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La tulipe noire

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XXIX
OÙ VAN BAËRLE, AVANT DE QUITTER LOEWESTEIN, RÈGLE SES COMPTES AVEC GRYPHUS

Tous deux demeurèrent un instant, Gryphus sur l'offensive, van Baërle sur la défensive.

Puis, comme la situation pouvait se prolonger indéfiniment, Cornélius s'enquérant des causes de cette recrudescence de colère chez son antagoniste:

– Eh bien, lui demanda-t-il, que voulez-vous encore?

– Ce que je veux, je vais te le dire, répondis Gryphus. Je veux que tu me rendes ma fille Rosa.

– Votre fille! s'écria Cornélius.

– Oui, Rosa! Rosa que tu m'as enlevée par ton art du démon. Voyons, veux-tu me dire où elle est?

Et l'attitude de Gryphus devint de plus en plus menaçante.

– Rosa n'est point à Loewestein? s'écria Cornélius.

– Tu le sais bien. Veux-tu me rendre Rosa, encore une fois?

– Bon, dit Cornélius, c'est un piège que tu me tends.

– Une dernière fois, veux-tu me dire où est ma fille?

– Eh! devine-le, coquin, si tu ne le sais pas.

– Attends, attends, gronda Gryphus pâle et les lèvres agitées par la folie qui commençait à envahir son cerveau. Ah! tu ne veux rien dire? Eh bien! je vais te desserrer les dents.

Il fit un pas vers Cornélius, et lui montrant l'arme qui brillait dans sa main:

– Vois-tu ce couteau? dit-il; eh bien, j'ai tué avec lui plus de cinquante coqs noirs. Je tuerai bien leur maître, le diable, comme je les ai tués eux: attends, attends!

– Mais, gredin, dit Cornélius, tu veux donc décidément m'assassiner!

– Je veux t'ouvrir le cœur, pour voir dedans l'endroit où tu caches ma fille.

Et en disant ces mots avec l'égarement de la fièvre, Gryphus se précipita sur Cornélius, qui n'eut que le temps de se jeter derrière sa table pour éviter le premier coup.

Gryphus brandissait son grand couteau en proférant d'horribles menaces.

Cornélius prévit que, s'il était hors de la portée de la main, il n'était pas hors de la portée de l'arme; l'arme lancée à distance pouvait traverser l'espace, et venir s'enfoncer dans sa poitrine. Il ne perdit donc pas de temps, et du bâton qu'il avait précieusement conservé, il assena un vigoureux coup sur le poignet qui tenait le couteau.

Le couteau tomba par terre, et Cornélius appuya son pied dessus. Puis, comme Gryphus paraissait vouloir s'acharner à une lutte que la douleur du coup de bâton et la honte d'avoir été désarmé deux fois auraient rendue impitoyable, Cornélius prit un grand parti.

Il roua de coups son geôlier avec un sang-froid des plus héroïques, choisissant l'endroit où tombait chaque fois le terrible gourdin.

Gryphus ne tarda point à demander grâce.

Mais avant de demander grâce, il avait crié, et beaucoup; ses cris avaient été entendus et avaient mis en émoi tous les employés de la maison. Deux porte-clefs, un inspecteur et trois ou quatre gardes parurent donc tout à coup et surprirent Cornélius opérant le bâton à la main, le couteau sous le pied.

À l'aspect de tous ces témoins du méfait qu'il venait de commettre, et dont les circonstances atténuantes, comme on dit aujourd'hui, étaient inconnues, Cornélius se sentit perdu sans ressources.

En effet, toutes les apparences étaient contre lui.

En un tour de main, Cornélius fut désarmé; et Gryphus entouré, relevé, soutenu, put compter, en rugissant de colère, les meurtrissures qui enflaient ses épaules et son échine, comme autant de collines diaprant le piton d'une montagne.

Procès-verbal fut dressé, séance tenante, des violences exercées par le prisonnier sur son gardien, et le procès-verbal soufflé par Gryphus ne pouvait pas être accusé de tiédeur; il ne s'agissait de rien moins que d'une tentative d'assassinat, préparée depuis longtemps et accomplie sur le geôlier, avec préméditation par conséquent, et rébellion ouverte.

Tandis qu'on instrumentait contre Cornélius, les renseignements donnés par Gryphus rendant sa présence inutile, les deux porte-clefs l'avaient descendu dans sa geôle, moulu de coups et gémissant.

Pendant ce temps, les gardes qui s'étaient emparés de Cornélius s'occupaient à l'instruire charitablement des us et coutumes de Loewestein, qu'il connaissait du reste, aussi bien qu'eux, lecture lui ayant été faite du règlement au moment de son entrée en prison, et certains articles du règlement lui étaient parfaitement entrés dans la mémoire.

Ils lui racontaient en outre comment l'application de ce règlement avait été faite à l'endroit d'un prisonnier nommé Mathias, qui, en 1668, c'est-à-dire cinq ans auparavant, avait commis un acte de rébellion bien autrement anodin que celui que venait de se permettre Cornélius.

Il avait trouvé sa soupe trop chaude et l'avait jetée à la tête du chef des gardiens, qui, à la suite de cette ablution, avait eu le désagrément en s'essuyant le visage de s'enlever une partie de la peau.

Mathias dans les douze heures, avait été extrait de sa chambre; puis conduit à la geôle, où il avait été inscrit comme sortant de Loewestein; puis mené à l'esplanade, dont la vue est fort belle et embrasse onze lieues d'étendue. Là on lui avait lié les mains; puis bandé les yeux, récité trois prières.

Puis on l'avait invité à faire une génuflexion; et les gardes de Loewestein, au nombre de douze, lui avaient, sur un signe fait par un sergent, logé fort habilement chacun une balle de mousquet dans le corps.

Ce dont Mathias était mort incontinent.

Cornélius écouta avec la plus grande attention ce récit désagréable.

Puis, l'ayant écouté:

– Ah! ah! dit-il dans les douze heures, dites-vous?

– Oui, la douzième heure n'était pas même encore sonnée, à ce que je crois, dit le narrateur.

– Merci, dit Cornélius. Le garde n'avait pas terminé le sourire gracieux qui servait de ponctuation à son récit qu'un pas sonore retentit dans l'escalier. Des éperons sonnaient aux arêtes usées des marches. Les gardes s'écartèrent pour laisser passer un officier. Celui-ci entra dans la chambre de Cornélius au moment où le scribe de Loewestein verbalisait encore.

– C'est ici le nº 11? demanda-t-il.

– Oui, colonel, répondit un sous-officier.

– Alors, c'est ici la chambre du prisonnier Cornélius van Baërle?

– Précisément, colonel.

– Où est le prisonnier?

– Me voici, monsieur, répondit Cornélius en pâlissant un peu malgré tout son courage.

– Vous êtes M. Cornélius van Baërle? demanda-t-il, s'adressant cette fois au prisonnier lui-même.

– Oui, monsieur.

– Alors suivez-moi.

– Oh! oh! dit Cornélius, dont le cœur se soulevait, pressé par les premières angoisses de la mort, comme on va vite en besogne à la forteresse de Loewestein, et le drôle qui m'avait parlé de douze heures!

– Hein! qu'est-ce que je vous ai dit? fit le garde historien à l'oreille du patient.

– Un mensonge.

– Comment cela?

– Vous m'aviez promis douze heures.

– Ah! oui. Mais l'on vous envoie un aide de camp de Son Altesse, un de ses plus intimes même, M. van Deken. Peste! on n'a pas fait un pareil honneur au pauvre Mathias.

– Allons, allons, fit Cornélius, en renflant sa poitrine avec la plus grande quantité d'air possible; allons, montrons à ces gens-là qu'un bourgeois, filleul de Corneille de Witt, peut, sans faire la grimace, contenir autant de balles de mousquet qu'un nommé Mathias.

Et il passa fièrement devant le greffier qui, interrompu dans ses fonctions, se hasarda à dire à l'officier:

– Mais, colonel van Deken, le procès-verbal n'est pas encore terminé.

– Ce n'est point la peine de le finir, répondit l'officier.

– Bon! répliqua le scribe en serrant philosophiquement ses papiers et sa plume dans un portefeuille usé et crasseux.

– Il était écrit, pensa le pauvre Cornélius, que je ne donnerai mon nom en ce monde ni à un enfant, ni à une fleur, ni à un livre, ces trois nécessités dont Dieu impose une au moins, à ce que l'on assure, à tout homme un peu organisé qu'il daigne laisser jouir sur terre de la propriété d'une âme et de l'usufruit d'un corps.

Et il suivit l'officier le cœur résolu et la tête haute. Cornélius compta les degrés qui conduisaient à l'esplanade, regrettant de ne pas avoir demandé au gardien combien il y en avait; ce que, dans son officieuse complaisance, celui-ci n'eût certes pas manqué de lui dire.

Tout ce que redoutait le patient dans ce trajet, qu'il regardait comme celui qui devait définitivement le conduire au but du grand voyage, c'était de voir Gryphus et de ne pas voir Rosa. Quelle satisfaction, en effet, devait briller sur le visage du père! Quelle douleur sur le visage de la fille!

Comme Gryphus allait applaudir à ce supplice, à ce supplice, vengeance féroce d'un acte éminemment juste, que Cornélius avait la conscience d'avoir accompli comme un devoir!

Mais Rosa, la pauvre fille, s'il ne la voyait pas, s'il allait mourir sans lui avoir donné le dernier baiser ou tout au moins le dernier adieu; s'il allait mourir enfin, sans avoir aucune nouvelle de la grande tulipe noire, et se réveiller là-haut, sans savoir de quel côté il fallait tourner les yeux pour la retrouver!

En vérité, pour ne pas fondre en larmes dans un pareil moment, le pauvre tulipier avait plus d'œs triplex autour du cœur qu'Horace n'en attribue au navigateur qui le premier visita les infâmes écueils acrocérauniens.

Cornélius eut beau regarder à droite, Cornélius eut beau regarder à gauche, il arriva sur l'esplanade sans avoir aperçu Rosa, sans avoir aperçu Gryphus.

Il y avait presque compensation.

Cornélius, arrivé sur l'esplanade, chercha bravement des yeux les gardes ses exécuteurs, et vit en effet une douzaine de soldats rassemblés et causant; mais rassemblés et causant sans mousquets, rassemblés et causant sans être alignés; chuchotant même entre eux plutôt qu'ils ne causaient, conduite qui parut à Cornélius indigne de la gravité qui préside d'ordinaire à de pareils événements.

 

Tout à coup Gryphus clopinant, chancelant, s'appuyant sur une béquille, apparut hors de sa geôle. Il avait allumé pour un dernier regard de haine tout le feu de ses vieux yeux gris de chat. Alors il se mit à vomir contre Cornélius un tel torrent d'abominables imprécations que Cornélius, s'adressant à l'officier:

– Monsieur, dit-il, je ne crois pas qu'il soit bien séant de me laisser ainsi insulter par cet homme, et cela surtout dans un pareil moment.

– Écoutez donc, dit l'officier en riant, il est bien naturel que ce brave homme vous en veuille: il paraît que vous l'avez roué de coups.

– Mais, monsieur, c'était à mon corps défendant.

– Bah! dit le colonel en imprimant à ses épaules un geste éminemment philosophique; bah! laissez-le dire. Que vous importe à présent?

Une sueur froide passa sur le front de Cornélius à cette réponse, qu'il regardait comme une ironie un peu brutale, de la part surtout d'un officier qu'on lui avait dit être attaché à la personne du prince.

Le malheureux comprit qu'il n'avait plus de ressource, qu'il n'avait plus d'amis, et se résigna.

– Soit, murmura-t-il en baissant la tête; on en a fait bien d'autres au Christ, et si innocent que je sois, je ne puis me comparer à lui. Le Christ se fût laissé battre par son geôlier et ne l'eût point battu.

Puis, se retournant vers l'officier, qui paraissait complaisamment attendre qu'il eût fini ses réflexions:

– Allons, monsieur, demanda-t-il, où vais-je?

L'officier lui montra un carrosse attelé de quatre chevaux, qui lui rappela fort le carrosse qui dans une circonstance pareille avait déjà frappé ses regards au Buitenhof.

– Montez là-dedans, dit-il.

– Ah! murmura Cornélius, il paraît qu'on ne me fera pas les honneurs de l'esplanade, à moi!

Il prononça ces mots assez haut pour que l'historien qui semblait attaché à sa personne l'entendît.

Sans doute crut-il que c'était un devoir pour lui de donner de nouveaux renseignements à Cornélius, car il s'approcha de la portière, et tandis que l'officier, le pied sur le marchepied, donnait quelque ordres, il lui dit tout bas:

– On a vu des condamnés conduits dans leur propre ville, et, pour que l'exemple fût plus grand, y subir leur supplice devant la porte de leur propre maison. Cela dépend.

Cornélius fit un signe de remerciement.

Puis à lui-même:

– Eh bien, dit-il, à la bonne heure! voici un garçon qui ne manque jamais de placer une consolation quand l'occasion s'en présente. Ma foi, mon ami, je vous suis bien obligé. Adieu!

La voiture roula.

– Ah! scélérat! ah! brigand! hurla Gryphus en montrant le poing à sa victime qui lui échappait. Et dire qu'il s'en va sans me rendre ma fille!

– Si l'on me conduit à Dordrecht, dit Cornélius, je verrai, en passant devant ma maison, si mes pauvres plates-bandes ont été bien ravagées.

XXX
OÙ L'ON COMMENCE DE SE DOUTER À QUEL SUPPLICE ÉTAIT RÉSERVÉ CORNÉLIUS VAN BAËRLE

La voiture roula tout le jour. Elle laissa Dordrecht à gauche, traversa Rotterdam, atteignit Delft. À cinq heures du soir, on avait fait au moins vingt lieues.

Cornélius adressa quelques questions à l'officier qui lui servait à la fois de garde et de compagnon; mais, si circonspectes que fussent ses demandes, il eut le chagrin de les voir rester sans réponse.

Cornélius regretta de n'avoir plus à côté de lui ce garde si complaisant qui parlait, lui, sans se faire prier.

Il lui eût sans doute offert sur cette étrangeté, qui survenait dans sa troisième aventure, des détails aussi gracieux et des explications aussi précises que sur les deux premières.

On passa la nuit en voiture. Le lendemain, au point du jour, Cornélius se trouva au-delà de Leyde, ayant la mer du Nord à sa gauche et la mer de Harlem à sa droite.

Trois heures après, il entrait à Harlem.

Cornélius ne savait point ce qui s'était passé à Harlem, et nous le laisserons dans cette ignorance jusqu'à ce qu'il en soit tiré par les événements.

Mais il ne peut pas en être de même du lecteur, qui a le droit d'être mis au courant des choses, même avant notre héros.

Nous avons vu que Rosa et la tulipe, comme deux sœurs et comme deux orphelines, avaient été laissées, par le prince d'Orange, chez le président van Herysen.

Rosa ne reçut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour où elle l'avait vu en face.

Vers le soir, un officier entra chez van Herysen; il venait de la part de Son Altesse inviter Rosa à se rendre à la maison de ville.

Là, dans le grand cabinet des délibérations où elle fut introduite, elle trouva le prince qui écrivait.

Il était seul et avait à ses pieds un grand lévrier de Frise qui le regardait fixement, comme si le fidèle animal eût voulu essayer de faire ce que nul homme ne pouvait faire, lire dans la pensée de son maître.

Guillaume continua d'écrire un instant encore; puis, levant les yeux et voyant Rosa debout près de la porte:

– Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu'il écrivait.

Rosa fit quelques pas vers la table.

– Monseigneur, dit-elle en s'arrêtant.

– C'est bien, fit le prince. Asseyez-vous.

Rosa obéit, car le prince la regardait. Mais à peine le prince eut-il reporté les yeux sur son papier qu'elle se retira toute honteuse.

Le prince achevait sa lettre.

Pendant ce temps, le lévrier était allé au-devant de Rosa et l'avait examinée et caressée.

– Ah! ah! fit Guillaume à son chien, on voit bien que c'est une compatriote; tu la reconnais.

Puis, se retournant vers Rosa et fixant sur elle son regard scrutateur et voilé en même temps:

– Voyons, ma fille, dit-il.

Le prince avait vingt-trois ans à peine, Rosa en avait dix-huit ou vingt; il eût mieux dit en disant «ma sœur».

– Ma fille, dit-il avec cet accent étrangement imposant qui glaçait tous ceux qui l'approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons.

Rosa commença de trembler de tous ses membres, et cependant il n'y avait rien que de bienveillant dans la physionomie du prince.

– Monseigneur, balbutia-t-elle.

– Vous avez un père à Loewestein?

– Oui, monseigneur.

– Vous ne l'aimez pas?

– Je ne l'aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devrait aimer.

– C'est mal de ne pas aimer son père, mon enfant, mais c'est bien de ne pas mentir à son prince.

Rosa baissa les yeux.

– Et pour quelle raison n'aimez-vous point votre père?

– Mon père est méchant.

– De quelle façon se manifeste sa méchanceté?

– Mon père maltraite les prisonniers.

– Tous?

– Tous.

– Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particulièrement quelqu'un?

– Mon père maltraite particulièrement M. van Baërle, qui…

– Qui est votre amant.

Rosa fit un pas en arrière.

– Que j'aime, monseigneur, répondit-elle avec fierté.

– Depuis longtemps? demanda le prince.

– Depuis le jour où je l'ai vu.

– Et vous l'avez vu…?

– Le lendemain du jour où furent si terriblement mis à mort le grand pensionnaire Jean et son frère Corneille.

Les lèvres du prince se serrèrent, son front se plissa, ses paupières se baissèrent de manière à cacher un instant ses yeux. Au bout d'un instant de silence, il reprit:

– Mais que vous sert-il d'aimer un homme destiné à vivre et à mourir en prison?

– Cela me servira, monseigneur, s'il vit et meurt en prison, à l'aider à vivre et à mourir.

– Et vous accepteriez cette position d'être la femme d'un prisonnier?

– Je serai la plus fière et la plus heureuse des créatures humaines étant la femme de M. van Baërle; mais…

– Mais quoi?

– Je n'ose dire, monseigneur.

– Il y a un sentiment d'espérance dans votre accent; qu'espérez-vous?

Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d'une intelligence si pénétrante qu'ils allèrent chercher la clémence endormie au fond de ce cœur sombre, d'un sommeil qui ressemblait à la mort.

– Ah! je comprends.

Rosa sourit en joignant les mains.

– Vous espérez en moi, dit le prince.

– Oui, monseigneur.

– Hum!

Le prince cacheta la lettre qu'il venait d'écrire et appela un de ses officiers.

– M. van Deken, dit-il, portez à Loewestein le message que voici; vous prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur, et en ce qui vous regarde, vous les exécuterez.

L'officier salua, et l'on entendit retentir sous la voûte sonore de la maison le galop d'un cheval.

– Ma fille, poursuivit le prince, c'est dimanche la fête de la tulipe, et dimanche c'est après-demain. Faites-vous belle avec les cinq cents florins que voici; car je veux que ce jour-là soit une grande fête pour vous.

– Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vêtue? murmura Rosa.

– Prenez le costume des épousées frisonnes, dit Guillaume, il vous siéra fort bien.

XXXI
HARLEM

Harlem, où nous sommes entrés il y a trois jours avec Rosa et où nous venons d'entrer à la suite du prisonnier, est une jolie ville, qui s'enorgueillit à bon droit d'être une des plus ombragées de la Hollande.

Tandis que d'autres mettaient leur amour-propre à briller par les arsenaux et par les chantiers, par les magasins et par les bazars, Harlem mettait toute sa gloire à primer toutes les villes des États par ses beaux ormes touffus, par ses peupliers élancés, et surtout par ses promenades ombreuses, au-dessus desquelles s'arrondissaient en voûte, le chêne, le tilleul, et le marronnier.

Harlem, voyant que Leyde sa voisine, et Amsterdam sa reine, prenaient, l'une, le chemin de devenir une ville de science, et l'autre celui de devenir une ville de commerce, Harlem avait voulu être une ville agricole ou plutôt horticole.

En effet, bien close, bien aérée, bien chauffée au soleil, elle donnait aux jardiniers des garanties que toute autre ville, avec ses vents de mer ou ses soleils de plaine, n'eût point su leur offrir.

Aussi avait-on vu s'établir à Harlem tous ces esprits tranquilles qui possédaient l'amour de la terre et de ses biens, comme on avait vu s'établir à Rotterdam et à Amsterdam tous les esprits inquiets et remuants, que possède l'amour des voyages et du commerce, comme on avait vu s'établir à la Haye tous les politiques et les mondains.

Nous avons dit que Leyde avait été la conquête des savants.

Harlem prit donc le goût des choses douces, de la musique, de la peinture, des vergers, des promenades, des bois et des parterres.

Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs, des tulipes.

Harlem proposa des prix en l'honneur des tulipes, et nous arrivons ainsi, fort naturellement comme on voit, à parler de celui que la ville proposait, le 15 mai 1673, en l'honneur de la grande tulipe noire sans tache et sans défaut, qui devait rapporter cent mille florins à son inventeur.

Harlem ayant mis en lumière sa spécialité, Harlem ayant affiché son goût pour les fleurs en général et les tulipes en particulier, dans un temps où tout était à la guerre ou aux séditions, Harlem ayant eu l'insigne joie de voir fleurir l'idéal de ses prétentions et l'insigne honneur de voir fleurir l'idéal des tulipes, Harlem, la jolie ville pleine de bois et de soleil, d'ombre et de lumière, Harlem avait voulu faire de cette cérémonie de l'inauguration du prix une fête qui durât éternellement dans le souvenir des hommes.

Et elle en avait d'autant plus le droit que la Hollande est le pays des fêtes; jamais nature plus paresseuse ne déploya plus d'ardeur criante, chantante et dansante que celle des bons républicains des Sept-Provinces à l'occasion des divertissements.

Voyez plutôt les tableaux des deux Teniers.

Il est certain que les paresseux sont de tous les hommes les plus ardents à se fatiguer, non pas lorsqu'ils se mettent au travail, mais lorsqu'ils se mettent au plaisir.

Harlem s'était donc mise triplement en joie, car elle avait à fêter une triple solennité: la tulipe noire avait été découverte; puis le prince Guillaume d'Orange assistait à la cérémonie, en vrai Hollandais qu'il était; enfin, il était de l'honneur des États de montrer aux Français, à la suite d'une guerre aussi désastreuse que l'avait été celle de 1672, que le plancher de la république batave était solide à ce point qu'on y pût danser avec accompagnement du canon des flottes.

La société horticole de Harlem s'était montrée digne d'elle en donnant cent mille florins d'un oignon de tulipe. La ville n'avait pas voulu rester en arrière, et elle avait voté une somme pareille, qui avait été remise aux mains de ses notables pour fêter ce prix national.

 

Aussi était-ce, au dimanche fixé pour cette cérémonie, un tel empressement de la foule, un tel enthousiasme des citadins, que l'on n'eût pu s'empêcher, même avec ce sourire narquois des Français, qui rient de tout et partout, d'admirer le caractère de ces bons Hollandais, prêts à dépenser leur argent aussi bien pour construire un vaisseau destiné à combattre l'ennemi, c'est-à-dire à soutenir l'honneur de la nation, que pour récompenser l'invention d'une fleur nouvelle destinée à briller un jour et destinée à distraire pendant ce jour les femmes, les savants et les curieux.

En tête des notables et du comité horticole, brillait M. van Herysen, paré de ses plus riches habits.

Le digne homme avait fait tous ses efforts pour ressembler à sa fleur favorite par l'élégance sobre et sévère de ses vêtements, et hâtons-nous de dire à sa gloire qu'il y avait parfaitement réussi.

Noir de jais, velours scabieuse, soie pensée, telle était, avec du linge d'une blancheur éblouissante, la tenue cérémoniale du président, lequel marchait en tête de son comité, avec un énorme bouquet pareil à celui que portait, cent vingt et un ans plus tard, M. de Robespierre, à la fête de l'Être-Suprême.

Seulement, le brave président, à la place de ce cœur gonflé de haine et de ressentiments envieux du tribun français, avait dans la poitrine une fleur non moins innocente que la plus innocente de celles qu'il tenait à la main.

On voyait derrière ce comité, diapré comme une pelouse, parfumé comme un printemps, les corps savants de la ville, les magistrats, les militaires, les nobles et les rustres.

Le peuple, même chez MM. les républicains des Sept-Provinces, n'avait point son rang dans cet ordre de marche; il faisait la haie.

C'est, au reste, la meilleure de toutes les places pour voir… et pour avoir.

C'est la place des multitudes, qui attendent, philosophie des États, que les triomphes aient défilé, pour savoir ce qu'il en faut dire, et quelquefois ce qu'il en faut faire.

Mais cette fois, il n'était question ni du triomphe de Pompée, ni du triomphe de César. Cette fois, on ne célébrait ni la défaite de Mithridate ni la conquête des Gaules. La procession était douce comme le passage d'un troupeau de moutons sur terre, inoffensive comme le vol d'une troupe d'oiseaux dans l'air.

Harlem n'avait d'autres triomphateurs que ses jardiniers. Adorant les fleurs, Harlem divinisait le fleuriste.

On voyait au centre du cortège pacifique et parfumé, la tulipe noire, portée sur une civière couverte de velours blanc frangé d'or. Quatre hommes portaient les brancards et se voyaient relayés par d'autres, ainsi qu'à Rome étaient relayés ceux qui portaient la mère Cybèle, lorsqu'elle entra dans la ville éternelle, apportée d'Étrurie au son des fanfares et aux adorations de tout un peuple.

Cette exhibition de la tulipe, c'était un hommage rendu par tout un peuple sans culture et sans goût, au goût et à la culture des chefs célèbres et pieux dont il savait jeter le sang aux pavés fangeux du Buitenhof, sauf plus tard à inscrire les noms de ses victimes sur la plus belle pierre du panthéon hollandais.

Il était convenu que le prince stathouder distribuerait certainement lui-même le prix de cent mille florins, ce qui intéressait tout le monde en général, et qu'il prononcerait peut-être un discours, ce qui intéressait en particulier ses amis et ses ennemis.

En effet, dans les discours les plus indifférents des hommes politiques, les amis ou les ennemis de ces hommes veulent toujours y voir reluire et croient toujours pouvoir interpréter par conséquent un rayon de leur pensée.

Comme si le chapeau de l'homme politique n'était pas un boisseau destiné à intercepter toute lumière.

Enfin, ce grand jour tant attendu du 15 mai 1673 était donc arrivé, et Harlem tout entière, renforcée de ses environs, s'était rangée le long des beaux arbres du bois, avec la résolution bien arrêtée de n'applaudir cette fois ni les conquérants de la guerre, ni ceux de la science, mais tout simplement ceux de la nature, qui venaient de forcer cette inépuisable mère à l'enfantement, jusqu'alors cru impossible, de la tulipe noire.

Mais rien ne tient moins chez les peuples que cette résolution prise de n'applaudir que telle ou telle chose. Quand une ville est en train d'applaudir, c'est comme lorsqu'elle est en train de siffler, elle ne sait jamais où elle s'arrêtera.

Elle applaudit donc d'abord van Herysen et son bouquet, elle applaudit ses corporations, elle s'applaudit elle-même; et enfin, avec toute justice cette fois, avouons-le, elle applaudit l'excellente musique que les musiciens de la ville prodiguaient généreusement à chaque halte.

Tous les yeux cherchaient, après l'héroïne de la fête, qui était la tulipe noire, le héros de la fête, qui, tout naturellement, était l'auteur de cette tulipe.

Ce héros paraissant à la suite du discours que nous avons vu le bon van Herysen élaborer avec tant de conscience, ce héros eût produit certes plus d'effets que le stathouder lui-même.

Mais, pour nous, l'intérêt de la journée n'est ni dans ce vénérable discours de notre ami van Herysen, si éloquent qu'il fût, ni dans les jeunes aristocrates endimanchés croquant leurs lourds gâteaux, ni dans les pauvres petits plébéiens, à demi nus, grignotant des anguilles fumées, pareilles à des bâtons de vanille. L'intérêt n'est même pas dans ces belles Hollandaises, au teint rose et au sein blanc, ni dans les mynheer gras et trapus qui n'avaient jamais quitté leurs maisons, ni dans les maigres et jaunes voyageurs arrivant de Ceylan ou de Java, ni dans la populace altérée qui avale, en guise de rafraîchissement, le concombre confit dans la saumure. Non, pour nous, l'intérêt de la situation, l'intérêt puissant, l'intérêt dramatique n'est pas là.

L'intérêt est dans une figure rayonnante et animée qui marche au milieu des membres du comité d'horticulture, l'intérêt est dans ce personnage fleuri à la ceinture, peigné, lissé, tout d'écarlate vêtu, couleur qui fait ressortir son poil noir et son teint jaune.

Ce triomphateur rayonnant, enivré, ce héros du jour destiné à l'insigne honneur de faire oublier le discours de van Herysen et la présence du stathouder, c'est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui, à sa droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa prétendue fille; à sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins en belle monnaie d'or reluisante, étincelante, et qui a pris le parti de loucher en dehors pour ne pas les perdre un instant de vue.

De temps en temps, Boxtel hâte le pas pour aller frotter son coude à celui de van Herysen. Boxtel prend à chacun un peu de sa valeur, pour en composer une valeur à lui, comme il a volé à Rosa sa tulipe, pour en faire sa gloire et sa fortune.

Encore un quart d'heure, au reste, et le prince arrivera, le cortège fera halte au dernier reposoir, la tulipe étant placée sous son trône, le prince, qui cède le pas à sa rivale dans l'adoration publique, prendra un vélin magnifiquement enluminé sur lequel est écrit le nom de l'auteur, et il proclamera à haute et intelligible voix qu'il a été découvert une merveille; que la Hollande, par l'intermédiaire de lui, Boxtel, a forcé la nature à produire une fleur noire, et que cette fleur s'appellera désormais tulipa nigra Boxtellea.

De temps en temps cependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la tulipe et la bourse et regarde timidement dans la foule, car dans cette foule il redoute par-dessus tout d'apercevoir la pâle figure de la belle Frisonne.

Ce serait un spectre, on le comprend, qui troublerait sa fête, ni plus ni moins que le spectre de Banco troubla le festin de Macbeth.

Et, hâtons-nous de le dire, ce misérable, qui a franchi un mur qui n'était pas son mur, qui a escaladé une fenêtre pour entrer dans la maison de son voisin, qui, avec une fausse clef, a violé la chambre de Rosa, cet homme, qui a volé enfin la gloire d'un homme et la dot d'une femme, cet homme ne se regarde pas comme un voleur.

Il a tellement veillé sur cette tulipe, il l'a suivie si ardemment du tiroir du séchoir de Cornélius jusqu'à l'échafaud du Buitenhof, de l'échafaud du Buitenhof à la prison de la forteresse de Loewestein, il l'a si bien vue naître et grandir sur la fenêtre de Rosa, il a tant de fois réchauffé l'air autour d'elle avec son souffle, que nul n'en est plus l'auteur que lui-même; quiconque à cette heure lui prendrait la tulipe noire la lui volerait.