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La tulipe noire

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XIX
FEMME ET FLEUR

Mais la pauvre Rosa, enfermée dans sa chambre, ne pouvait savoir à qui ou à quoi rêvait Cornélius.

Il en résultait que, d'après ce qu'il lui avait dit, Rosa était bien encline à croire qu'il rêvait plus à sa tulipe qu'à elle, et cependant Rosa se trompait.

Mais comme personne n'était là pour dire à Rosa qu'elle se trompait, comme les paroles imprudentes de Cornélius étaient tombées sur son âme comme des gouttes de poison, Rosa ne rêvait pas, elle pleurait.

En effet, comme Rosa était une créature d'esprit élevé, d'un sens droit et profond, Rosa se rendait justice, non point quant à ses qualités morales et physiques, mais quant à sa position sociale.

Cornélius était savant, Cornélius était riche, ou du moins l'avait été avant la confiscation de ses biens; Cornélius était de cette bourgeoisie de commerce, plus fière de ses enseignes de boutiques tracées, formées en blason, que l'a jamais été la noblesse de race de ses armoiries héréditaires. Cornélius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une distraction, mais à coup sûr quand il s'agirait d'engager son cœur, ce serait plutôt à une tulipe, c'est-à-dire à la plus noble et à la plus fière des fleurs qu'il l'engagerait, qu'à Rosa, humble fille d'un geôlier.

Rosa comprenait donc cette préférence que Cornélius donnait à la tulipe noire sur elle, mais elle n'en était que plus désespérée parce qu'elle comprenait.

Aussi Rosa avait-elle pris une résolution pendant cette nuit terrible, pendant cette nuit d'insomnie qu'elle avait passée.

Cette résolution, c'était de ne plus revenir au guichet.

Mais comme elle savait l'ardent désir qu'avait Cornélius d'avoir des nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s'exposer, elle, à revoir un homme pour lequel elle sentait sa pitié s'accroître à ce point qu'après avoir passé par la sympathie, cette pitié s'acheminait tout droit et à grands pas vers l'amour; mais comme elle ne voulait pas désespérer cet homme, elle résolut de poursuivre seule les leçons de lecture et d'écriture commencées, et heureusement elle était arrivée à ce point de son apprentissage qu'un maître ne lui eût plus été nécessaire si ce maître ne se fût appelé Cornélius.

Rosa se mit donc à lire avec acharnement dans la Bible du pauvre Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la première depuis que l'autre était déchirée, sur la seconde feuille de laquelle était écrit le testament de Cornélius van Baërle.

– Ah! murmurait-elle en relisant ce testament qu'elle n'achevait jamais sans qu'une larme, perle d'amour, ne roulât dans ses yeux limpides sur ses joues pâlies, ah! dans ce temps, j'ai pourtant cru un instant qu'il m'aimait.

Pauvre Rosa! elle se trompait. Jamais l'amour du prisonnier n'avait été plus réel qu'arrivé au moment où nous sommes parvenus, puisque, nous l'avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et Rosa, c'était la grande tulipe noire qui avait succombé.

Mais Rosa, nous le répétons, ignorait la défaite de la grande tulipe noire.

Aussi, sa lecture finie, opération dans laquelle Rosa avait fait de grands progrès, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un acharnement non moins louable à l'œuvre bien autrement difficile de l'écriture.

Mais enfin, comme Rosa écrivait déjà presque lisiblement le jour où Cornélius avait si imprudemment laissé parler son cœur, Rosa ne désespéra point de faire des progrès assez rapides pour donner dans huit jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier.

Elle n'avait pas oublié un mot des recommandations que lui avait faites Cornélius. Du reste, jamais Rosa n'oubliait un mot de ce que lui disait Cornélius, même lorsque ce qu'il lui disait n'empruntait pas la forme de la recommandation.

Lui, de son côté, se réveilla plus amoureux que jamais. La tulipe était encore lumineuse et vivante dans sa pensée; mais enfin, il ne la voyait plus comme un trésor auquel il dût tout sacrifier, même Rosa, mais comme une fleur précieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de l'art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa maîtresse.

Cependant toute la journée une inquiétude vague le poursuivait. Il était pareil à ces hommes dont l'esprit est assez fort pour oublier momentanément qu'un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La préoccupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire. Seulement, de temps en temps, ce danger oublié leur mord le cœur tout à coup de sa dent aiguë. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont tressailli, puis, se rappelant ce qu'ils avaient oublié:

– Oh! oui, disent-ils avec un soupir, c'est cela!

Le cela de Cornélius, c'était la crainte que Rosa ne vînt pas ce soir-là comme d'habitude. Et au fur et à mesure que la nuit s'avançait, la préoccupation devenait plus vive et plus présente, jusqu'à ce qu'enfin cette préoccupation s'emparât de tout le corps de Cornélius, et qu'il n'y eût plus qu'elle qui vécût en lui. Aussi fut-ce avec un long battement de cœur qu'il salua l'obscurité; à mesure que l'obscurité croissait, les paroles qu'il avait dites la veille à Rosa, et qui avaient tant affligé la pauvre fille, revenaient plus présentes à son esprit; et il se demandait comment il avait pu dire à sa consolatrice de le sacrifier à sa tulipe, c'est-à-dire de renoncer à le voir si besoin était, quand chez lui la vue de Rosa était devenue une nécessité de sa vie. Dans la chambre de Cornélius, on entendait sonner les heures à l'horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures sonnèrent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profondément au fond d'un cœur que ne le fit le marteau frappant le neuvième coup marquant cette neuvième heure. Puis tout rentra dans le silence. Cornélius appuya la main sur son cœur pour en étouffer les battements, et écouta. Le bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de l'escalier, lui étaient si familiers que, dès le premier degré monté par elle, il disait:

– Ah! voilà Rosa qui vient.

Ce soir-là aucun bruit ne troubla le silence du corridor; l'horloge marqua neuf heures un quart; puis sur deux sons différents neuf heures et demie; puis neuf heures trois quarts; puis enfin de sa voix grave annonça non seulement aux hôtes de la forteresse, mais encore aux habitants de Loewestein, qu'il était dix heures.

C'était l'heure à laquelle Rosa quittait d'habitude Cornélius. L'heure était sonnée, et Rosa n'était pas encore venue.

Ainsi donc, ses pressentiments ne l'avaient pas trompé: Rosa, irritée, se tenait dans sa chambre, et l'abandonnait.

– Oh! j'ai bien mérité ce qui m'arrive, disait Cornélius. Oh! elle ne viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir; à sa place, j'en ferais autant.

Et malgré cela, Cornélius écoutait, attendait, et espérait toujours.

Il écouta et attendit ainsi jusqu'à minuit; mais à minuit il cessa d'espérer, et, tout habillé, alla se jeter sur son lit.

La nuit fut longue et triste, puis le jour vint; mais le jour n'apportait aucune espérance au prisonnier.

À huit heures du matin, sa porte s'ouvrit; mais Cornélius ne détourna même pas la tête; il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s'approchait seul.

Il ne regarda même pas du côté du geôlier. Et cependant il eût bien voulu l'interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur le point, si étrange qu'eût dû paraître cette demande à son père, de lui faire cette demande. Il espérait, l'égoïste, que Gryphus lui répondrait que sa fille était malade.

À moins d'événement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la journée. Cornélius, tant que dura le jour, n'attendit donc point en réalité. Cependant, à ses tressaillements subits, à son oreille tendue du côté de la porte, à son regard rapide interrogeant le guichet, on voyait que le prisonnier avait la sourde espérance que Rosa ferait une infraction à ses habitudes.

À la seconde visite de Gryphus, Cornélius, contre tous ses antécédents, avait demandé au vieux geôlier et cela de sa voix la plus douce, des nouvelles de sa santé; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate, s'était borné à répondre:

– Ça va bien.

À la troisième visite, Cornélius varia la forme de l'interrogation.

– Personne n'est malade à Loewestein? demanda-t-il.

– Personne! répondit plus laconiquement encore que la première fois Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier.

Gryphus, mal habitué à de pareilles gracieusetés de la part de Cornélius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de tentative de corruption.

Cornélius se retrouva seul; il était sept heures du soir; alors se renouvelèrent à un degré plus intense que la veille les angoisses que nous avons essayé de décrire.

Mais, comme la veille, les heures s'écoulèrent sans amener la douce vision qui éclairait, à travers le guichet, le cachot du pauvre Cornélius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumière pour tout le temps de son absence.

Van Baërle passa la nuit dans un véritable désespoir. Le lendemain, Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus désespérant encore que d'habitude: il lui était passé par l'esprit ou plutôt par le cœur, cette espérance que c'était lui qui empêchait Rosa de venir.

Il lui prit des envies féroces d'étrangler Gryphus; mais Gryphus étranglé par Cornélius, toutes les lois divines et humaines défendaient à Rosa de jamais revoir Cornélius.

Le geôlier échappa donc, sans s'en douter, à un des plus grands dangers qu'il eût jamais courus de sa vie.

Le soir vint, et le désespoir tourna en mélancolie; cette mélancolie était d'autant plus sombre que, malgré van Baërle, les souvenirs de sa pauvre tulipe se mêlaient à la douleur qu'il éprouvait. On en était arrivé juste à cette époque du mois d'avril que les jardiniers les plus experts indiquent comme le point précis de la plantation des tulipes. Il avait dit à Rosa:

 

– Je vous indiquerai le jour où vous devez mettre le caïeu en terre.

Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer à la soirée suivante. Le temps était bon, l'atmosphère, quoique encore un peu humide, commençait à être tempérée par ces pâles rayons du soleil d'avril qui, venant les premiers, semblent si doux, malgré leur pâleur. Si Rosa allait laisser passer le temps de la plantation! Si à la douleur de ne pas voir la jeune fille se joignait celle de voir avorter le caïeu, pour avoir été planté trop tard, ou même pour n'avoir pas été planté du tout!

De ces deux douleurs réunies, il y avait certes de quoi perdre le boire et le manger.

Ce fut ce qui arriva le quatrième jour.

C'était pitié que de voir Cornélius, muet de douleur et pâle d'inanition, se pencher en dehors de la fenêtre grillée, au risque de ne pouvoir retirer sa tête d'entre les barreaux, pour tâcher d'apercevoir à gauche le petit jardin dont lui avait parlé Rosa, et dont le parapet confinait, lui avait-elle dit, à la rivière, et cela dans l'espérance de découvrir, à ces premiers rayons du soleil d'avril, la jeune fille ou la tulipe, ses deux amours brisées.

Le soir, Gryphus emporta le déjeuner et le dîner de Cornélius; à peine celui-ci y avait-il touché.

Le lendemain, il n'y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les comestibles destinés à ces deux repas parfaitement intacts.

Cornélius ne s'était pas levé de la journée.

– Bon, dit Gryphus en descendant après la dernière visite; bon, je crois que nous allons être débarrassés du savant.

Rosa tressaillit.

– Bah! fit Jacob, et comment cela?

– Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lève plus, dit Gryphus. Comme M. Grotius, il sortira d'ici dans un coffre, seulement, ce coffre sera une bière.

Rosa devint pâle comme la mort.

– Oh! murmura-t-elle, je comprends: il est inquiet de sa tulipe.

Et se levant tout oppressée, elle rentra dans sa chambre, où elle prit une plume et du papier, et pendant toute la nuit s'exerça à tracer des lettres.

Le lendemain, en se levant pour se traîner jusqu'à la fenêtre, Cornélius aperçut un papier qu'on avait glissé sous la porte.

Il s'élança sur ce papier, l'ouvrit, et lut, d'une écriture qu'il eut peine à reconnaître pour celle de Rosa, tant elle s'était améliorée pendant cette absence de sept jours:

«Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.»

Quoique ce petit mot de Rosa calmât une partie des douleurs de Cornélius, il n'en fut pas moins sensible à l'ironie. Ainsi, c'était bien cela, Rosa n'était point malade, Rosa était blessée; ce n'était point par force que Rosa ne venait plus, c'était volontairement qu'elle restait éloignée de Cornélius.

Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volonté la force de ne pas venir voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l'avoir vue.

Cornélius avait du papier et un crayon que lui avait apportés Rosa. Il comprit que la jeune fille attendait une réponse, mais que cette réponse elle ne la viendrait chercher que la nuit. En conséquence il écrivit sur un papier pareil à celui qu'il avait reçu:

«Ce n'est point l'inquiétude que me cause ma tulipe qui me rend malade; c'est le chagrin que j'éprouve de ne pas vous voir.»

Puis, Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la porte et écouta.

Mais, avec quelque soin qu'il prêta l'oreille, il n'entendit ni le pas ni le froissement de sa robe.

Il n'entendit qu'une voix faible comme un souffle, et douce comme une caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots:

– À demain.

Demain, c'était le huitième jour. Pendant huit jours Cornélius et Rosa ne s'étaient point vus.

XX
CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ PENDANT CES HUIT JOURS

Le lendemain en effet, à l'heure habituelle, van Baërle entendit gratter à son guichet comme avait l'habitude de le faire Rosa dans les bons jours de leur amitié.

On devine que Cornélius n'était pas loin de cette porte, à travers le grillage de laquelle il allait revoir enfin la charmante figure disparue depuis trop longtemps.

Rosa, qui l'attendait sa lampe à la main, ne put retenir un mouvement quand elle vit le prisonnier si triste et si pâle.

– Vous êtes souffrant, M. Cornélius? demanda-t-elle.

– Oui, mademoiselle, répondit Cornélius, souffrant d'esprit et de corps.

– J'ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon père m'a dit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai écrit pour vous tranquilliser sur le sort du précieux objet de vos inquiétudes.

– Et moi, dit Cornélius, je vous ai répondu. Je croyais, vous voyant revenir, chère Rosa, que vous aviez reçu ma lettre.

– C'est vrai, je l'ai reçue.

– Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez pas lire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez énormément profité sous le rapport de l'écriture.

– En effet, j'ai non seulement reçu, mais lu votre billet. C'est pour cela que je suis venue pour voir s'il n'y aurait pas quelque moyen de vous rendre à la santé.

– Me rendre à la santé! s'écria Cornélius, mais vous avez donc quelque bonne nouvelle à m'apprendre?

Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeux brillants d'espoir.

Soit qu'elle ne comprit pas ce regard, soit qu'elle ne voulût pas le comprendre, la jeune fille répondit gravement:

– J'ai seulement à vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais, la plus grave préoccupation que vous ayez.

Rosa prononça ce peu de mots avec un accent glacé qui fit tressaillir Cornélius.

Le zélé tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait, sous le voile de l'indifférence, la pauvre enfant toujours aux prises avec sa rivale, la tulipe noire.

– Ah! murmura Cornélius, encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit, mon Dieu! que je ne songeais qu'à vous, que c'était vous seule que je regrettais, vous seule qui me manquiez, vous seule qui, par votre absence, me retiriez l'air, le jour, la chaleur, la lumière, la vie.

Rosa sourit mélancoliquement.

– Ah! dit-elle, c'est que votre tulipe a couru un si grand danger.

Cornélius tressaillit malgré lui, et se laissa prendre au piège si c'en était un.

– Un si grand danger! s'écria-t-il tout tremblant, mon Dieu, et lequel?

Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que ce qu'elle voulait était au-dessus des forces de cet homme, et qu'il fallait accepter celui-là avec sa faiblesse.

– Oui, dit-elle, vous aviez deviné juste, le prétendant amoureux, le Jacob, ne venait pas pour moi.

– Et pour qui venait-il donc? demanda Cornélius avec anxiété.

– Il venait pour la tulipe.

– Oh! fit Cornélius pâlissant à cette nouvelle plus qu'il n'avait pâli lorsque Rosa, se trompant, lui avait annoncé quinze jours auparavant que Jacob venait pour elle.

Rosa vit cette terreur, et Cornélius s'aperçut à l'expression de son visage qu'elle pensait ce que nous venons de dire.

– Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bonté et l'honnêteté de votre cœur. Vous, Dieu vous a donné la pensée, le jugement, la force et le mouvement pour vous défendre, mais à ma pauvre tulipe menacée, Dieu n'a rien donné de tout cela.

Rosa ne répondit point à cette excuse du prisonnier et continua:

– Du moment où cet homme, qui m'avait suivie au jardin et que j'avais reconnu pour Jacob, vous inquiétait, il m'inquiétait bien plus encore. Je fis donc ce que vous m'aviez dit, le lendemain du jour où je vous ai vu pour la dernière fois et où vous m'aviez dit…

Cornélius l'interrompit.

– Pardon, encore une fois, Rosa, s'écria-t-il. Ce que je vous ai dit, j'ai eu tort de vous le dire. J'en ai déjà demandé mon pardon, de cette fatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement?

– Le lendemain de ce jour-là, reprit Rosa, me rappelant ce que vous m'aviez dit… de la ruse à employer pour m'assurer si c'était moi ou la tulipe que cet odieux homme suivait…

– Oui, odieux… N'est-ce pas, dit-il, vous le haïssez bien cet homme.

– Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j'ai bien souffert depuis huit jours!

– Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonne parole, Rosa.

– Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendis donc au jardin, et m'avançai vers la plate-bande où je devais planter la tulipe, tout en regardant derrière moi si, cette fois comme l'autre, j'étais suivie.

– Eh bien? demanda Cornélius.

– Eh bien! la même ombre se glissa entre la porte et la muraille, et disparut encore derrière les sureaux.

– Vous fîtes semblant de ne pas la voir, n'est-ce pas? demanda Cornélius, se rappelant dans tous les détails le conseil qu'il avait donné à Rosa.

– Oui, et je m'inclinai sur la plate-bande que je creusai avec une bêche comme si je plantais le caïeu.

– Et lui… lui… pendant ce temps?

– Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d'un tigre à travers les branches des arbres.

– Voyez-vous? voyez-vous? dit Cornélius.

– Puis, ce semblant d'opération achevé, je me retirai.

– Mais derrière la porte du jardin seulement, n'est-ce pas? De sorte qu'à travers les fentes ou la serrure de cette porte vous pûtes voir ce qu'il fit, vous une fois partie.

– Il attendit un instant sans doute pour s'assurer que je ne reviendrais pas, puis il sortit à pas de loup de sa cachette, s'approcha de la plate-bande par un long détour, puis arrivé enfin à son but, c'est-à-dire en face de l'endroit où la terre était fraîchement remuée, il s'arrêta d'un air indifférent, regarda de tous côtés, interrogea chaque angle du jardin, interrogea chaque fenêtre des maisons voisines, interrogea la terre, le ciel, l'air, et croyant qu'il était bien seul, bien isolé, bien hors de la vue de tout le monde, il se précipita sur la plate-bande, enfonça ses deux mains dans la terre molle, en enleva une portion qu'il brisa doucement entre ses mains pour voir si le caïeu s'y trouvait, recommença trois fois le même manège, et chaque fois avec une action plus ardente, jusqu'à ce qu'enfin, commençant à comprendre qu'il pouvait être dupe de quelque supercherie, il calma l'agitation qui le dévorait, prit le râteau, égalisa le terrain pour le laisser à son départ dans le même état où il se trouvait avant qu'il ne l'eût fouillé, et, tout honteux, tout penaud, il reprit le chemin de la porte affectant l'air innocent d'un promeneur ordinaire.

– Oh! le misérable, murmura Cornélius, essuyant les gouttes de sueur qui ruisselaient sur son front. Oh! le misérable, je l'avais deviné. Mais le caïeu, Rosa, qu'en avez-vous fait? Hélas! il est déjà un peu tard pour le planter.

– Le caïeu, il est depuis six jours en terre.

– Où cela? comment cela? s'écria Cornélius. Oh! mon Dieu, quelle imprudence! Où est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou mal exposé? Ne risque-t-il pas de nous être volé par cet affreux Jacob?

– Il ne risque pas de nous être volé, à moins que Jacob ne force la porte de ma chambre.

– Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, dit Cornélius un peu tranquillisé. Mais dans quelle terre, dans quel récipient? Vous ne le faites pas germer dans l'eau comme les bonnes femmes de Harlem et de Dordrecht qui s'entêtent à croire que l'eau peut remplacer la terre, comme si l'eau, qui est composée de trente-trois parties d'oxygène et de soixante-six parties d'hydrogène, pouvait remplacer… Mais qu'est-ce que je vous dis là, moi, Rosa!

– Oui, c'est un peu savant pour moi, répondit, en souriant, la jeune fille, je me contenterai donc de vous répondre, pour vous tranquilliser, que votre caïeu n'est pas dans l'eau.

– Ah! je respire.

– Il est dans un bon pot de grès, juste de la largeur de la cruche où vous aviez enterré le vôtre. Il est dans un terrain composé de trois quarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, et d'un quart de terre de rue. Oh! j'ai entendu dire si souvent à vous et à cet infâme Jacob, comme vous l'appelez, dans quelle terre doit pousser la tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier de Harlem!

– Ah! maintenant, reste l'exposition. À quelle exposition est-il, Rosa?

– Maintenant il a le soleil toute la journée, les jours où il y a du soleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera plus chaud, je ferai comme vous faisiez ici, chez M. Cornélius. Je l'exposerai sur ma fenêtre au levant de huit heures du matin à onze heures, et sur ma fenêtre du couchant depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à cinq.

 

– Oh! c'est cela, c'est cela! s'écria Cornélius, et vous êtes un jardinier parfait, ma belle Rosa. Mais j'y pense, la culture de ma tulipe va vous prendre tout votre temps.

– Oui, c'est vrai, dit Rosa, mais qu'importe; votre tulipe, c'est ma fille. Je lui donne le temps que je donnerais à mon enfant, si j'étais mère. Il n'y a qu'en devenant sa mère, ajouta Rosa en souriant, que je puisse cesser de devenir sa rivale.

– Bonne et chère Rosa! murmura Cornélius en jetant sur la jeune fille un regard où il y avait plus de l'amant que de l'horticulteur, et qui consola un peu Rosa.

Puis, au bout d'un instant de silence, pendant le temps que Cornélius avait cherché par les ouvertures du grillage la main fugitive de Rosa:

– Ainsi, reprit Cornélius, il y a déjà six jours que le caïeu est en terre?

– Six jours, oui, M. Cornélius, reprit la jeune fille.

– Et il ne paraît pas encore?

– Non, mais je crois que demain il paraîtra.

– Demain soir, vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant des vôtres, n'est-ce pas? Je m'inquiète bien de la fille, comme vous disiez tout à l'heure; mais je m'intéresse bien autrement à la mère.

– Demain, dit Rosa en regardant Cornélius de côté, demain, je ne sais pas si je pourrai.

– Eh! mon Dieu! dit Cornélius, pourquoi donc ne pourriez-vous pas demain?

– M. Cornélius, j'ai mille choses à faire.

– Tandis que moi je n'en ai qu'une, murmura Cornélius.

– Oui, répondit Rosa, à aimer votre tulipe.

– À vous aimer, Rosa.

Rosa secoua la tête.

Il se fit un nouveau silence.

– Enfin, continua van Baërle, interrompant ce silence, tout change dans la nature: aux fleurs du printemps succèdent d'autres fleurs, et l'on voit les abeilles, qui caressaient tendrement les violettes et les giroflées, se poser avec le même amour sur les chèvrefeuilles, les roses, les jasmins, les chrysanthèmes et les géraniums.

– Que veut dire cela? demanda Rosa.

– Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d'abord aimé à entendre le récit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caressé la fleur de notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s'est fanée à l'ombre. Le jardin des espérances et des plaisirs d'un prisonnier n'a qu'une saison. Ce n'est pas comme ces beaux jardins à l'air libre et au soleil. Une fois la moisson de mai faite, une fois le butin récolté, les abeilles comme vous, Rosa, les abeilles au fin corsage, aux antennes d'or, aux diaphanes ailes, passent entre les barreaux, désertent le froid, la solitude, la tristesse, pour aller trouver ailleurs les parfums et les tièdes exhalaisons… le bonheur, enfin!

Rosa regardait Cornélius avec un sourire que celui-ci ne voyait pas; il avait les yeux au ciel.

Il continua avec un soupir:

– Vous m'avez abandonné, mademoiselle Rosa, pour avoir vos quatre saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plains pas; quel droit avais-je d'exiger votre fidélité?

– Ma fidélité! s'écria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peine de cacher plus longtemps à Cornélius cette rosée de perles qui roulait sur ses joues; ma fidélité! je ne vous ai pas été fidèle, moi?

– Hélas! est-ce m'être fidèle, s'écria Cornélius, que de me quitter, que de me laisser mourir ici?

– Mais, M. Cornélius, dit Rosa, ne fais-je pas pour vous tout ce qui pouvait vous faire plaisir? ne m'occupé-je pas de votre tulipe?

– De l'amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans mélange que j'ai eue en ce monde.

– Je ne vous reproche rien, M. Cornélius, sinon le seul chagrin profond que j'aie ressenti depuis le jour où l'on vint me dire au Buitenhof que vous alliez être mis à mort.

– Cela vous déplaît, Rosa, ma douce Rosa, cela vous déplaît que j'aime les fleurs.

– Cela ne me déplaît pas que vous les aimiez, M. Cornélius; seulement cela m'attriste que vous les aimiez plus que vous ne m'aimez moi-même.

– Ah! chère, chère bien-aimée, s'écria Cornélius, regardez mes mains comme elles tremblent, regardez mon front comme il est pâle, écoutez, écoutez mon cœur comme il bat; eh bien! ce n'est point parce que ma tulipe noire me sourit et m'appelle; non, c'est parce que vous me souriez, vous, c'est parce que vous penchez votre front vers moi; c'est parce que – je ne sais si cela est vrai – , c'est parce qu'il me semble que, tout en les fuyant, vos mains aspirent aux miennes, et je sens la chaleur de vos belles joues derrière le froid grillage. Rosa, mon amour, rompez le caïeu de la tulipe noire, détruisez l'espoir de cette fleur, éteignez la douce lumière de ce rêve chaste et charmant que je m'étais habitué à faire chaque jour; soit! plus de fleurs aux riches habits, aux grâces élégantes, aux caprices divins, ôtez-moi tout cela, fleur jalouse des autres fleurs, ôtez-moi tout cela, mais ne m'ôtez point votre voix, votre geste, le bruit de vos pas dans l'escalier lourd, ne m'ôtez pas le feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votre amour qui caressait perpétuellement mon cœur; aimez-moi, Rosa, car je sens bien que je n'aime que vous.

– Après la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mains tièdes et caressantes consentaient enfin à se livrer à travers le grillage de fer aux lèvres de Cornélius.

– Avant tout, Rosa…

– Faut-il que je vous croie?

– Comme vous croyez en Dieu.

– Soit, cela ne vous engage pas beaucoup de m'aimer?

– Trop peu malheureusement, chère Rosa, mais cela vous engage, vous.

– Moi, demanda Rosa, et à quoi cela m'engage-t-il?

– À ne pas vous marier d'abord.

Elle sourit.

– Ah! voilà comme vous êtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vous adorez une belle: vous ne pensez qu'à elle, vous ne rêvez que d'elle; vous êtes condamné à mort, et en marchant à l'échafaud vous lui consacrez votre dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille, vous exigez le sacrifice de mes rêves, de mon ambition.

– Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Cornélius cherchant, mais inutilement dans ses souvenirs, une femme à laquelle Rosa pût faire allusion.

– Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire à la taille souple, aux pieds fins, à la tête pleine de noblesse. Je parle de votre fleur, enfin.

Cornélius sourit.

– Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans compter votre amoureux, ou plutôt mon amoureux Jacob, vous êtes entourée de galants qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vous m'avez dit des étudiants, des officiers, des commis de la Haye? Eh bien, à Loewestein, n'y a-t-il point de commis, point d'officiers, point d'étudiants?

– Oh! si fait qu'il y en a, et beaucoup même, dit Rosa.

– Qui écrivent?

– Qui écrivent.

– Et maintenant que vous savez lire…

Et Cornélius poussa un soupir en songeant que c'était à lui, pauvre prisonnier, que Rosa devait le privilège de lire les billets doux qu'elle recevait.

– Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, M. Cornélius, qu'en lisant les billets qu'on m'écrit, qu'en examinant les galants qui se présentent, je ne fais que suivre vos instructions.

– Comment! mes instructions?

– Oui, vos instructions; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant à son tour, oubliez-vous le testament écrit par vous, sur la Bible de M. Corneille de Witt. Je ne l'oublie pas, moi; car, maintenant que je sais lire, je le relis tous les jours, et plutôt deux fois qu'une. Eh bien! dans ce testament, vous m'ordonnez d'aimer et d'épouser un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et comme toute ma journée est consacrée à votre tulipe, il faut bien que vous me laissiez le soir pour le trouver.

– Ah! Rosa, le testament est fait dans la prévision de ma mort, et, grâce au ciel, je suis vivant.

– Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, et je viendrai vous voir.

– Ah! oui, Rosa, venez! venez!

– Mais à une condition.

– Elle est acceptée d'avance!

– C'est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipe noire.

– Il n'en sera plus question jamais si vous l'exigez, Rosa.

– Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l'impossible. Et, comme par mégarde, elle approcha sa joue fraîche, si proche du grillage que Cornélius put la toucher de ses lèvres. Rosa poussa un petit cri plein d'amour et disparut.