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La tulipe noire

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IV
LES MASSACREURS

Le jeune homme, toujours abrité par son grand chapeau, toujours s'appuyant au bras de l'officier, toujours essuyant son front et ses lèvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un coin du Buitenhof, perdu dans l'ombre d'un auvent surplombant une boutique fermée, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse, et qui paraissait approcher de son dénouement.

– Oh! dit-il à l'officier, je crois que vous aviez raison, van Deken, et que l'ordre que messieurs les députés ont signé est le véritable ordre de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple? Il en veut décidément beaucoup aux MM. de Witt!

– En vérité, dit l'officier, je n'ai jamais entendu de clameurs pareilles.

– Il faut croire qu'ils ont trouvé la prison de notre homme. Ah! tenez, cette fenêtre n'était-elle pas celle de la chambre où a été enfermé M. Corneille?

En effet, un homme saisissait à pleines mains et secouait violemment le treillage de fer qui fermait la fenêtre du cachot de Corneille, et que celui-ci venait de quitter il n'y avait pas plus de dix minutes.

– Hourra! hourra! criait cet homme, il n'y est plus!

– Comment, il n'y est plus? demandèrent de la rue ceux qui, arrivés les derniers, ne pouvaient entrer tant la prison était pleine.

– Non! non! répétait l'homme furieux, il n'y est plus, il faut qu'il se soit sauvé.

– Que dit donc cet homme? demanda en pâlissant l'Altesse.

– Oh! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle était vraie.

– Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle était vraie, dit le jeune homme; malheureusement elle ne peut pas l'être.

– Cependant, voyez… dit l'officier.

En effet, d'autres visages furieux, grinçant de colère, se montraient aux fenêtres en criant:

– Sauvé! évadé! ils l'ont fait fuir.

Et le peuple resté dans la rue, répétait avec d'effroyables imprécations:

– Sauvés! évadés! courons après eux, poursuivons-les!

– Monseigneur, il paraît que M. Corneille de Witt est bien réellement sauvé, dit l'officier.

– Oui, de la prison, peut-être, répondit celui-ci, mais pas de la ville; vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouvera fermée la porte qu'il croyait trouver ouverte.

– L'ordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc été donné, monseigneur?

– Non, je ne crois pas, qui aurait donné cet ordre?

– Eh bien! qui vous fait supposer?

– Il y a des fatalités, répondit négligemment l'Altesse, et les plus grands hommes sont parfois tombés victimes de ces fatalités-là.

L'officier sentit à ces mots courir un frisson dans ses veines, car il comprit que, d'une façon ou de l'autre, le prisonnier était perdu.

En ce moment, les rugissements de la foule éclataient comme un tonnerre, car il était bien démontré que Cornélius de Witt n'était plus dans la prison.

En effet, Corneille et Jean, après avoir longé le vivier, avaient pris la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse n'éveillât aucun soupçon.

Mais arrivé au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille, quand il sentit qu'il laissait derrière lui la prison et la mort et qu'il avait devant lui la vie et la liberté, le cocher négligea toute précaution et mit le carrosse au galop.

Tout à coup, il s'arrêta.

– Qu'y a-t-il? demanda Jean en passant la tête par la portière.

– Oh! mes maîtres, s'écria le cocher, il y a…

La terreur étouffait la voix du brave homme.

– Voyons, achève, dit le grand pensionnaire.

– Il y a que la grille est fermée.

– Comment, la grille est fermée? Ce n'est pas l'habitude de fermer la grille pendant le jour.

– Voyez plutôt.

Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille fermée.

– Va toujours, dit Jean, j'ai sur moi l'ordre de commutation, le portier ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne poussait plus ses chevaux avec la même confiance.

Puis en sortant sa tête par la portière, Jean de Witt avait été vu et reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa porte à toute hâte pour aller les rejoindre sur le Buitenhof.

Il poussa un cri de surprise, et courut après deux autres hommes qui couraient devant lui.

Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla; les trois hommes s'arrêtèrent, regardant s'éloigner la voiture, mais encore peu sûrs de ceux qu'elle renfermait.

La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek.

– Ouvrez! cria le cocher.

– Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et avec quoi?

– Avec la clef, parbleu! dit le cocher.

– Avec la clef, oui; mais il faudrait l'avoir pour cela.

– Comment! vous n'avez pas la clef de la porte? demanda le cocher.

– Non.

– Qu'en avez-vous donc fait?

– Dame! on me l'a prise.

– Qui cela?

– Quelqu'un qui probablement tenait à ce que personne ne sortît de la ville.

– Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tête de la voiture et risquant le tout pour le tout, mon ami, c'est pour moi Jean de Witt et pour mon frère Corneille, que j'emmène en exil.

– Oh! M. de Witt, je suis au désespoir, dit le portier se précipitant vers la voiture, mais sur l'honneur, la clef m'a été prise.

– Quand cela?

– Ce matin.

– Par qui?

– Par un jeune homme de vingt-deux ans, pâle et maigre.

– Et pourquoi la lui avez-vous remise?

– Parce qu'il avait un ordre signé et scellé.

– De qui?

– Mais des messieurs de l'Hôtel de Ville.

– Allons, dit tranquillement Corneille, il paraît que bien décidément nous sommes perdus.

– Sais-tu si la même précaution a été prise partout?

– Je ne sais.

– Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne à l'homme de faire tout ce qu'il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte.

Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture:

– Merci de ta bonne volonté, mon ami, dit Jean, au portier; l'intention est réputée pour le fait; tu avais l'intention de nous sauver, et, aux yeux du Seigneur, c'est comme si tu avais réussi.

– Ah! dit le portier, voyez-vous là-bas?

– Passe au galop à travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la rue à gauche; c'est notre seul espoir.

Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et pendant que Jean parlementait avec le portier, s'était grossi de sept ou huit nouveaux individus.

Ces nouveaux arrivants avaient évidemment des intentions hostiles à l'endroit du carrosse.

Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en travers de la rue en agitant leurs bras armés de bâtons et criant: – Arrête! arrête!

De son côté, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de fouet.

La voiture et les hommes se heurtèrent enfin.

Les frères de Witt ne pouvaient rien voir, enfermés qu'ils étaient dans la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis éprouvèrent une violente secousse. Il y eut un moment d'hésitation et de tremblement dans toute la machine roulante, qui s'emporta de nouveau, passant sur quelque chose de rond et de flexible, qui semblait être le corps d'un homme renversé, et s'éloigna au milieu des blasphèmes.

– Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n'ayons fait un malheur.

– Au galop! au galop! cria Jean.

Mais, malgré cet ordre, tout à coup le cocher s'arrêta.

– Eh bien! demanda Jean.

– Voyez-vous? dit le cocher.

Jean regarda.

Toute la populace du Buitenhof apparaissait à l'extrémité de la rue que devait suivre la voiture, et s'avançait hurlante et rapide comme un ouragan.

– Arrête et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d'aller plus loin; nous sommes perdus.

– Les voilà! les voilà! crièrent ensemble cinq cents voix.

– Oui, les voilà, les traîtres! les meurtriers! les assassins! répondirent à ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui couraient après elle, portant dans leurs bras le corps meurtri d'un de leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter à la bride des chevaux, avait été renversé par eux.

C'était sur lui que les deux frères avaient senti passer la voiture.

Le cocher s'arrêta; mais quelques instances que lui fît son maître, il ne voulut point se sauver.

En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient après lui et ceux qui venaient au-devant de lui.

En un instant, il domina toute cette foule agitée comme une île flottante.

Tout à coup, l'île flottante s'arrêta. Un maréchal venait, d'un coup de masse, d'assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits.

En ce moment le volet d'une fenêtre s'entr'ouvrit et l'on put voir le visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le spectacle qui se préparait.

Derrière lui apparaissait la tête de l'officier presque aussi pâle que la sienne.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmura l'officier.

– Quelque chose de terrible bien certainement, répondit celui-ci.

– Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la voiture, ils le battent, ils le déchirent.

– En vérité, il faut que ces gens-là soient animés d'une bien violente indignation, fit le jeune homme du même ton impassible qu'il avait conservé jusqu'alors.

– Et voici Corneille qu'ils tirent à son tour du carrosse, Corneille déjà tout brisé, tout mutilé par la torture. Oh! voyez, donc, voyez donc.

– Oui, en effet, c'est bien Corneille.

L'officier poussa un faible cri et détourna la tête.

 

C'est que, sur le dernier degré du marchepied, avant même qu'il eût touché terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui lui avait brisé la tête.

Il se releva cependant, mais pour retomber aussitôt.

Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirèrent dans la foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant qu'il y traçait et qui se refermait derrière lui avec de grandes huées pleines de joies.

Le jeune homme devint plus pâle encore, ce qu'on eût cru impossible, et son œil se voila un instant sous sa paupière.

L'officier vit ce mouvement de pitié, le premier que son sévère compagnon eût laissé échapper, et voulant profiter de cet amollissement de son âme:

– Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voilà qu'on va assassiner aussi le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait déjà ouvert les yeux.

– En vérité! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le trahir.

– Monseigneur, dit l'officier, est-ce qu'on ne pourrait pas sauver ce pauvre homme, qui a élevé Votre Altesse? S'il y a un moyen, dites-le, et dussé-je y perdre la vie…

Guillaume d'Orange, car c'était lui, plissa son front d'une façon sinistre, éteignit l'éclair de sombre fureur qui étincelait sous sa paupière et répondit:

– Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin qu'elles prennent les armes à tout événement.

– Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins?

– Ne vous inquiétez pas de moi plus que je ne m'en inquiète, dit brusquement le prince. Allez.

L'officier partit avec une rapidité qui témoignait bien moins de son obéissance que de la joie de n'assister point au hideux assassinat du second des frères.

Il n'avait point fermé la porte de la chambre que Jean, qui par un effort suprême avait gagné le perron d'une maison située en face de celle où était caché son élève, chancela sous les secousses qu'on lui imprimait de dix côtés à la fois en disant: – Mon frère, où est mon frère?

Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d'un coup de poing.

Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-là venait d'éventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l'occasion d'en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l'on traînait au gibet le cadavre de celui qui était déjà mort.

Jean poussa un gémissement lamentable et mit une de ses mains sur ses yeux.

– Ah! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh bien! je vais te les crever, moi!

Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang jailli.

– Mon frère! cria de Witt essayant de voir ce qu'était devenu Corneille, à travers le flot de sang qui l'aveuglait: mon frère!

– Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant son mousquet sur la tempe et en lâchant la détente. Mais le coup ne partit point.

Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant à deux mains par le canon, il assomma Jean de Witt d'un coup de crosse.

Jean de Witt chancela et tomba à ses pieds.

Mais aussitôt, se relevant par un suprême effort: – Mon frère! cria-t-il d'une voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent sur lui.

D'ailleurs il restait peu de chose à voir, car un troisième assassin lui lâcha à bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui fit sauter le crâne.

Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.

Alors chacun des misérables, enhardi par cette chute, voulut décharger son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un coup de masse, d'épée ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d'habits.

Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.

Alors arrivèrent les plus lâches, qui n'ayant pas osé frapper la chair vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s'en allèrent vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix sous la pièce.

Nous ne pourrions dire si à travers l'ouverture presque imperceptible du volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scène, mais au moment même où l'on pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule qui était trop occupée de la joyeuse besogne qu'elle accomplissait pour s'inquiéter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours fermé.

– Ah! monsieur, s'écria le portier, me rapportez-vous la clé?

– Oui, mon ami, la voilà, répondit le jeune homme.

– Oh! c'est un bien grand malheur que vous ne m'ayez pas rapporté cette clef seulement une demi-heure plus tôt, dit le portier en soupirant.

– Et pourquoi cela? demanda le jeune homme.

– Parce que j'eusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouvé la porte fermée, ils ont été obligés de rebrousser chemin. Ils sont tombés au milieu de ceux qui les poursuivaient.

– La porte! la porte! s'écria une voix qui semblait être celle d'un homme pressé. Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken.

– C'est vous, colonel? dit-il. Vous n'êtes pas encore sorti de la Haye? C'est accomplir tardivement mon ordre.

– Monseigneur, répondit le colonel, voilà la troisième porte à laquelle je me présente, j'ai trouvé les deux autres fermées.

– Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit le prince au portier qui était resté tout ébahi à ce titre de monseigneur que venait de donner le colonel van Deken à ce jeune homme pâle auquel il venait de parler si familièrement.

Aussi, pour réparer sa faute, se hâta-t-il d'ouvrir le Tol-Hek, qui roula en criant sur ses gonds.

– Monseigneur veut-il mon cheval? demanda le colonel à Guillaume.

– Merci, colonel, je dois avoir une monture qui m'attend à quelques pas d'ici.

Et, prenant un sifflet d'or dans sa poche, il tira de cet instrument, qui à cette époque servait à appeler les domestiques, un son aigu et prolongé, au retentissement duquel accourut un écuyer à cheval et tenant un second cheval en main.

Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de l'étrier, et piquant des deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut là, il se retourna. Le colonel le suivait à une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de prendre rang à côté de lui.

– Savez-vous, dit-il sans s'arrêter, que ces coquins-là ont tué aussi M. Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille?

– Ah! monseigneur, dit tristement le colonel, j'aimerais mieux pour vous que restassent encore ces deux difficultés à franchir pour être de fait le stathouder de Hollande.

– Certes, il eût mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient d'arriver n'arrivât pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous n'en sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver à Alphen avant le message que certainement les États vont m'envoyer au camp.

Le colonel s'inclina, laissa passer son prince devant, et prit à sa suite la place qu'il tenait avant qu'il lui adressât la parole.

– Ah! je voudrais bien, murmura méchamment Guillaume d'Orange en fronçant le sourcil, serrant ses lèvres en enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le Soleil, quand il apprendra de quelle façon on vient de traiter ses bons amis MM. de Witt! Oh! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le Taciturne; soleil, gare à tes rayons!

Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, l'acharné rival du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.

V
L'AMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN

Cependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pièces les cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume d'Orange, après s'être assuré que ses deux antagonistes étaient bien morts, galopait sur la route de Leyde suivi du colonel van Deken, qu'il trouvait un peu trop compatissant pour lui continuer la confiance dont il l'avait honoré jusque-là, Craeke, le fidèle serviteur, monté de son côté sur un bon cheval et bien loin de se douter des terribles événements qui s'étaient accomplis depuis son départ, courait sur les chaussées bordées d'arbres jusqu'à ce qu'il fût hors de la ville et des villages voisins.

Une fois en sûreté, pour ne pas éveiller les soupçons, il laissa son cheval dans une écurie et continua tranquillement son voyage sur des bateaux qui par relais le menèrent à Dordrecht en passant avec adresse par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels étreignent sous leurs caresses humides ces îles charmantes bordées de saules, de joncs et d'herbes fleuries, dans lesquelles broutent nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil.

Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline semée de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches, baignant dans l'eau leur pied de briques, et faisant flotter par les balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprés de fleurs d'or, merveilles de l'Inde et de la Chine, et près de ces tapis, ces grandes lignes, pièges permanents pour prendre les anguilles voraces qu'attire autour des habitations la sportule quotidienne que les cuisines jettent dans l'eau par leurs fenêtres.

Craeke, du pont de la barque, à travers tous ces moulins aux ailes tournantes, apercevait au déclin du coteau la maison blanche et rose, but de sa mission. Elle perdait les crêtes de son toit dans le feuillage jaunâtre d'un rideau de peupliers et se détachait sur le fond sombre que lui faisait un bois d'ormes gigantesques. Elle était située de telle façon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait sécher, tiédir et féconder même les derniers brouillards que la barrière de verdure ne pouvait empêcher le vent du fleuve d'y porter chaque matin et chaque soir.

Débarqué au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea aussitôt vers la maison dont nous allons offrir à nos lecteurs une indispensable description.

Blanche, nette, reluisante, plus proprement lavée, plus soigneusement cirée aux endroits cachés qu'elle ne l'était aux endroits aperçus, cette maison renfermait un mortel heureux.

Ce mortel heureux, rara avis, comme dit Juvénal, était le docteur van Baërle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de décrire, depuis son enfance; car c'était la maison natale de son père et de son grand-père, anciens marchands nobles de la noble ville de Dordrecht.

M. van Baërle, le père, avait amassé dans le commerce des Indes trois à quatre cent mille florins que M. van Baërle, le fils, avait trouvés tout neufs, en 1668, à la mort de ses bons et chers parents, bien que ces florins fussent frappés au millésime, les uns de 1640, les autres de 1610; ce qui prouvait qu'il y avait florins du père van Baërle et florins du grand-père van Baërle; ces quatre cent mille florins, hâtons-nous de le dire, n'étaient que la bourse, l'argent de poche de Cornélius van Baërle, le héros de cette histoire, ses propriétés dans la province donnant un revenu de dix mille florins environ.

Lorsque le digne citoyen, père de Cornélius, avait passé de vie à trépas, trois mois après les funérailles de sa femme, qui semblait être partie la première pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit à son fils en l'embrassant pour la dernière fois:

– Bois, mange et dépense si tu veux vivre en réalité, car ce n'est pas vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras à ton tour et, si tu n'as pas le bonheur d'avoir un fils, tu laisseras éteindre notre nom, et mes florins étonnés se trouveront avoir un maître inconnu, ces florins neufs que nul n'a jamais pesés que mon père, moi et le fondeur. N'imite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui s'est jeté dans la politique, la plus ingrate des carrières, et qui bien certainement finira mal.

Puis il était mort, ce digne M. van Baërle, laissant tout désolé son fils Cornélius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son père.

Cornélius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain Corneille lui offrit-il de l'emploi dans les services publics; en vain, voulut-il lui faire goûter de la gloire, quand Cornélius, pour obéir à son parrain, se fut embarqué avec de Ruyter sur le vaisseau les Sept Provinces, qui commandait aux cent trente-neuf bâtiments avec lesquels l'illustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de l'Angleterre réunies. Lorsque, conduit par le pilote Léger, il fut arrivé à une portée du mousquet du vaisseau le Prince, sur lequel se trouvait le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, lorsque l'attaque de Ruyter, son patron, eut été faite si brusque et si habile que, sentant son bâtiment près d'être emporté, le duc d'York n'eut que le temps de se retirer à bord du Saint-Michel; lorsqu'il eut vu le Saint-Michel, brisé, broyé sous les boulets hollandais, sortir de la ligne; lorsqu'il eut vu sauter un vaisseau, le Comte de Sandwick, et périr dans les flots ou dans le feu quatre cents matelots; lorsqu'il eut vu qu'à la fin de tout cela, après vingt bâtiments mis en morceaux, après trois mille tués, après cinq mille blessés, rien n'était décidé ni pour ni contre, que chacun s'attribuait la victoire, que c'était à recommencer, et que seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, était ajouté au catalogue des batailles; quand il eut calculé ce que perd de temps à se boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut réfléchir même lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornélius dit adieu à Ruyter, au ruward de Pulten et à la gloire, baisa les genoux du grand pensionnaire, qu'il avait en vénération profonde, et rentra dans sa maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans, d'une santé de fer, d'une vue perçante et plus que de ses quatre cent mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de cette conviction qu'un homme a toujours reçu du ciel trop pour être heureux, assez pour ne l'être pas.

 

En conséquence et pour se faire un bonheur à sa façon, Cornélius se mit à étudier les végétaux et les insectes, cueillit et classa toute la flore des îles, piqua toute l'entomologie de sa province, sur laquelle il composa un traité manuscrit avec planches dessinées de sa main, et enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout, qui allait s'augmentant d'une façon effrayante, il se mit à choisir parmi toutes les folies de son pays et de son époque une des plus élégantes et des plus coûteuses.

Il aima les tulipes.

C'était le temps, comme on sait, où les Flamands et les Portugais exploitant à l'envie ce genre d'horticulture, en étaient arrivés à diviniser la tulipe et à faire de cette fleur venue de l'orient ce que jamais naturaliste n'avait osé faire de la race humaine, de peur de donner de la jalousie à Dieu.

Bientôt de Dordrecht à Mons il ne fut plus question que des tulipes de mynheer1 van Baërle; et ses planches, ses fosses, ses chambres de séchage, ses cahiers de caïeux furent visités comme jadis les galeries et les bibliothèques d'Alexandrie par les illustres voyageurs romains.

Van Baërle commença par dépenser son revenu de l'année à établir sa collection, puis il ébrécha ses florins neufs à la perfectionner; aussi son travail fut-il récompensé d'un magnifique résultat: il trouva cinq espèces différentes qu'il nomma la Jeanne, du nom de sa mère, la Baërle, du nom de son père, la Corneille, du nom de son parrain; les autres noms nous échappent, mais les amateurs pourront bien certainement les retrouver dans les catalogues du temps.

En 1672, au commencement de l'année, Corneille de Witt vint à Dordrecht pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on sait que non seulement Corneille était né à Dordrecht, mais que la famille des de Witt était originaire de cette ville.

Corneille commençait dès lors, comme disait Guillaume d'Orange, à jouir de la plus parfaite impopularité. Cependant, pour ses concitoyens, les bons habitants de Dordrecht, il n'était pas encore un scélérat à pendre, et ceux-ci, peu satisfaits de son républicanisme un peu trop pur, mais fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la ville quand il entra.

Après avoir remercié ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille maison paternelle, et ordonna quelques réparations avant que madame de Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants.

Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul peut-être à Dordrecht ignorait encore la présence du ruward dans sa ville natale.

Autant Corneille de Witt avait soulevé de haines en maniant ces graines malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Baërle avait amassé de sympathies en négligeant complètement la culture de la politique, absorbé qu'il était dans la culture de ses tulipes.

Aussi van Baërle était-il chéri de ses domestiques et de ses ouvriers, aussi ne pouvait-il supposer qu'il existât au monde un homme qui voulût du mal à un autre homme.

Et cependant, disons-le à la honte de l'humanité, Cornélius van Baërle avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement féroce, bien autrement acharné, bien autrement irréconciliable, que jusque-là n'en avaient compté le ruward et son frère parmi les orangistes les plus hostiles de cette admirable fraternité qui, sans nuage pendant la vie, venait se prolonger par le dévouement au-delà de la mort.

Au moment où Cornélius commença de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses revenus de l'année et les florins de son père, il y avait à Dordrecht et demeurant porte à porte avec lui, un bourgeois nommé Isaac Boxtel, qui, depuis le jour où il avait atteint l'âge de connaissance, suivait le même penchant et se pâmait au seul énoncé du mot tulban, qui, ainsi que l'assure le floriste français, c'est-à-dire l'historien le plus savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du Chingulais, ait servi à désigner ce chef d'œuvre de la création qu'on appelle la tulipe.

Boxtel n'avait pas le bonheur d'être riche comme van Baërle. Il s'était donc à grand'peine, à force de soins et de patience, fait dans sa maison de Dordrecht un jardin commode à la culture; il avait aménagé le terrain selon les prescriptions voulues et donné à ses couches précisément autant de chaleur et de fraîcheur que le codex des jardiniers en autorise.

À la vingtième partie d'un degré près, Isaac savait la température de ses châssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de façon qu'il l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits commençaient-ils à plaire. Ils étaient beaux, recherchés même. Plusieurs amateurs étaient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel avait lancé dans le monde des Linné et des Tournefort une tulipe de son nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait traversé la France, était entrée en Espagne, avait pénétré jusqu'en Portugal, et le roi don Alphonse VI, qui, chassé de Lisbonne, s'était retiré dans l'île de Terceire, où il s'amusait, non pas comme le grand Condé, à arroser des œillets, mais à cultiver des tulipes, avait dit: «pas mal» en regardant la susdite Boxtel.

Tout à coup, à la suite de toutes les études auxquelles il s'était livré, la passion de la tulipe ayant envahi Cornélius van Baërle, celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons dit, était voisine de celle de Boxtel et fit élever d'un étage certain bâtiment de sa cour, lequel, en s'élevant, ôta environ un demi-degré de chaleur et, en échange, rendit un demi-degré de froid au jardin de Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et dérangea tous les calculs et toute l'économie horticole de son voisin.

Après tout, ce n'était rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel. Van Baërle n'était qu'un peintre, c'est-à-dire une espèce de fou qui essaie de reproduire sur la toile en les défigurant les merveilles de la nature. Le peintre faisant élever son atelier d'un étage pour avoir meilleur jour, c'était son droit. M. van Baërle était peintre comme M. Boxtel était fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux, il en prenait un demi-degré aux tulipes de M. Boxtel.

La loi était pour M. van Baërle. Bene sit.

D'ailleurs, Boxtel avait découvert que trop de soleil nuit à la tulipe, et que cette fleur poussait mieux et plus colorée avec le tiède soleil du matin ou du soir qu'avec le brûlant soleil de midi.

Il sut donc presque gré à Cornélius van Baërle de lui avoir bâti gratis un parasoleil.

Peut-être n'était-ce point tout à fait vrai, et ce que disait Boxtel à l'endroit de son voisin van Baërle n'était-il pas l'expression entière de sa pensée. Mais les grandes âmes trouvent dans la philosophie d'étonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes.

1Mynheer: monsieur