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La tulipe noire

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XXVII
LE TROISIÈME CAÏEU

L'annonce du retour de Boxtel était à peine faite, que Boxtel entra en personne dans le salon de M. van Herysen, suivi de deux hommes portant dans une caisse le précieux fardeau, qui fut déposé sur une table.

Le prince, prévenu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira et se tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l'angle obscur où lui-même avait placé son fauteuil.

Rosa, palpitante, pâle, pleine de terreur, attendait qu'on l'invitât à aller voir à son tour.

Elle entendit la voix de Boxtel.

– C'est lui! s'écria-t-elle.

Le prince lui fit signe d'aller regarder dans le salon par la porte entr'ouverte.

– C'est ma tulipe, s'écria Rosa, c'est elle, je la reconnais. Ô mon pauvre Cornélius.

Et elle fondit en larmes. Le prince se leva, alla jusqu'à la porte, où il demeura un instant dans la lumière.

Les yeux de Rosa s'arrêtèrent sur lui. Plus que jamais elle était certaine que ce n'était pas la première fois qu'elle voyait cet étranger.

– M. Boxtel, dit le prince, entrez donc ici.

Boxtel accourut avec empressement et se trouva face à face avec Guillaume d'Orange.

– Son Altesse! s'écria-t-il en reculant.

– Son Altesse! répéta Rosa tout étourdie.

À cette exclamation partie à sa gauche, Boxtel se retourna et aperçut Rosa.

À cette vue, tout le corps de l'envieux frissonna comme au contact d'une pile de Volta.

– Ah! murmura le prince se parlant à lui-même, il est troublé.

Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-même, s'était déjà remis.

– M. Boxtel, dit Guillaume, il paraît que vous avez trouvé le secret de la tulipe noire?

– Oui, monseigneur, répondit Boxtel d'une voix où perçait un peu de trouble.

Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l'émotion que le tulipier avait éprouvée en reconnaissant Guillaume.

– Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui prétend l'avoir trouvé aussi.

Boxtel sourit de dédain et haussa les épaules.

Guillaume suivait tous ses mouvements avec un intérêt de curiosité remarquable.

– Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince.

– Non, monseigneur.

– Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel?

– Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob.

– Que voulez-vous dire?

– Je veux dire qu'à Loewestein, celui qui se fait appeler Isaac Boxtel se faisait appeler M. Jacob.

– Que dites-vous à cela, M. Boxtel?

– Je dis que cette jeune fille ment, monseigneur.

– Vous niez avoir jamais été à Loewestein?

Boxtel hésita; l'œil fixe et impérieusement scrutateur, le prince l'empêchait de mentir.

– Je ne puis nier avoir été à Loewestein, monseigneur, mais je nie avoir volé la tulipe.

– Vous me l'avez volée et dans ma chambre! s'écria Rosa indignée.

– Je le nie.

– Écoutez, niez-vous m'avoir suivie dans le jardin, le jour où je préparai la plate-bande où je devais l'enfouir? Niez-vous m'avoir suivie dans le jardin où j'ai fait semblant de la planter? Niez-vous ce soir-là vous être précipité, après ma sortie, sur l'endroit où vous espériez trouver le caïeu? Niez-vous avoir fouillé la terre avec vos mains, mais inutilement, Dieu merci! car ce n'était qu'une ruse pour reconnaître vos intentions? Dites, niez-vous tout cela?

Boxtel ne jugea point à propos de répondre à ces diverses interrogations. Mais laissant la polémique entamée avec Rosa et se retournant vers le prince:

– Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il que je cultive les tulipes à Dordrecht; j'ai même acquis dans cet art une certaine réputation: une de mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l'ai dédiée au roi de Portugal. Maintenant voici la vérité. Cette jeune fille savait que j'avais trouvé la tulipe noire, et de concert avec un certain amant qu'elle a dans la forteresse de Loewestein, cette jeune fille a formé le projet de me ruiner en s'appropriant le prix de cent mille florins que je gagnerai, j'espère, grâce à votre justice.

– Oh! s'écria Rosa outrée de colère.

– Silence, dit le prince.

Puis se tournant vers Boxtel:

– Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites être l'amant de cette jeune fille?

Rosa faillit s'évanouir, car le prisonnier était recommandé par le prince comme un grand coupable.

Rien ne pouvait être plus agréable à Boxtel que cette question.

– Quel est ce prisonnier? répéta-t-il.

– Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera à Votre Altesse combien elle peut avoir foi en sa probité. Ce prisonnier est un criminel d'État, condamné une fois à mort.

– Et qui s'appelle…?

Rosa cacha sa tête dans ses deux mains avec un mouvement désespéré.

– Qui s'appelle Cornélius van Baërle, dit Boxtel et qui est le propre filleul de ce scélérat de Corneille de Witt.

Le prince tressaillit. Son œil calme jeta une flamme, et le froid de la mort s'étendit de nouveau sur son visage immobile.

Il alla à Rosa et lui fit du doigt signe d'écarter ses mains de son visage.

Rosa obéit, comme eût fait sans voir une femme soumise à un pouvoir magnétique.

– C'est donc pour suivre cet homme que vous êtes venue me demander à Leyde le changement de votre père?

Rosa baissa la tête et s'affaissa écrasée en murmurant:

– Oui, monseigneur.

– Poursuivez, dit le prince à Boxtel.

– Je n'ai rien à dire, continua celui-ci, Votre Altesse sait tout. Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pas faire rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu à Loewestein parce que mes affaires m'y appelaient; j'y ai fait connaissance avec le vieux Gryphus, je suis devenu amoureux de sa fille, je l'ai demandée en mariage, et comme je n'étais pas riche, imprudent que j'étais, je lui ai confié mon espérance de toucher cent mille florins; et pour justifier cette espérance, je lui ai montré la tulipe noire. Alors, comme son amant, à Dordrecht, pour faire prendre le change sur les complots qu'il tramait, affectait de cultiver des tulipes, tous deux ont comploté ma perte. La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a été enlevée de chez moi par cette jeune fille, portée dans sa chambre, où j'ai eu le bonheur de la reprendre au moment où elle avait l'audace d'expédier un messager pour annoncer à MM. les membres de la société d'horticulture qu'elle venait de trouver la grande tulipe noire; mais elle ne s'est pas démontée pour cela. Sans doute pendant les quelques heures qu'elle l'a gardée dans sa chambre, l'aura-t-elle montrée à quelques personnes qu'elle appellera en témoignage? Mais heureusement, monseigneur, vous voilà prévenu contre cette intrigue et ses témoins.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! l'infâme! gémit Rosa en larmes, en se jetant aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable, prenait en pitié son horrible angoisse.

– Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera puni pour vous avoir ainsi conseillée; car vous êtes si jeune et vous avez l'air si honnête, que je veux croire que le mal vient de lui et non de vous.

– Monseigneur! monseigneur! s'écria Rosa, Cornélius n'est pas coupable.

Guillaume fit un mouvement.

– Pas coupable de vous avoir conseillée. C'est cela que vous voulez dire, n'est-ce pas?

– Je veux dire, monseigneur, que Cornélius n'est pas plus coupable du second crime qu'on lui impute qu'il ne l'est du premier.

– Du premier? Et savez-vous quel a été ce premier crime? Savez-vous de quoi il a été accusé et convaincu? D'avoir, comme complice de Corneille de Witt, caché la correspondance du grand pensionnaire et du marquis de Louvois.

– Eh bien! monseigneur, il ignorait qu'il fût détenteur de cette correspondance; il l'ignorait entièrement. Eh! mon Dieu! il me l'eût dit. Est-ce que ce cœur de diamant aurait pu avoir un secret qu'il m'eût caché? Non, non, monseigneur, je le répète, dussé-je encourir votre colère, Cornélius n'est pas plus coupable du premier crime que du second, et du second que du premier. Oh! si vous connaissiez mon Cornélius, monseigneur!

– Un de Witt! s'écria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaît que trop, puisqu'il lui a déjà fait une fois grâce de la vie.

– Silence, dit le prince. Toutes ces choses d'État, je l'ai déjà dit, ne sont point du ressort de la société horticole de Harlem.

Puis, fronçant le sourcil:

– Quant à la tulipe, soyez tranquille, M. Boxtel, ajouta-t-il, justice sera faite.

Boxtel salua, le cœur plein de joie, et reçut les félicitations du président.

– Vous, jeune fille, continua Guillaume d'Orange, vous avez failli commettre un crime, je ne vous en punirai pas; mais le vrai coupable paiera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahir même… mais il ne doit pas voler.

– Voler! s'écria Rosa, voler! lui, Cornélius, oh! monseigneur, prenez garde; mais il mourrait s'il entendait vos paroles! mais vos paroles le tueraient plus sûrement que n'eût fait l'épée du bourreau sur le Buitenhof. S'il y a eu un vol, monseigneur, je le jure, c'est cet homme qui l'a commis.

– Prouvez-le, dit froidement Boxtel.

– Eh bien, oui. Avec l'aide de Dieu je le prouverai, dit la Frisonne avec énergie.

Puis se retournant vers Boxtel:

– La tulipe était à vous?

– Oui.

– Combien avait-elle de caïeux?

Boxtel hésita un instant; mais il comprit que la jeune fille ne ferait pas cette question si les deux caïeux connus existaient seuls.

– Trois, dit-il.

– Que sont devenus ces caïeux? demanda Rosa.

– Ce qu'ils sont devenus?.. l'un a avorté, l'autre a donné la tulipe noire…

– Et le troisième?

– Le troisième?

– Le troisième, où est-il?

– Le troisième est chez moi, dit Boxtel tout troublé.

 

– Chez vous? Où cela? À Loewestein ou à Dordrecht?

– À Dordrecht, dit Boxtel.

– Vous mentez! s'écria Rosa. Monseigneur, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince, la véritable histoire de ces trois caïeux, je vais vous la dire, moi. Le premier a été écrasé par mon père dans la chambre du prisonnier, et cet homme le sait bien, car il espérait s'en emparer, et quand il vit cet espoir déçu, il faillit se brouiller avec mon père qui le lui enlevait. Le second, soigné par moi, a donné la tulipe noire, et le troisième, le dernier, (la jeune fille le tira de sa poitrine), le troisième le voici dans le même papier qui l'enveloppait avec les deux autres quand, au moment de monter sur l'échafaud, Cornélius van Baërle me les donna tous trois. Tenez, monseigneur, tenez.

Et Rosa, démaillotant le caïeu du papier qui l'enveloppait, le tendit au prince, qui le prit de ses mains et l'examina.

– Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l'avoir volé comme la tulipe? balbutia Boxtel effrayé de l'attention avec laquelle le prince examinait le caïeu et surtout de celle avec laquelle Rosa lisait quelques lignes tracées sur le papier resté entre ses mains.

Tout à coup les yeux de la jeune fille s'enflammèrent, elle relut haletante ce papier mystérieux, et poussant un cri en tendant le papier au prince:

– Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du Ciel, lisez! Guillaume passa le troisième caïeu au président, prit le papier et lut. À peine Guillaume eut-il jeté les yeux sur cette feuille qu'il chancela; sa main trembla comme si elle était prête à laisser échapper le papier; ses yeux prirent une effrayante expression de douleur et de pitié. Cette feuille, que venait de lui remettre Rosa, était la page de la Bible que Corneille de Witt avait envoyée à Dordrecht, par Craeke, le messager de son frère Jean, pour prier Cornélius de brûler la correspondance du grand pensionnaire avec Louvois. Cette prière, on se le rappelle, était conçue en ces termes:

«Cher filleul,

«Brûle le dépôt que je t'ai confié, brûle-le sans le regarder, sans l'ouvrir, afin qu'il te demeure inconnu à toi-même. Les secrets du genre de celui qu'il contient tuent les dépositaires. Brûle, et tu auras sauvé Jean et Corneille.

«Adieu et aime-moi.

«Corneille de Witt.»

«20 août 1672.

Cette feuille était à la fois la preuve de l'innocence de van Baërle et son titre de propriété aux caïeux de la tulipe.

Rosa et le stathouder échangèrent un seul regard.

Celui de Rosa voulait dire: «Vous voyez bien!»

Celui du stathouder signifiait: «Silence et attends!»

Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler de son front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant son regard plonger avec sa pensée dans cet abîme sans fond et sans ressource qu'on appelle le repentir et la honte du passé.

Bientôt relevant la tête avec effort:

– Allez, M. Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l'ai promis.

Puis au président:

– Vous, mon cher M. van Herysen, ajouta-t-il, gardez ici cette jeune fille et la tulipe. Adieu.

Tout le monde s'inclina, et le prince sortit courbé sous l'immense bruit des acclamations populaires.

Boxtel s'en retourna au Cygne blanc, assez tourmenté. Ce papier, que Guillaume avait reçu des mains de Rosa, qu'il avait lu, plié et mis dans sa poche avec tant de soin, ce papier l'inquiétait.

Rosa s'approcha de la tulipe, en baisant religieusement la feuille, et se confia tout entière à Dieu en murmurant:

– Mon Dieu! saviez-vous vous-même dans quel but mon bon Cornélius m'apprenait à lire?

Oui, Dieu le savait, puisque c'est lui qui punit et qui récompense les hommes selon leurs mérites.

XXVIII
LA CHANSON DES FLEURS

Pendant que s'accomplissaient les événements que nous venons de raconter, le malheureux van Baërle, oublié dans la chambre de la forteresse de Loewestein, souffrait de la part de Gryphus tout ce qu'un prisonnier peut souffrir quand son geôlier a pris le parti bien arrêté de se transformer en bourreau.

Gryphus ne recevant aucune nouvelle de Rosa, aucune nouvelle de Jacob, Gryphus se persuada que tout ce qui lui arrivait était l'œuvre du démon, et que le docteur Cornélius van Baërle était l'envoyé de ce démon sur la terre.

Il en résulta qu'un beau matin – c'était le troisième jour depuis la disparition de Jacob et de Rosa – , il en résulta qu'un beau matin, il monta à la chambre de Cornélius plus furieux encore que de coutume.

Celui-ci, les deux coudes appuyés sur la fenêtre, la tête appuyée sur ses deux mains, les regards perdus dans l'horizon brumeux que les moulins de Dordrecht battaient de leurs ailes, aspirait l'air pour refouler ses larmes et empêcher sa philosophie de s'évaporer.

Les pigeons y étaient toujours, mais l'espoir n'y était plus; mais l'avenir manquait.

Hélas! Rosa surveillée ne pourrait plus venir. Pourrait-elle seulement écrire, et si elle écrivait, pourrait-elle lui faire parvenir ses lettres?

Non. Il avait vu la veille et la surveille trop de fureur et de malignité dans les yeux du vieux Gryphus pour que sa vigilance se ralentît un moment, et puis, outre la réclusion, outre l'absence, n'avait-elle pas à souffrir des tourments pires encore. Ce brutal, ce sacripant, cet ivrogne, ne se vengeait-il pas à la façon des pères du théâtre grec? Quand le genièvre lui montait au cerveau, ne donnait-il pas à son bras, trop bien raccommodé par Cornélius, la vigueur de deux bras et d'un bâton?

Cette idée, que Rosa était peut-être maltraitée, exaspérait Cornélius.

Il sentait alors son inutilité, son impuissance, son néant. Il se demandait si Dieu était bien juste d'envoyer tant de maux à deux créatures innocentes. Et certainement dans ces moments-là il doutait. Le malheur ne rend pas crédule.

Van Baërle avait bien formé le projet d'écrire à Rosa. Mais où était Rosa?

Il avait bien eu l'idée d'écrire à la Haye pour prévenir de ce que Gryphus voulait sans doute amasser, par une dénonciation, de nouveaux orages sur sa tête.

Mais avec quoi écrire? Gryphus lui avait enlevé crayon et papier. D'ailleurs, eût-il l'un et l'autre, ce ne serait certainement pas Gryphus qui se chargerait de sa lettre.

Alors Cornélius passait et repassait dans sa tête toutes ces pauvres ruses employées par les prisonniers.

Il avait bien songé à une évasion, chose à laquelle il ne songeait pas quand il pouvait voir Rosa tous les jours. Mais plus il y pensait, plus une évasion lui paraissait impossible. Il était de ces natures choisies qui ont horreur du commun, et qui manquent souvent toutes les bonnes occasions de la vie, faute d'avoir pris la route du vulgaire, ce grand chemin des gens médiocres, et qui les mène à tout.

– Comment serait-il possible, se disait Cornélius, que je pusse m'enfuir de Loewestein, d'où s'enfuit jadis M. de Grotius? Depuis cette évasion, n'a-t-on pas tout prévu? Les fenêtres ne sont-elles pas gardées? Les portes ne sont-elles pas doubles ou triples? Les postes ne sont-ils pas dix fois plus vigilants?

«Puis outre les fenêtres gardées, les portes doubles, les postes plus vigilants que jamais, n'ai-je pas un Argus infaillible, un Argus d'autant plus dangereux qu'il a les yeux de la haine, Gryphus?

«Enfin n'est-il pas une circonstance qui me paralyse? L'absence de Rosa. Quand j'userais dix ans de ma vie à fabriquer une lime pour scier mes barreaux, à tresser des cordes pour descendre par la fenêtre, ou me coller des ailes aux épaules pour m'envoler comme Dédale… Mais je suis dans une période de mauvaise chance! La lime s'émoussera, la corde se rompra, mes ailes fondront au soleil. Je me tuerai mal. On me ramassera boiteux, manchot, cul-de-jatte. On me classera dans le musée de la Haye, entre le pourpoint taché de sang de Guillaume le Taciturne et la femme marine recueillie à Stavoren, et mon entreprise n'aura eu pour résultat que de me procurer l'honneur de faire partie des curiosités de la Hollande.

«Mais non, et cela vaut mieux, un beau jour Gryphus me fera quelque noirceur. Je perds la patience depuis que j'ai perdu la joie et la société de Rosa, et surtout depuis que j'ai perdu mes tulipes. Il n'y a pas à en douter, un jour ou l'autre Gryphus m'attaquera d'une façon sensible à mon amour-propre, à mon amour ou à ma sûreté personnelle. Je me sens, depuis ma réclusion, une vigueur étrange, hargneuse, insupportable. J'ai des prurits de lutte, des appétits de bataille, des soifs incompréhensibles de horions. Je sauterai à la gorge de mon vieux scélérat, et je l'étranglerai!»

Cornélius, à ces derniers mots, s'arrêta un instant, la bouche contractée, l'œil fixe.

Il retournait avidement dans son esprit une pensée qui lui souriait.

– Eh mais! continua Cornélius, une fois Gryphus étranglé, pourquoi ne pas lui prendre les clefs? Pourquoi ne pas descendre l'escalier comme si je venais de commettre l'action la plus vertueuse? Pourquoi ne pas lui expliquer le fait, et sauter avec elle de sa fenêtre dans le Wahal? Je sais certes assez bien nager pour deux. Rosa! mais mon Dieu, ce Gryphus est son père; elle ne m'approuvera jamais, quelque affection qu'elle ait pour moi, de lui avoir étranglé ce père, si brutal qu'il fût, si méchant qu'il ait été. Besoin alors sera d'une discussion, d'un discours pendant la péroraison duquel arrivera quelque sous-chef ou quelque porte-clefs qui aura trouvé Gryphus râlant encore ou étranglé tout à fait, et qui me remettra la main sur l'épaule. Je reverrai alors le Buitenhof et l'éclair de cette vilaine épée, qui cette fois ne s'arrêtera pas en route et fera connaissance avec ma nuque. Point de cela, Cornélius, mon ami; c'est un mauvais moyen! Mais alors que devenir? et comment retrouver Rosa?

Telles étaient les réflexions de Cornélius trois jours après la scène funeste de séparation entre Rosa et son père, juste au moment où nous avons montré au lecteur Cornélius accoudé sur sa fenêtre.

C'est dans ce moment même que Gryphus entra.

Il tenait à la main un énorme bâton, ses yeux étincelaient de mauvaises pensées; un mauvais sourire crispait ses lèvres; un mauvais balancement agitait son corps, et dans sa taciturne personne tout respirait les mauvaises dispositions.

Cornélius, rompu comme nous venons de le voir, par la nécessité de la patience, nécessité que le raisonnement avait menée jusqu'à la conviction, Cornélius l'entendit entrer, devina que c'était lui, mais ne se détourna même pas.

Il savait que cette fois Rosa ne viendrait pas derrière lui.

Rien n'est plus désagréable aux gens qui sont en veine de colère que l'indifférence de ceux à qui cette colère doit s'adresser.

On a fait des frais, on ne veut pas les perdre.

On s'est monté la tête, on a mis son sang en ébullition. Ce n'est pas la peine si cette ébullition ne donne pas la satisfaction d'un petit éclat.

Tout honnête coquin qui a aiguisé son mauvais génie désire au moins en faire une bonne blessure à quelqu'un.

Aussi Gryphus, voyant que Cornélius ne bougeait point, se mit à l'interpeller par un vigoureux:

– Hum! hum!

Cornélius chantonna entre ses dents la chanson des fleurs, triste mais charmante chanson.

 
Nous sommes les filles du feu secret,
Du feu qui circule dans les veines de la terre;
Nous sommes les filles de l'aurore et de la rosée,
Nous sommes les filles de l'air,
Nous sommes les filles de l'eau;
Mais nous sommes avant tout les filles du ciel.
 

Cette chanson, dont l'air calme et doux augmentait la placide mélancolie, exaspéra Gryphus. Il frappa la dalle de son bâton en criant:

– Eh! monsieur le chanteur, ne m'entendez-vous pas?

Cornélius se retourna.

– Bonjour, dit-il.

Et il reprit sa chanson.

 
Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant.
Nous tenons à la terre par un fil.
Ce fil c'est notre racine, c'est-à-dire notre vie.
Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel.
 

– Ah! sorcier maudit, tu te moques de moi, je pense! cria Gryphus.

Cornélius continua:

 
C'est que le ciel est notre patrie,
Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,
Puisqu'à lui retourne notre âme,
Notre âme, c'est-à-dire notre parfum.
 

Gryphus s'approcha du prisonnier:

– Mais tu ne vois donc pas que j'ai pris le bon moyen pour te réduire et pour te forcer à m'avouer tes crimes?

– Est-ce que vous êtes fou, mon cher M. Gryphus? demanda Cornélius en se retournant.

Et, comme en disant cela, il vit le visage altéré, les yeux brillants, la bouche écumante du vieux geôlier:

 

– Diable! dit-il, nous sommes plus que fou, à ce qu'il paraît; nous sommes furieux!

Gryphus fit le moulinet avec son bâton.

Mais, sans s'émouvoir:

– Ça, maître Gryphus, dit van Baërle en se croisant les bras, vous paraissez me menacer?

– Oh! oui, je te menace! cria le geôlier.

– Et de quoi?

– D'abord, regarde ce que je tiens à la main.

– Je crois que c'est un bâton, dit Cornélius avec calme, et même un gros bâton; mais je ne suppose point que ce soit là ce dont vous me menacez.

– Ah! tu ne supposes pas cela! Et pourquoi?

– Parce que tout geôlier qui frappe un prisonnier s'expose à deux punitions; la première, art. 9 du règlement de Loewestein:

«Sera chassé tout geôlier, inspecteur ou porte-clefs qui portera la main sur un prisonnier d'État.»

– La main, fit Gryphus ivre de colère; mais le bâton; ah! le bâton, le règlement n'en parle pas.

– La deuxième, continua Cornélius, la deuxième, qui n'est pas inscrite au règlement mais que l'on trouve dans l'Évangile, la deuxième, la voici:

«Quiconque frappe de l'épée périra par l'épée. «Quiconque touche avec le bâton sera rossé par le bâton.»

Gryphus de plus en plus exaspéré par le ton calme et sentencieux de Cornélius, brandit son gourdin; mais au moment où il le levait, Cornélius s'élança sur lui, le lui arracha des mains et le mit sous son propre bras. Gryphus hurlait de colère.

– Là, là, bonhomme, dit Cornélius, ne vous exposez point à perdre votre place.

– Ah! sorcier, je te pincerai autrement, va! rugit Gryphus.

– À la bonne heure.

– Tu vois que ma main est vide?

– Oui, je le vois, et même avec satisfaction.

– Tu sais qu'elle ne l'est pas habituellement lorsque le matin je monte l'escalier.

– Ah! c'est vrai, vous m'apportez d'habitude la plus mauvaise soupe ou le plus piteux ordinaire que l'on puisse imaginer. Mais ce n'est point un châtiment pour moi; je ne me nourris que de pain, et le pain, plus il est mauvais à ton goût, Gryphus, meilleur il est au mien.

– Meilleur il est au tien?

– Oui.

– Et la raison?

– Oh! elle est bien simple.

– Dites-la donc, alors.

– Volontiers, je sais qu'en me donnant du mauvais pain, tu crois me faire souffrir.

– Le fait est que je ne te le donne pas pour t'être agréable, brigand.

– Eh bien! moi qui suis sorcier, comme tu le sais, je change ton mauvais pain en un pain excellent, qui me réjouit plus que des gâteaux, et alors j'ai un double plaisir, celui de manger à mon goût d'abord, et ensuite de te faire infiniment enrager.

Gryphus hurla de colère.

– Ah! tu avoues donc que tu es sorcier! dit-il.

– Parbleu! si je le suis. Je ne le dis pas devant le monde, parce que cela pourrait me conduire au bûcher comme Gaufredy ou Urbain Grandier; mais quand nous ne sommes que nous deux, je n'y vois pas d'inconvénient.

– Bon, bon, bon, répondit Gryphus, mais si un sorcier fait du pain blanc avec du pain noir, le sorcier ne meurt-il pas de faim s'il n'a pas de pain du tout?

– Hein! fit Cornélius.

– Donc, je ne t'apporterai plus de pain du tout et nous verrons au bout de huit jours.

Cornélius pâlit.

– Et cela, continua Gryphus, à partir d'aujourd'hui. Puisque tu es si bon sorcier, voyons, change en pain les meubles de ta chambre; quant à moi, je gagnerai tous les jours les dix-huit sous que l'on me donne pour ta nourriture.

– Mais c'est un assassinat! s'écria Cornélius, emporté par un premier mouvement de terreur bien compréhensible, et qui lui était inspiré par cet horrible genre de mort.

– Bon, continua Gryphus le raillant, bon puisque tu es sorcier, tu vivras malgré tout.

Cornélius reprit son air riant, et haussa les épaules:

– Est-ce que tu ne m'as pas vu faire venir ici les pigeons de Dordrecht?

– Eh bien?.. dit Gryphus.

– Eh bien! c'est un joli rôti que le pigeon; un homme qui mangerait un pigeon tous les jours ne mourrait pas de faim, ce me semble?

– Et du feu? dit Gryphus.

– Du feu! mais tu sais bien que j'ai fait un pacte avec le diable. Penses-tu que le diable me laissera manquer de feu quand le feu est son élément?

– Un homme, si robuste qu'il soit, ne saurait manger un pigeon tous les jours. Il y a eu des paris de faits, et les parieurs ont renoncé.

– Eh bien! mais, dit Cornélius quand je serai fatigué des pigeons, je ferai monter les poissons du Wahal et de la Meuse.

Gryphus ouvrit de larges yeux effarés.

– J'aime assez le poisson, continua Cornélius; tu ne m'en sers jamais. Eh bien! je profiterai de ce que tu veux me faire mourir de faim pour me régaler de poisson.

Gryphus faillit s'évanouir de colère et même de peur. Mais se ravisant:

– Eh bien! dit-il en mettant la main dans sa poche, puisque tu m'y forces.

Et il en tira un couteau qu'il ouvrit.

– Ah! un couteau! fit Cornélius se mettant en défense avec son bâton.