifier à sa colère le propriétaire lui-même s'il osait défendre ses tulipes.

Mais, tuer une tulipe, c'est, aux yeux d'un véritable horticulteur, un si épouvantable crime!

Tuer un homme, passe encore.

Cependant, grâce aux progrès que faisait tous les jours van Baërle dans la science qu'il semblait deviner par instinct, Boxtel en vint à un tel paroxysme de fureur qu'il médita de lancer des pierres et des bâtons dans les planches de tulipes de son voisin.

Mais comme il réfléchit que le lendemain, à la vue du dégât, van Baërle informerait, que l'on constaterait alors que la rue était loin, que pierres et bâtons ne tombaient plus du ciel au xviie siècle comme au temps des Amalécites, que l'auteur du crime, quoiqu'il eût opéré dans la nuit, serait découvert et non seulement puni par la loi, mais encore déshonoré à tout jamais aux yeux de l'Europe tulipière, Boxtel aiguisa la haine par la ruse et résolut d'employer un moyen qui ne le compromît pas.

Il chercha longtemps, c'est vrai, mais enfin il trouva.

Un soir, il attacha deux chats chacun par une patte de derrière avec une ficelle de dix pieds de long, et les jeta, du haut du mur, au milieu de la plate-bande maîtresse, de la plate-bande princière, de la plate-bande royale, qui non seulement contenait la Corneille de Witt, mais encore la Brabançonne, blanc de lait, pourpre et rouge, la Marbrée, de Rotre, gris de lin mouvant, rouge et incarnadin éclatant, et la Merveille, de Harlem, la tulipe Colombin obscur et Colombin clair terni.

 

Les animaux effarés, en tombant du haut en bas du mur, se ruèrent d'abord sur la plate-bande, essayant de fuir chacun de son côté, jusqu'à ce que le fil qui les retenait l'un à l'autre fût tendu; mais alors, sentant l'impossibilité d'aller plus loin, ils vaguèrent çà et là avec d'affreux miaulements, fauchant avec leur corde les fleurs au milieu desquelles ils se débattaient; puis enfin, après un quart d'heure de lutte acharnée, étant parvenus à rompre le fil qui les enchevêtrait, ils disparurent.

Boxtel, caché derrière son sycomore, ne voyait rien, à cause de l'obscurité de la nuit; mais aux cris enragés des deux chats, il supposait tout, et son cœur, dégonflant de fiel, s'emplissait de joie.

Le désir de s'assurer du dégât commis était si grand dans le cœur de Boxtel, qu'il resta jusqu'au jour pour jouir par ses yeux de l'état où la lutte des deux matous avait mis les plates-bandes de son voisin.

Il était glacé par le brouillard du matin; mais il ne sentait pas le froid; l'espoir de la vengeance lui tenait chaud.

La douleur de son rival allait le payer de toutes ses peines.

Aux premiers rayons de soleil, la porte de la maison blanche s'ouvrit; van Baërle apparut, et s'approcha de ses plates-bandes, souriant comme un homme qui a passé la nuit dans son lit, qui y a fait de bons rêves.

Tout à coup, il aperçoit des sillons et des monticules sur ce terrain plus uni la veille qu'un miroir; tout à coup, il aperçoit les rangs symétriques de ses tulipes désordonnées comme sont les piques d'un bataillon au milieu duquel aurait tombé une bombe.

Il accourt tout pâlissant.

Boxtel tressaillit de joie. Quinze ou vingt tulipes lacérées, éventrées, gisaient les unes courbées, les autres brisées tout à fait et déjà pâlissantes; la sève coulait de leurs blessures; la sève, ce sang précieux que van Baërle eût voulu racheter au prix du sien.

Mais, ô surprise! ô joie de van Baërle! ô douleur inexprimable de Boxtel! pas une des quatre tulipes menacées par l'attentat de ce dernier n'avait été atteinte. Elles levaient fièrement leurs nobles têtes au-dessus des cadavres de leurs compagnes. C'était assez pour consoler van Baërle, c'était assez pour faire crever de rage l'assassin, qui s'arrachait les cheveux à la vue de son crime commis, et commis inutilement.

Van Baërle, tout en déplorant le malheur qui venait de le frapper, malheur qui, du reste, par la grâce de Dieu, était moins grand qu'il aurait pu être, van Baërle ne put en deviner la cause. Il s'informa seulement et apprit que toute la nuit avait été troublée par des miaulements terribles. Au reste, il reconnut le passage des chats à la trace laissée par leurs griffes, au poil resté sur le champ de bataille et auquel les gouttes indifférentes de la rosée tremblaient comme elles faisaient à côté sur les feuilles d'une fleur brisée, et pour éviter qu'un pareil malheur se renouvelât à l'avenir, il ordonna qu'un garçon jardinier coucherait chaque nuit dans le jardin, sous une guérite, près des plates-bandes.

Boxtel entendit donner l'ordre. Il vit se dresser la guérite dès le même jour, et trop heureux de n'avoir pas été soupçonné, seulement plus animé que jamais contre l'heureux horticulteur, il attendit de meilleures occasions.

Ce fut vers cette époque que la société tulipière de Harlem proposa un prix pour la découverte, nous n'osons pas dire pour la fabrication de la grande tulipe noire et sans tache, problème non résolu et regardé comme insoluble, si l'on considère qu'à cette époque l'espèce n'existait pas même à l'état de bistre dans la nature.

Ce qui faisait dire à chacun que les fondateurs du prix eussent aussi bien pu mettre deux millions que cent mille livres, la chose étant impossible.

Le monde tulipier n'en fut pas moins ému de la base à son faîte.

Quelques amateurs prirent l'idée, mais sans croire à son application; mais telle est la puissance imaginaire des horticulteurs que, tout en regardant leur spéculation comme manquée à l'avance, ils ne pensèrent plus d'abord qu'à cette grande tulipe noire réputée chimérique comme le cygne noir d'Horace, et comme le merle blanc de la tradition française.

Van Baërle fut du nombre des tulipiers qui prirent l'idée; Boxtel fut au nombre de ceux qui pensèrent à la spéculation. Du moment où van Baërle eut incrusté cette tâche dans sa tête perspicace et ingénieuse, il commença lentement les semis et les opérations nécessaires pour amener du rouge au brun, et du brun au brun foncé, les tulipes qu'il avait cultivées jusque-là.

Dès l'année suivante, il obtint des produits d'un bistre parfait, et Boxtel les aperçut dans sa plate-bande, lorsque lui n'avait encore trouvé que le brun clair.

Peut-être serait-il important d'expliquer aux lecteurs les belles théories qui consistent à prouver que la tulipe emprunte aux éléments ses couleurs; peut-être nous saurait-on gré d'établir que rien n'est impossible à l'horticulteur qui met à contribution, par sa patience et son génie, le feu du soleil, la candeur de l'eau, les sucs de la terre et les souffles de l'air. Mais ce n'est pas un traité de la tulipe en général, c'est l'histoire d'une tulipe en particulier, que nous avons résolu d'écrire; nous nous y renfermerons, quelque attrayants que soient les appâts du sujet juxtaposé au nôtre.

Boxtel, encore une fois vaincu par la supériorité de son ennemi, se dégoûta de la culture et, à moitié fou, se voua tout entier à l'observation.

La maison de son rival était à claire-voie. Jardin ouvert au soleil, cabinets vitrés pénétrables à la vue, casiers, armoires, boîtes et étiquettes dans lesquels le télescope plongeait facilement; Boxtel laissa pourrir les oignons sur les couches, sécher les coques dans leurs cases, mourir les tulipes sur les plates-bandes, et désormais usant sa vie avec sa vue, il ne s'occupa que de ce qui se passait chez van Baërle; il respira par la tige de ses tulipes, se désaltéra par l'eau qu'on leur jetait, et se rassasia de la terre molle et fine que saupoudrait le voisin sur ses oignons chéris.

Mais le plus curieux du travail ne s'opérait pas dans le jardin.

Sonnait une heure, une heure de la nuit, van Baërle montait à son laboratoire, dans le cabinet vitré où le télescope de Boxtel pénétrait si bien, et là, dès que les lumières du savant, succédant aux rayons du jour, avaient illuminé murs et fenêtres, Boxtel voyait fonctionner le génie inventif de son rival.

Il le regardait triant ses graines, les arrosant de substances destinées à les modifier ou à les colorer. Il devinait, lorsque chauffant certaines de ces graines, puis les humectant, puis les combinant avec d'autres par une sorte de greffe, opération minutieuse et merveilleusement adroite, il enfermait dans les ténèbres celles qui devaient donner la couleur noire, exposait au soleil ou à la lampe celles qui devaient donner la couleur rouge, mirait dans un éternel reflet d'eau celles qui devaient fournir le blanc, candide représentation hermétique de l'élément humide.

Cette magie innocente, fruit de la rêverie enfantine et du génie viril tout ensemble, ce travail patient, éternel, dont Boxtel se reconnaissait incapable, c'était de verser dans le télescope de l'envieux toute sa vie, toute sa pensée, tout son espoir.

Chose étrange! tant d'intérêt et l'amour-propre de l'art n'avaient pas éteint chez Isaac la féroce envie, la soif de la vengeance. Quelquefois, en tenant van Baërle dans son télescope, il se faisait l'illusion qu'il l'ajustait avec un mousquet infaillible, et il cherchait du doigt la détente pour lâcher le coup qui devait le tuer; mais il est temps que nous rattachions à cette époque des travaux de l'un et de l'espionnage de l'autre la visite que Corneille de Witt, ruward de Pulten, venait faire à sa ville natale.

VII
L'HOMME HEUREUX FAIT CONNAISSANCE AVEC LE MALHEUR

Corneille, après avoir fait les affaires de sa famille, arriva chez son filleul, Cornélius van Baërle, au mois de janvier 1672.

La nuit tombait.

Corneille, quoique assez peu horticulteur, quoique assez peu artiste, Corneille visita toute la maison, depuis l'atelier jusqu'aux serres, depuis les tableaux jusqu'aux tulipes. Il remerciait son neveu de l'avoir mis sur le pont du vaisseau-amiral les Sept-Provinces pendant la bataille de Southwood-Bay, et d'avoir donné son nom à une magnifique tulipe, et tout cela avec la complaisance et l'affabilité d'un père pour son fils, et tandis qu'il inspectait ainsi les trésors de van Baërle, la foule stationnait avec curiosité, avec respect même, devant la porte de l'homme heureux.

Tout ce bruit éveilla l'attention de Boxtel, qui goûtait près de son feu.

Il s'informa de ce que c'était, l'apprit et grimpa à son laboratoire.

Et là, malgré le froid, il s'installa, le télescope à l'œil.

Ce télescope ne lui était plus d'une grande utilité depuis l'automne de 1671. Les tulipes, frileuses comme de vraies filles de l'Orient, ne se cultivent point dans la terre en hiver. Elles ont besoin de l'intérieur de la maison, du lit douillet des tiroirs et des douces caresses du poêle. Aussi, tout l'hiver, Cornélius le passait-il dans son laboratoire, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Rarement allait-il dans la chambre aux oignons, si ce n'était pour y faire entrer quelques rayons de soleil, qu'il surprenait au ciel, et qu'il forçait, en ouvrant une trappe vitrée, de tomber bon gré mal gré chez lui.

Le soir dont nous parlons, après que Corneille et Cornélius eurent visité ensemble les appartements, suivis de quelques domestiques:

– Mon fils, dit Corneille bas à van Baërle, éloignez vos gens et tâchez que nous demeurions quelques moments seuls.

Cornélius s'inclina en signe d'obéissance.

Puis tout haut:

– Monsieur, dit Cornélius, vous plaît-il de visiter maintenant mon séchoir de tulipes?

Le séchoir, ce Pandémonium de la tuliperie, ce tabernacle, ce sanctum sanctorum était, comme Delphes jadis, interdit aux profanes.

Jamais valet n'y avait mis un pied audacieux, comme eût dit le grand Racine, qui florissait à cette époque. Cornélius n'y laissait pénétrer que le balai inoffensif d'une vieille servante frisonne, sa nourrice, laquelle, depuis que Cornélius s'était voué au culte des tulipes, n'osait plus mettre d'oignons dans les ragoûts, de peur d'éplucher et d'assaisonner le cœur de son nourrisson.

Aussi, à ce seul mot séchoir, les valets qui portaient les flambeaux s'écartèrent-ils respectueusement. Cornélius prit les bougies de la main du premier et précéda son parrain dans la chambre.

Ajoutons à ce que nous venons de dire que le séchoir était ce même cabinet vitré sur lequel Boxtel braquait incessamment son télescope.

L'envieux était plus que jamais à son poste.

Il vit d'abord s'éclairer les murs et les vitrages.

Puis deux ombres apparurent.

L'une d'elles, grande, majestueuse, sévère, s'assit près de la table où Cornélius avait déposé le flambeau.

Dans cette ombre, Boxtel reconnut le pâle visage de Corneille de Witt, dont les longs cheveux noirs séparés au front tombaient sur ses épaules.

Le ruward de Pulten, après avoir dit à Cornélius quelques paroles dont l'envieux ne put comprendre le sens au mouvement de ses lèvres, tira de sa poitrine et lui tendit un paquet blanc soigneusement cacheté, paquet que Boxtel, à la façon dont Cornélius le prit et le déposa dans une armoire, supposa être des papiers de la plus grande importance.

Il avait d'abord pensé que ce paquet précieux renfermait quelques caïeux nouvellement venus du Bengale ou de Ceylan; mais il avait réfléchi bien vite que Corneille cultivait peu les tulipes et ne s'occupait guère que de l'homme, mauvaise plante bien moins agréable à voir et surtout bien plus difficile à faire fleurir.

Il en revint donc à cette idée que ce paquet contenait purement et simplement des papiers et que ces papiers renfermaient de la politique.

Mais pourquoi des papiers renfermant de la politique à Cornélius, qui non seulement était, mais se vantait d'être entièrement étranger à cette science, bien autrement obscure, à son avis, que la chimie et même que l'alchimie?

C'était un dépôt sans doute que Corneille, déjà menacé par l'impopularité dont commençaient à l'honorer ses compatriotes, remettait à son filleul van Baërle, et la chose était d'autant plus adroite de la part du ruward, que certes ce n'était pas chez Cornélius, étranger à toute intrigue, que l'on irait poursuivre ce dépôt.

 

D'ailleurs, si le paquet eût contenu des caïeux, Boxtel connaissait son voisin; Cornélius n'y eût pas tenu, et il eût à l'instant même apprécié, en l'étudiant en amateur, la valeur des présents qu'il recevait.

Tout au contraire, Cornélius avait respectueusement reçu le dépôt des mains du ruward, et l'avait, respectueusement toujours, mis dans un tiroir, le poussant au fond, d'abord sans doute pour qu'il ne fût point vu, ensuite pour qu'il ne prît pas une trop grande partie de la place réservée à ses oignons.

Le paquet dans le tiroir, Corneille de Witt se leva, serra les mains de son filleul et s'achemina vers la porte.

Cornélius saisit vivement le flambeau et s'élança pour passer le premier et l'éclairer convenablement.

Alors la lumière s'éteignit insensiblement dans le cabinet vitré pour aller reparaître dans l'escalier, puis sous le vestibule et enfin dans la rue, encore encombrée de gens qui voulaient voir le ruward remonter en carrosse.

L'envieux ne s'était pas trompé dans ses suppositions. Le dépôt remis par le ruward à son filleul et soigneusement serré par celui-ci, c'était la correspondance de Jean avec M. de Louvois.

Seulement ce dépôt était confié, comme l'avait dit Corneille à son frère, sans que Corneille le moins du monde en eût laissé soupçonner l'importance politique à son filleul.

La seule recommandation qu'il lui eût faite était de ne rendre ce dépôt qu'à lui, sur un mot de lui, quelle que fût la personne qui vînt le réclamer.

Et Cornélius, comme nous l'avons vu, avait enfermé le dépôt dans l'armoire aux caïeux rares.

Puis, le ruward parti, le bruit et les feux éteints, notre homme n'avait plus songé à ce paquet, auquel au contraire songeait fort Boxtel, qui, pareil au pilote habile, voyait dans ce paquet le nuage lointain et imperceptible qui grandira en marchant, et qui renferme l'orage.

Et maintenant, voilà donc tous les jalons de notre histoire plantés dans cette grasse terre qui s'étend de Dordrecht à la Haye. Les suivra qui voudra, dans l'avenir des chapitres suivants; quant à nous, nous avons tenu notre parole, en prouvant que jamais ni Corneille ni Jean de Witt n'avaient eu si féroces ennemis dans toute la Hollande que celui que possédait van Baërle dans son voisin mynheer Isaac Boxtel.

Toutefois, florissant dans son ignorance, le tulipier avait fait son chemin vers le but proposé par la société de Harlem: il avait passé de la tulipe bistre à la tulipe café brûlé; et revenant à lui, ce même jour où se passait à la Haye le grand événement que nous avons raconté, nous allons le retrouver vers une heure de l'après-midi, enlevant de sa plate-bande les oignons, infructueux encore, d'une semence de tulipes café brûlé, tulipes dont la floraison avortée jusque-là était fixée au printemps de l'année 1673, et qui ne pouvaient manquer de donner la grande tulipe noire demandée par la société de Harlem.

Le 20 août 1672, à une heure de l'après-midi, Cornélius était donc dans son séchoir, les pieds sur la barre de sa table, les coudes sur le tapis, considérant avec délices trois caïeux qu'il venait de détacher de son oignon: caïeux purs, parfaits, intacts, principes inappréciables d'un des plus merveilleux produits de la science et de la nature, unis dans cette combinaison dont la réussite devait illustrer à jamais le nom de Cornélius van Baërle.

– Je trouverai la grande tulipe noire, disait à part lui Cornélius, tout en détachant ses caïeux. Je toucherai les cent mille florins du prix proposé. Je les distribuerai aux pauvres de Dordrecht; de cette façon, la haine que tout riche inspire dans les guerres civiles s'apaisera, et je pourrai, sans rien craindre des républicains ou des orangistes, continuer de tenir mes plates-bandes en somptueux état. Je ne craindrai pas non plus qu'un jour d'émeute, les boutiquiers de Dordrecht et les mariniers du port viennent arracher mes oignons pour nourrir leurs familles, comme ils m'en menacent tout bas parfois, quand il leur revient que j'ai acheté un oignon deux ou trois cents florins. C'est résolu, je donnerai donc aux pauvres les cent mille florins du prix de Harlem. Quoique…

Et à ce quoique, Cornélius van Baërle fit une pause et soupira.

– Quoique, continua-t-il, c'eût été une bien douce dépense que celle de ces cent mille florins appliqués à l'agrandissement de mon parterre ou même à un voyage dans l'Orient, patrie des belles fleurs. Mais hélas! il ne faut plus penser à tout cela; mousquets, drapeaux, tambours et proclamations, voilà ce qui domine la situation en ce moment.

Van Baërle leva les yeux au ciel et poussa un soupir.

Puis, ramenant son regard vers ses oignons, qui dans son esprit passaient bien avant ces mousquets, ces tambours, ces drapeaux et ces proclamations, toutes choses propres seulement à troubler l'esprit d'un honnête homme:

– Voilà cependant de bien jolis caïeux, dit-il; comme ils sont lisses, comme ils sont bien faits, comme ils ont cet air mélancolique qui promet le noir d'ébène à ma tulipe! Sur leur peau les veines de circulation ne paraissent même pas à l'œil nu. Oh! certes, pas une tache ne gâtera la robe de deuil de la fleur qui me devra le jour… Comment nommera-t-on cette fille de mes veilles, de mon travail, de ma pensée? Tulipa nigra Barlænsis.

«Oui, Barlænsis; beau nom. Toute l'Europe tulipière, c'est-à-dire toute l'Europe intelligente tressaillira quand ce bruit courra sur le vent aux quatre points cardinaux du globe: la grande tulipe noire est trouvée! – Son nom? demanderont les amateurs. —Tulipa nigra Barlænsis. – Pourquoi Barlænsis? – À cause de son inventeur van Baërle, répondra-t-on. – Ce van Baërle, qui est-ce? – C'est celui qui déjà avait trouvé cinq espèces nouvelles: la Jeanne, la Jean de Witt, la Corneille, etc. Eh bien, voilà mon ambition à moi. Elle ne coûtera de larmes à personne. Et l'on parlera encore de la Tulipa nigra Barlænsis, quand peut-être mon parrain, ce sublime politique, ne sera plus connu que par la tulipe à laquelle j'ai donné son nom.

«Les charmants caïeux!..

«Quand ma tulipe aura fleuri, continua Cornélius, je veux, si la tranquillité est revenue en Hollande, donner seulement aux pauvres cinquante mille florins; au bout du compte, c'est déjà beaucoup pour un homme qui ne doit absolument rien. Puis, avec les cinquante mille autres florins, je ferai des expériences. Avec ces cinquante mille florins, je veux arriver à parfumer la tulipe. Oh! si j'arrivais à donner à la tulipe l'odeur de la rose ou de l'œillet, ou même une odeur complètement nouvelle, ce qui vaudrait encore mieux; si je rendais à cette reine des fleurs ce parfum naturel générique qu'elle a perdu en passant de son trône d'Orient sur son trône européen, celui qu'elle doit avoir dans la presqu'île de l'Inde, à Goa, à Bombay, à Madras, et surtout dans cette île qui autrefois, à ce qu'on assure, fut le paradis terrestre et qu'on appelle Ceylan, ah! quelle gloire! J'aimerais mieux, je le dis, j'aimerais mieux alors être Cornélius van Baërle que d'être Alexandre, César ou Maximilien.

«Les admirables caïeux!..»

Et Cornélius se délectait dans sa contemplation, et Cornélius s'absorbait dans les plus doux rêves.

Soudain la sonnette de son cabinet fut plus vivement ébranlée que d'habitude.

Cornélius tressaillit, étendit la main sur ses caïeux et se retourna.

– Qui va là? demanda-t-il.

– Monsieur, répondit le serviteur, c'est un messager de la Haye.

– Un messager de la Haye… Que veut-il?

– Monsieur, c'est Craeke.

– Craeke, le valet de confiance de M. Jean de Witt? Bon! Qu'il attende.

– Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor.

Et en même temps, forçant la consigne, Craeke, se précipita dans le séchoir. Cette apparition presque violente était une telle infraction aux habitudes établies dans la maison de Cornélius van Baërle, que celui-ci, en apercevant Craeke qui se précipitait dans le séchoir, fit de la main qui couvrait les caïeux un mouvement presque convulsif, lequel envoya deux des précieux oignons rouler, l'un sous une table voisine de la grande table, l'autre dans la cheminée.