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La San-Felice, Tome 01

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VII
LE FILS DE LA MORTE

Ce qu'il y a de particulier aux grands cataclysmes de la nature et aux grandes préoccupations politiques, – et, hâtons-nous de le dire, la chose ne fait point honneur à l'humanité, – c'est qu'ils concentrent l'intérêt sur les individus qui, dans l'un ou l'autre cas, jouent les rôles principaux et desquels on attend ou le salut ou le triomphe, en repoussant les personnages inférieurs dans l'ombre, et en laissant le soin de veiller sur eux à cette banale et insouciante Providence qui est devenue, pour les égoïstes de caractère ou d'occasion, un moyen de mettre à la charge de Dieu toutes les infortunes qu'ils ne se souciaient pas de secourir.

Ce fut ce qui arriva au moment où la barque qui amenait le messager attendu si impatiemment par nos conspirateurs fut lancée contre l'écueil et se brisa dans le choc. Eh bien, ces cinq hommes d'élite, au coeur loyal et miséricordieux, qui, fervents apôtres de l'humanité, étaient prêts à sacrifier leur vie à leur patrie et à leurs concitoyens, oublièrent complétement que deux de leurs semblables, fils de cette patrie et, par conséquent, leurs frères, venaient de disparaître dans le gouffre, pour ne s'occuper que de celui qui se rattachait à eux par un lien d'intérêt non-seulement général, mais encore individuel, concentrant sur celui-là toute leur attention et tous leurs secours, et croyant qu'une vie si nécessaire à leurs projets n'était pas trop payée des deux existences secondaires qu'elle venait de compromettre et à la perte desquelles, tant que dura le péril, ils ne songèrent même pas.

– C'étaient des hommes, cependant, murmurera le philosophe.

– Non, répondra le politique; c'étaient des zéros dont une nature supérieure était l'unité.

Quoi qu'il en soit, que les deux malheureux pêcheurs aient eu leur part bien vive dans les sympathies et dans les regrets de ceux qui venaient de les voir disparaître, c'est ce dont il nous est permis de douter en les voyant s'élancer, le visage joyeux et les bras ouverts, à la rencontre de celui qui, grâce à son courage et à son sang-froid, apparaissait sain et sauf aux bras de son ami le comte de Ruvo.

C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux cheveux noirs, encadrant de leurs longues mèches, collées aux tempes et le long des joues par l'eau de la mer, un visage naturellement pâle, et dont tout le mouvement et toute la vie semblaient s'être concentrés dans les yeux, suffisant d'ailleurs à animer une physionomie qui, sans les éclairs qu'ils jetaient, eût semblé de marbre; ses sourcils noirs et naturellement froncés donnaient à cette tête sculpturale une expression de volonté inflexible, contre laquelle on comprenait que tout, excepté les mystérieux et implacables décrets du sort, avait dû se briser et devait se briser encore; si ses habits n'eussent été ruisselants d'eau, si les boucles de ses cheveux n'eussent point porté les traces de son passage à travers les vagues, si la tempête n'eût rugi comme un lion furieux d'avoir laissé échapper sa proie, il eût été impossible de lire sur sa physionomie le moindre signe d'émotion qui indiquât qu'il venait d'échapper à un danger de mort; c'était bien enfin et de tout point l'homme promis par Hector Caraffa, dont l'impétueuse témérité se plaisait à s'incliner devant le froid et tranquille courage de son ami.

Pour achever maintenant le portrait de ce jeune homme, destiné à devenir, sinon le principal personnage, du moins un des personnages principaux de de cette histoire, hâtons-nous de dire qu'il était vêtu de cet élégant et héroïque costume républicain que les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber ont non-seulement rendu historique, mais aussi fait immortel, et dont nous avons, à propos de l'apparition de notre ambassadeur Garat, tracé une description trop exacte et trop récente pour qu'il soit utile de la renouveler ici.

Peut-être, au premier moment, le lecteur trouvera-t-il qu'il y avait une certaine imprudence à un messager, chargé de mystérieuses communications, à se présenter à Naples vêtu de ce costume qui était plus qu'un uniforme, qui était un symbole; mais nous répondrons que notre héros était parti de Rome, il y avait quarante-huit heures, ignorant complètement, ainsi que le général Championnet, dont il était l'émissaire, les événements qu'avaient accumulés en un jour l'arrivée de Nelson et l'inqualifiable accueil qui lui avait été fait; que le jeune officier était ostensiblement envoyé à l'ambassadeur que l'on croyait encore à son poste, comme chargé de dépêches, et que l'uniforme français dont il était revêtu semblait devoir être un porte-respect, au contraire, dans un royaume que l'on savait hostile au fond du coeur, mais qui, par crainte au moins, si ce n'était par respect humain, devait conserver les apparences d'une amitié qu'à défaut de sa sympathie, lui imposait un récent traité de paix.

Seulement, la première conférence du messager devait avoir lieu avec les patriotes napolitains, qu'il fallait avoir grand soin de ne pas compromettre; car, si l'uniforme et la qualité de Français sauvegardaient l'officier, rien ne les sauvegardait, eux; et l'exemple d'Emmanuel de Deo, de Galiani et de Vitaliano, pendus sur un simple soupçon de connivence avec les républicains français, prouvait que le gouvernement napolitain n'attendait que l'occasion de déployer une suprême rigueur et ne manquerait pas cette occasion si elle se présentait. La conférence terminée, elle devait être transmise dans tous ses détails à notre ambassadeur et devait servir à régler la conduite qu'il tiendrait avec une cour dont la mauvaise foi avait, à juste titre, mérité chez les modernes la réputation que la foi carthaginoise avait dans l'antiquité.

Nous avons dit avec quel empressement chacun s'était élancé au-devant du jeune officier, et l'on comprend quelle impression dut faire sur l'organisation impressionnable de ces hommes du Midi cette froide bravoure qui semblait déjà avoir oublié le danger, quand le danger était à peine évanoui.

Quel que fût le désir des conjurés d'apprendre les nouvelles dont il était porteur, ils exigèrent que celui-ci acceptât d'abord de Nicolino Caracciolo, qui était de la même taille que lui et dont la maison était voisine du palais de la reine Jeanne2 un costume complet pour remplacer celui qui était trempé de l'eau de la mer et qui, joint à la fraîcheur du lieu dans lequel on se trouvait, pouvait avoir de graves inconvénients pour la santé du naufragé; malgré les objections de celui-ci, il lui fallut donc céder; il resta seul avec son ami Hector Caraffa, qui voulut absolument lui servir de valet de chambre; et, lorsque Cirillo, Manthonnet, Schipani et Nicolino rentrèrent, ils trouvèrent le sévère officier républicain transformé en citadin élégant, Nicolino Caracciolo étant, avec son frère le duc de Rocca-Romana, un des jeunes gens qui donnaient la mode à Naples.

En voyant rentrer ceux qui s'étaient absentés pour un instant, ce fut notre héros, à son tour, qui, s'avançant à leur rencontre, leur dit en excellent italien:

– Messieurs, excepté mon ami Hector Ceraffa, qui a bien voulu vous répondre de moi, personne ne me connaît ici, tandis qu'au contraire, moi, je vous connais tous ou pour des hommes savants ou pour des patriotes éprouvés. Vos noms racontent votre vie et sont des titres à la confiance de vos concitoyens; mon nom, au contraire, vous est inconnu, et vous ne savez de moi, comme Caraffa et par Caraffa, que quelques actions de courage qui me sont communes avec les plus humbles et les plus ignorés des soldats de l'armée française. Or, quand on va combattre pour la même cause, risquer sa vie pour le même principe, mourir peut-être sur le même échafaud, il est d'un homme loyal de se faire connaître et de n'avoir point de secrets pour ceux qui n'en ont pas pour lui. Je suis Italien comme vous, messieurs; je suis Napolitain comme vous; seulement, vous avez été proscrits et persécutés à différents âges de votre vie; moi, j'ai été proscrit avant ma naissance.

Le mot FRÈRE s'échappa de toutes les bouches, et toutes les mains s'étendirent vers les deux mains ouvertes du jeune homme.

– C'est une sombre histoire que la mienne, ou plutôt que celle de ma famille, continua-t-il les yeux perdus dans l'espace, comme s'il cherchait quelque fantôme invisible à tous, excepté à lui; et qui vous sera, je l'espère, un nouvel aiguillon à renverser l'odieux régime qui pèse sur notre patrie.

Puis, après un instant de silence:

– Mes premiers souvenirs datent de la France, dit-il; nous habitions, mon père et moi, une petite maison de campagne isolée au milieu d'une grande forêt; nous n'avions qu'un domestique, nous ne recevions personne; je ne me rappelle pas même le nom de cette forêt.

»Souvent, le jour comme la nuit, on venait chercher mon père; il montait alors à cheval, prenait ses instruments de chirurgie, suivait la personne qui le venait chercher; puis, deux heures, quatre heures, six heures après, le lendemain même quelquefois, reparaissait sans dire où il avait été. – J'ai su, depuis, que mon père était chirurgien, et que ses absences étaient motivées par des opérations dont il refusa toujours le salaire.

»Mon père s'occupait seul de mon éducation; mais, je dois le dire, il donnait plus d'attention encore au développement de mes forces et de mon adresse qu'à celui de mon intelligence et de mon esprit.

»Ce fut lui, cependant, qui m'apprit à lire et à écrire, puis qui m'enseigna le grec et le latin; nous parlions indifféremment l'italien et le français; tout le temps qui nous restait, ces différentes leçons prises, était consacré aux exercices du corps.

 

»Ils consistaient à monter à cheval, à faire des armes et à tirer au fusil et au pistolet.

»A dix ans, j'étais un excellent cavalier, je manquais rarement une hirondelle au vol et je cassais presque à chaque coup, avec mes pistolets, un oeuf se balançant au bout d'un fil.

»Je venais d'atteindre ma dixième année lorsque nous partîmes pour l'Angleterre; j'y restai deux ans. Pendant ces deux ans, j'y appris l'anglais avec un professeur que nous prîmes à la maison, et qui mangeait et couchait chez nous. Au bout de deux ans, je parlais l'anglais aussi couramment que le français et l'italien.

»J'avais un peu plus de douze ans lorsque nous quittâmes l'Angleterre pour l'Allemagne; nous nous arrêtâmes en Saxe. Par le même procédé que j'avais appris l'anglais, j'appris l'allemand; au bout de deux autres années, cette langue m'était aussi familière que les trois autres.

»Pendant ces quatre années, mes études physiques avaient continué. J'étais excellent cavalier, de première force à l'escrime; j'eusse pu disputer le prix de la carabine au meilleur chasseur tyrolien, et, au grand galop de mon cheval, je clouais un ducat contre la muraille.

»Je n'avais jamais demandé à mon père pourquoi il me poussait à tous ces exercices. J'y prenais plaisir, et, mon goût se trouvant d'accord avec sa volonté, j'avais fait des progrès qui m'avaient amusé moi-même tout en le satisfaisant.

»Au reste, j'avais jusque-là passé au milieu du monde pour ainsi dire sans le voir; j'avais habité trois pays sans les connaître; j'étais très-familier avec les héros de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome, très-ignorant de mes contemporains.

»Je ne connaissais que mon père.

»Mon père, c'était mon dieu, mon roi, mon maître, ma religion; mon père ordonnait, j'obéissais. Ma lumière et ma volonté venaient de lui; je n'avais par moi-même que de vagues notions du bien et du mal.

»J'avais quinze ans lorsqu'il me dit un jour, comme deux fois il me l'avait déjà dit:

» – Nous partons.

»Je ne songeai pas même à lui demander:

» – Où allons-nous?

»Nous franchîmes la Prusse, le Rhingau, la Suisse; nous traversâmes les Alpes. J'avais parlé successivement l'allemand et le français, tout à coup, en arrivant au bord d'un grand lac, j'entendis parler une langue nouvelle, c'était l'italien; je reconnus ma langue maternelle et je tressaillis.

»Nous nous embarquâmes à Gènes, et nous débarquâmes à Naples. A Naples, nous nous arrêtâmes quelques jours; mon père achetait deux chevaux et paraissait mettre beaucoup d'attention au choix de ces deux montures.

»Un jour, arrivèrent à l'écurie deux bêtes magnifiques, croisées d'anglais et d'arabe; j'essayai le cheval qui m'était destiné et je rentrai tout fier d'être maître d'un pareil animal.

»Nous partîmes de Naples un soir; nous marchâmes une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, nous arrivâmes à un petit village où nous nous arrêtâmes.

»Nous nous y reposâmes jusqu'à sept heures du matin.

«A sept heures, nous déjeunâmes; avant de partir, mon père me dit:

» – Salvato, charge tes pistolets.

» – Ils sont chargés, mon père, lui répondis-je.

» – Décharge-les alors, et recharge-les de nouveau avec la plus grande précaution, de peur qu'ils ne ratent: tu auras besoin de t'en servir aujourd'hui.

»J'allais les décharger en l'air sans faire aucune observation; j'ai dit mon obéissance passive aux ordres de mon père; mais mon père m'arrêta le bras.

» – As-tu toujours la main aussi sûre? me demanda-t-il.

» – Voulez-vous le voir?

» – Oui.

»Un noyer à l'écorce lisse ombrageait l'autre côté de la route; je déchargeai un de mes pistolets dans l'arbre; puis, avec le second, je doublai si exactement ma balle, que mon père crut d'abord que j'avais manqué l'arbre.

»Il descendit, et, avec la pointe de son couteau, s'assura que les deux balles étaient dans le même trou.

» – Bien, me dit-il, recharge tes pistolets.

» – Il sont rechargés.

» – Partons alors.

»On nous tenait nos chevaux prêts; je plaçai mes pistolets dans leurs fontes; je remarquai que mon père mettait une nouvelle amorce aux siens.

»Nous partîmes.

»Vers onze heures du matin, nous atteignîmes une ville où s'agitait une grande foule; c'était jour de marché et tous les paysans des environs y affluaient.

»Nous mîmes nos chevaux au pas et nous atteignîmes la place. Pendant toute la route, mon père était demeuré muet; mais cela ne m'avait point étonné: il passait parfois des journées entières sans prononcer une parole.

»En arrivant sur la place, nous nous arrêtâmes; il se haussa sur ses étriers et jeta les yeux de tous côtés.

»Devant un café se tenait un groupe d'hommes mieux vêtus que les autres; au milieu de ce groupe, une espèce de gentilhomme campagnard, à l'air insolent, parlait haut, et, gesticulant avec une cravache qu'il tenait à la main, s'amusait à en frapper indifféremment les hommes et les animaux qui passaient à sa portée.

»Mon père me toucha le bras; je me retournai de son côté: il était fort pâle.

» – Qu'avez-vous mon père? lui demandai-je.

» – Rien, me dit-il. – Vois-tu cet homme?

» – Lequel?

» – Celui qui a des cheveux roux.

» – Je le vois.

» – Je vais m'approcher de lui et lui dire quelques paroles. Quand je lèverai le doigt au ciel, tu feras feu et tu lui mettras la balle au milieu du front. Entends-tu? Juste au milieu du front. – Apprête ton pistolet.

»Sans répondre, je tirai mon pistolet de ma fonte, mon père s'approcha de l'homme, lui dit quelques mots; l'homme pâlit. Mon père me montra du doigt le ciel.

»Je fis feu, la balle atteignit l'homme roux au milieu du front: il tomba mort.

»Il se fit un grand tumulte et on voulut nous barrer le chemin; mais mon père éleva la voix.

» – Je suis Joseph Maggio-Palmieri, dit-il; et celui-ci, ajouta-t-il en me montrant du doigt, c'est le fils de la morte!

»La foule s'ouvrit devant nous et nous sortîmes de la ville sans que nul pensât à nous arrêter ou à nous poursuivre.

Une fois hors de la ville, nous mîmes nos chevaux au galop et nous ne nous arrêtâmes qu'au couvent du Mont-Cassin.

»Le soir, mon père me raconta l'histoire que je vais vous raconter à mon tour.

VIII
LE DROIT D'ASILE

La première partie de l'histoire que venait de raconter le jeune homme avait paru tellement étrange à ses auditeurs, qu'ils l'avaient écoutée attentifs, muets et sans l'interrompre; en outre, il put se convaincre, par le silence qu'ils continuaient de garder pendant la pause d'un instant qu'il fit, de l'intérêt qu'ils attachaient à sa narration et du désir qu'ils éprouvaient d'en connaître la fin, ou plutôt le commencement.

Aussi n'hésita-t-il point à reprendre son récit.

– Notre famille continua-t-il, habitait de temps immémorial la ville de Larino, dans la province de Molise: elle avait nom Maggio-Palmieri. Mon père Giuseppe Maggio-Palmieri, ou plutôt Giuseppe Palmieri, comme on l'appelait plus communément, vint, vers 1778, achever ses études à l'école de chirurgie de Naples.

– Je l'ai connu, ajouta Dominique Cirillo; c'était un brave et loyal jeune homme, mon cadet de quelques années; il est retourné dans sa province vers 1771, à l'époque où je venais d'être nommé professeur; au bout de quelque temps, nous avons entendu dire qu'à la suite d'une querelle avec le seigneur de son pays, querelle dans laquelle il y avait eu du sang répandu, il avait été forcé de s'exiler.

– Soyez béni et honoré, dit Salvato en s'inclinant, vous qui avez connu mon père et qui lui rendez justice devant son fils.

– Continuez, continuez! dit Cirillo; nous vous écoutons.

– Continuez! reprirent après lui, et d'une seule voix, les autres conjurés.

– Donc, vers l'année 1771, comme vous l'avez dit, Giuseppe Palmieri quitta Naples, emportant le diplôme de docteur, et jouissant d'une réputation d'habileté que plusieurs cures fort difficiles, accomplies heureusement par lui, ne permettaient pas de mettre en doute.

»Il aimait une jeune fille de Larino, nommée Luisa-Angiolina Ferri. Fiancés avant leur séparation, les deux amants s'étaient fidèlement gardé leur foi pendant les trois années d'absence; leur mariage devait être la principale fête du retour.

»Mais, en l'absence de mon père, un événement qui avait la gravité d'un malheur était arrivé: le comte de Molise était devenu amoureux d'Angiolina Ferri.

»Vous savez mieux que moi, vous qui habitez le pays, ce que sont nos barons provinciaux et les droits qu'ils prétendent tenir de leur puissance féodale; un de ces droits était d'accorder ou de refuser, selon leur bon plaisir, à leurs vassaux, la permission de se marier.

»Mais ni Joseph Palmieri ni Angiolina Ferri n'étaient les vassaux du comte de Molise. Tous deux étaient nés libres et ne relevaient que d'eux-mêmes; il y avait plus: mon père, par la fortune, était presque son égal.

»Le comte avait tout employé, menaces et promesses, pour obtenir un regard d'Angiolina; tout s'était brisé contre une chasteté dont le nom de la jeune fille semblait être le symbole.

»Le comte donna une grande fête et l'invita. Pendant cette fête, qui devait avoir lieu non-seulement dans le château, mais encore dans les jardins du comte, son frère, le baron de Boïano, s'était chargé d'enlever Angiolina et de la transporter de l'autre côté du Tortore, dans le château de Tragonara.

»Angiolina, invitée, comme toutes les dames de Larino, feignit, pour ne point assister à la fête, une indisposition.

»Le lendemain, ne gardant plus aucune mesure, le comte de Molise envoya ses campieri pour enlever la jeune fille, qui n'eut que le temps, tandis que ceux-ci forçaient la porte de la rue, de fuir par celle du jardin et de se réfugier au palais épiscopal, lieu doublement sacré par lui-même et par le voisinage de la cathédrale.

»A ce double titre, il jouissait du droit d'asile.

»Voilà donc le point où les choses en étaient lorsque Giuseppe Palmieri revint à Larino.

»Le siége épiscopal était, par hasard, vacant à cette époque. Un vicaire remplaçait l'évêque; Giuseppe Palmieri alla trouver ce vicaire, ami de sa famille, et le mariage eut lieu secrètement dans la chapelle de l'évêché.

»Le comte de Molise apprit ce qui s'était passé, et, tout enragé de colère qu'il était, il respecta les priviléges du lieu; mais il plaça tout autour du palais des hommes d'armes chargés de surveiller ceux qui entraient dans le palais épiscopal et surtout ceux qui en sortaient.

»Mon père savait bien que ces hommes d'armes étaient là, à son intention surtout, et que, si sa femme courait risque de l'honneur, lui courait risque de la vie. Un crime coûte peu à nos seigneurs féodaux; sûr de l'impunité, le comte de Molise avait cessé depuis longtemps de tenir registre des assassinats qu'il avait commis lui-même ou fait commettre par ses sbires.

»Les hommes du comte faisaient bonne garde; on disait qu'Angiolina vivante valait dix mille ducats, et mon père mort cinq mille.

»Mon père resta quelque temps caché au palais épiscopal; mais, par malheur, il n'était pas homme à subir longtemps une pareille contrainte. Ennuyé de sa captivité, Giuseppe Palmieri résolut un jour d'en finir avec son persécuteur.

»Or, le comte de Molise avait l'habitude de sortir tous les jours en voiture de son palais, une heure ou deux avant l'Ave Maria, et d'aller faire une promenade jusqu'au couvent des Capucins, situé à environ deux milles de distance de la ville; arrivé là, le comte donnait invariablement au cocher l'ordre de revenir au palais; le cocher tournait bride, et, au petit trot, presque au pas, le comte reprenait le chemin de la ville.

»A mi-chemin de Larino au couvent, se trouve la fontaine de San-Pardo, patron du pays, et ça et là, autour de la fontaine, des fourrés et des haies.

»Giuseppo Palmieri sortit du palais épiscopal en habit de moine, et dépista tous ses gardiens. Sous sa robe, il cachait une paire d'épées et une paire de pistolets.

»Arrivé à la fontaine de San-Pardo, le lieu lui parut propice; il s'y arrêta et se cacha derrière une haie. La voiture du comte passa, il la laissa passer: il y avait encore une heure de jour.

»Une demi-heure après, il entendit le roulement de la voiture qui revenait; il dépouilla sa robe de moine et se retrouva avec ses habits ordinaires.

»La voiture approchait.

»D'une main, il prit les épées hors de leur fourreau, de l'autre, les pistolets tout armés, et alla se placer au milieu de la route.

 

»En voyant cet homme, auquel il soupçonnait de mauvaises intentions, le cocher prit un des bas côtés du chemin; mais mon père n'eut qu'un mouvement à faire pour se retrouver en face des chevaux.

» – Qui es-tu et que veux-tu? lui demanda le comte en se soulevant dans sa voiture.

» – Je suis Giuseppe Maggio-Palmieri, lui répondit mon père; je veux ta vie.

» – Coupe la figure de ce drôle d'un coup de fouet, dit le comte à son cocher, et passe!

»Et il se recoucha dans sa voiture.

»Le cocher leva son fouet; mais, avant que le fouet fût retombé, mon père avait tué le cocher d'un coup de pistolet.

»Il roula de son siège à terre.

»Les chevaux demeurèrent immobiles; mon père marcha à la voiture et ouvrit la portière.

» – Je ne viens point ici pour t'assassiner, quoique j'en aie le droit, étant en cas de légitime défense, mais pour me battre loyalement avec toi, dit-il au comte. Choisis: voici deux épées d'égale longueur, voici deux pistolets; des deux pistolets, un seul est chargé; ce sera véritablement le jugement de Dieu.

»Et il lui présenta, d'une main, les deux poignées d'épée, et, de l'autre, les deux crosses de pistolet.

» – On ne se bat point avec un vassal, reprit le comte; on le bat.

»Et, levant sa canne, il en frappa mon père à la joue.

»Mon père prit le pistolet chargé et le déchargea à bout portant dans le coeur du comte.

»Le comte ne fit pas un mouvement, ne jeta pas un cri; il était mort.

»Mon père reprit sa robe de moine, remit ses épées au fourreau, rechargea ses pistolets, et rentra au palais épiscopal aussi heureusement qu'il en était sorti.

»Quant aux chevaux, se sentant libres, il se remirent en route d'eux-mêmes, et, comme ils connaissaient parfaitement la route, qu'ils faisaient deux fois par jour, d'eux-mêmes encore ils revinrent au palais du comte; mais, chose singulière, au lieu de s'arrêter devant le pont en bois qui conduisait à la porte du château, comme s'ils eussent compris qu'ils menaient non pas un vivant, mais un mort, ils continuèrent leur chemin et ne s'arrêtèrent qu'au seuil d'une petite église placée sous l'invocation de saint François, dans laquelle le comte disait toujours qu'il voulait être enterré.

»Et, en effet, la famille du comte, qui connaissait son désir, ensevelit le cadavre dans cette église et lui éleva un tombeau.

»L'événement fit grand bruit; la lutte engagée entre mon père et le comte était publique, et il va sans dire que toutes les sympathies étaient pour mon père; personne ne doutait que ce dernier ne fût l'auteur du meurtre, et, comme si Giuseppe Palmieri eût désiré lui-même que l'on n'en doutât point, il avait envoyé une somme de dix mille francs à la veuve du cocher.

»Le frère cadet du comte héritait de toute sa fortune; il déclara en même temps hériter de sa vengeance. C'était celui qui avait voulu aider son frère à enlever Angiolina; c'était un misérable qui, à vingt et un ans, avait commis déjà trois ou quatre meurtres. Quant aux rapts et aux violences, on ne les comptait pas.

»Il jura que le coupable ne lui échapperait point, doubla les gardes qui entouraient le palais épiscopal et en prit lui-même le commandement.

»Maggio-Palmieri continua de se tenir caché dans le palais épiscopal. Sa famille et celle de sa femme leur apportaient tout ce dont ils avaient besoin en vivres et en vêtements. Angiolina était enceinte de cinq mois; ils étaient tout à eux-mêmes, c'est-à-dire tout à leur amour, aussi heureux qu'on peut l'être sans la liberté.

»Deux mois s'écoulèrent ainsi; on arriva au 26 mai, jour où l'on célèbre à Larino la fête de saint Pardo, qui, comme je vous l'ai dit, est le patron de la ville.

»Ce jour-là, il se fait une grande procession; les métayers ornent leurs chars de tentures, de guirlandes, de feuillages et de banderoles de toutes couleurs; ils y attellent des boeufs aux cornes dorées, qu'ils couvrent de fleurs et de rubans; ces chars suivent la procession, qui porte par les rues le buste du saint, accompagnée par toute la population de Larino et des villages voisins, chantant les louanges du bienheureux. Or, cette procession, pour entrer à la cathédrale et pour en sortir, devait passer devant le palais épiscopal qui donnait asile aux deux jeunes gens.

»Au moment où la procession et le peuple, arrêtés sur la grande place de la ville, chantaient et dansaient autour du char, Angiolina, croyant à la trêve de Dieu, s'approcha d'une fenêtre, imprudence que son mari lui avait pourtant bien recommandé de ne pas commettre. Le malheur voulut que le frère du comte fût sur la place, juste en face de cette fenêtre; il reconnut Angiolina à travers la vitre, arracha le fusil des mains d'un soldat, ajusta et lâcha le coup.

»Angiolina ne jeta qu'un cri et ne prononça que deux paroles:

» – Mon enfant!

»Au bruit du coup, au fracas de la vitre cassée, au cri poussé par sa femme, Giuseppe Palmieri accourut assez à temps pour la recevoir dans ses bras.

»La balle avait frappé Angiolina juste au milieu du front.

»Fou de douleur, son mari la prit dans ses bras, la porta sur son lit, se courba sur elle, la couvrit de baisers. Tout fut inutile. Elle était morte!

»Mais, dans cette douloureuse et suprême étreinte, il sentit tout à coup l'enfant qui tressaillait dans le sein de la morte.

»Il poussa un cri, une lueur traversa son cerveau, et, à son tour, il laissa échapper de son coeur ces deux mots:

» – Mon enfant!

»La mère était morte, mais l'enfant vivait; l'enfant pouvait être sauvé.

»Il fit un effort sur lui-même, étancha la sueur qui perlait sur son front, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, et, se parlant à lui-même, il murmura ces deux mots:

» – Sois homme.

»Alors, il prit sa trousse, l'ouvrit, choisit le plus acéré de ses instruments, et, tirant la vie du sein de la mort, il arracha l'enfant aux entrailles déchirées le la mère.

»Puis, tout sanglant, il le mit dans un mouchoir qu'il noua aux quatre coins, prit le mouchoir entre ses dents, un pistolet de chaque main, et, tout sanglant lui-même, les bras nus et rougis jusqu'au coude, mesurant du regard la place qu'il avait à traverser, les ennemis qu'il avait à combattre, il s'élança à travers les degrés, ouvrit la porte du palais épiscopal et fondit tête baissée au milieu de la population eu criant les dents serrées:

» – Place au FILS DE LA MORTE!

» Deux hommes d'armes voulurent l'arrêter, il les tua tous deux; un troisième essaya de lui barrer le passage, il l'étendit à ses pieds assommé d'un coup de crosse de pistolet; il traversa la place, essuya le feu des gardes du château, devant lequel il devait passer, sans qu'aucune balle l'atteignît, gagna un bois, traversa le Biferno à la nage, trouva dans une prairie un cheval qui paissait en liberté, s'élança sur son dos, gagna Manfredonia, prit passage sur un bâtiment dalmate qui levait l'ancre, et gagna Trieste.

»L'enfant, c'était moi. Vous savez le reste de l'aventure, et comment, quinze ans après, le fils de la morte vengeait sa mère.

»Et, maintenant, ajouta le jeune homme, maintenant que je vous ai raconté mon histoire, maintenant que vous me connaissez, occupons-nous de ce que je suis venu faire; il me reste une seconde mère à venger: la patrie!»

2L'auteur a connu ce même Nicolino Caracciolo dont il est question ici; il habitait encore, en 1860, cette maison, où il est mort à l'âge de quatre-vingt-trois ans, en 1863.