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La femme au collier de velours

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CHAPITRE III
Un amoureux et un fou

Dans l'instant où quelques personnes, sortant de l'église des Jésuites, quoique la messe fût à peine à moitié de sa célébration, rendaient l'attention d'Hoffmann plus vive que jamais, on heurta à sa porte. Le jeune homme secoua la tête et frappa du pied avec un mouvement d'impatience, mais ne répondit pas.

On heurta une seconde fois.

Un regard torve alla foudroyer l'indiscret à travers la porte.

On frappa une troisième fois.

Cette fois, le jeune homme demeura tout à fait immobile; il était visiblement décidé à ne pas ouvrir.

Mais, au lieu de s'obstiner à frapper, le visiteur se contenta de prononcer un des prénoms d'Hoffmann.

– Théodore, dit-il.

– Ah! c'est toi, Zacharias Werner, murmura Hoffmann.

– Oui, c'est moi; tiens-tu à être seul?

– Non, attends.

Et Hoffmann alla ouvrir.

Un grand jeune homme, pâle, maigre et blond, un peu effaré, entra. Il pouvait avoir trois ou quatre ans de plus qu'Hoffmann. Au moment où la porte s'ouvrait, il lui posa la main sur l'épaule et les lèvres sur le front, comme eût pu faire un frère aîné.

C'était, en effet, un véritable frère pour Hoffmann. Né dans la même maison que lui, Zacharias Werner, le futur auteur de Martin Luther, de l'Attila, du 24 Février, de La Croix de la Baltique, avait grandi sous la double protection de sa mère et de la mère d'Hoffmann.

Les deux femmes, atteintes toutes deux d'une affection nerveuse qui se termina par la folie, avaient transmis à leurs enfants cette maladie, qui, atténuée par la transmission, se traduisit en imagination fantastique chez Hoffmann, et en disposition mélancolique chez Zacharias. La mère de ce dernier se croyait, à l'instar de la Vierge, chargée d'une mission divine. Son enfant, son Zacharie, devait être le nouveau Christ, le futur Siloé promis par les Écritures. Pendant qu'il dormait, elle lui tressait des couronnes de bleuets, dont elle ceignait son front; elle s'agenouillait devant lui, chantant, de sa voix douce et harmonieuse, les plus beaux cantiques de Luther, espérant à chaque verset, voir la couronne de bleuets se changer en auréole.

Les deux enfants furent élevés ensemble; c'était surtout parce que Zacharie habitait Heidelberg, où il étudiait, qu'Hoffmann s'était enfui de chez son oncle, et à son tour Zacharie, rendant à Hoffmann amitié pour amitié, avait quitté Heidelberg et était venu rejoindre Hoffmann à Mannheim, quand Hoffmann était venu chercher à Mannheim une meilleure musique que celle qu'il trouvait à Heidelberg.

Mais, une fois réunis, une fois à Mannheim, loin de l'autorité de cette mère si douce, les deux jeunes gens avaient pris appétit aux voyages, ce complément indispensable de l'éducation de l'étudiant allemand, et ils avaient résolu de visiter Paris.

Werner, à cause du spectacle étrange que devait présenter la capitale de la France au milieu de la période de Terreur où elle était parvenue.

Hoffmann, pour comparer la musique française à la musique italienne, et surtout pour étudier les ressources de l'Opéra français comme mise en scène et décors, Hoffmann ayant dès cette époque l'idée qu'il caressa toute sa vie de se faire directeur de théâtre.

Werner, libertin par tempérament, quoique religieux par éducation, comptait bien en même temps profiter pour son plaisir de cette étrange liberté de mœurs à laquelle on était arrivé en 1793, et dont un de ses amis, revenu depuis peu d'un voyage à Paris, lui avait fait une peinture si séduisante, que cette peinture avait tourné la tête du voluptueux étudiant.

Hoffmann comptait voir les musées dont on lui avait dit force merveilles, et, flottant encore dans sa manière, comparer la peinture italienne à la peinture allemande.

Quels que fussent d'ailleurs les motifs secrets qui poussassent les deux amis, le désir de visiter la France était égal chez tous deux.

Pour accomplir ce désir, il ne leur manquait qu'une chose, l'argent. Mais, par une coïncidence étrange, le hasard avait voulu que Zacharie et Hoffmann eussent le même jour reçu chacun de sa mère cinq frédérics d'or.

Dix frédérics d'or faisaient à peu près deux cents livres, c'était une jolie somme pour deux étudiants, qui vivaient, logés, chauffés et nourris, pour cinq thalers par mois. Mais cette somme était bien insuffisante pour accomplir le fameux voyage projeté.

Il était venu une idée aux deux jeunes gens, et, comme cette idée leur était venue à tous deux à la fois, ils l'avaient prise pour une inspiration du ciel.

C'était d'aller au jeu et de risquer chacun les cinq frédérics d'or.

Avec ces dix frédérics il n'y avait pas de voyage possible. En risquant ces dix frédérics on pouvait gagner une somme à faire le tour du monde.

Ce qui fut dit fut fait: la saison des eaux approchait, et puis le 1er mai, les maisons de jeu étaient ouvertes; Werner et Hoffmann entrèrent dans une maison de jeu.

Werner tenta le premier la fortune, et perdit en cinq coups ses cinq frédérics d'or.

Le tour d'Hoffmann était venu.

Hoffmann hasarda en tremblant son premier frédéric d'or et gagna.

Encouragé par ce début, il redoubla. Hoffmann était dans un jour de veine; il gagnait quatre coups sur cinq, et le jeune homme était de ceux qui ont confiance dans la fortune. Au lieu d'hésiter, il marcha franchement de parolis en parolis; on eût pu croire qu'un pouvoir surnaturel le secondait: sans combinaison arrêtée, sans calcul aucun, il jetait son or sur une carte, et son or se doublait, se triplait, se quintuplait. Zacharie, plus tremblant qu'un fiévreux, plus pâle qu'un spectre, Zacharie murmurait: «Assez, Théodore, assez»: mais le joueur raillait cette timidité puérile. L'or suivait l'or, et l'or engendrait l'or. Enfin, deux heures du matin sonnèrent, c'était l'heure de la fermeture de l'établissement, le jeu cessa; les deux jeunes gens, sans compter, prirent chacun une charge d'or. Zacharie, qui ne pouvait croire que toute cette fortune était à lui, sortit le premier: Hoffmann allait le suivre, quand un vieil officier, qui ne l'avait pas perdu de vue pendant tout le temps qu'il avait joué, l'arrêta comme il allait franchir le seuil de la porte.

– Jeune homme, dit-il en lui posant la main sur l'épaule et en le regardant fixement, si vous y allez de ce train-là, vous ferez sauter la banque, j'en conviens; mais quand la banque aura sauté, vous n'en serez qu'une proie plus sûre pour le diable.

Et, sans attendre la réponse d'Hoffmann, il disparut. Hoffmann sortit à son tour, mais il n'était plus le même. La prédiction du vieux soldat l'avait refroidi comme un bain glacé, et cet or, dont ses poches étaient pleines, lui pesait. Il lui semblait porter son fardeau d'iniquités.

Werner l'attendait joyeux. Tous deux revinrent ensemble chez Hoffmann, l'un riant, dansant, chantant; l'autre rêveur, presque sombre.

Celui qui riait, dansait, chantait, c'était Werner; celui qui était rêveur et presque sombre, c'était Hoffmann.

Tous deux, au reste, décidèrent de partir le lendemain soir pour la France.

Ils se séparèrent en s'embrassant.

Hoffmann, resté seul, compta son or.

Il avait cinq mille thalers, vingt-trois ou vingt-quatre mille francs.

Il réfléchit longtemps et sembla prendre une résolution difficile.

Pendant qu'il réfléchissait à la lueur d'une lampe de cuivre éclairant la chambre, son visage était pâle et son front ruisselait de sueur.

À chaque bruit qui se faisait autour de lui, ce bruit fût-il aussi insaisissable que le frémissement de l'aile du moucheron, Hoffmann tressaillait, se retournait et regardait autour de lui avec terreur.

La prédiction de l'officier lui revenait à l'esprit, il murmurait tout bas des vers de Faust, et il lui semblait voir, sur le seuil de la porte, le rat rongeur; dans l'angle de sa chambre, le barbet noir.

Enfin son parti fut pris.

Il mit à part mille thalers, qu'il regardait comme la somme grandement nécessaire pour son voyage, fit un paquet des quatre mille autres thalers; puis, sur le paquet, colla une carte avec de la cire, et écrivit sur cette carte:

À Monsieur le bourgmestre de Koenigsberg, pour être partagé entre les familles les plus pauvres de la ville.

Puis, content de la victoire qu'il venait de remporter sur lui-même, rafraîchi par ce qu'il venait de faire, il se déshabilla, se coucha, et dormit tout d'une pièce jusqu'au lendemain à sept heures du matin.

À sept heures il se réveilla, et son premier regard fut pour ses mille thalers visibles et ses quatre mille thalers cachetés. Il croyait avoir fait un rêve.

La vue des objets l'assura de la réalité de ce qui lui était arrivé la veille.

Mais ce qui était une réalité surtout, pour Hoffmann, quoique aucun objet matériel ne fût là pour la lui rappeler, c'était la prédiction du vieil officier.

Aussi, sans regret aucun, s'habilla-t-il comme de coutume; et, prenant ses quatre mille thalers sous son bras, alla-t-il les porter lui-même à la diligence de Koenigsberg, après avoir pris le soin cependant de serrer les mille thalers restants dans son tiroir.

Puis, comme il était convenu, on s'en souvient, que les deux amis partiraient le même soir pour la France, Hoffmann se mit à faire ses préparatifs de voyage.

Tout en allant, tout en venant, tout en époussetant un habit, en pliant une chemise, en assortissant deux mouchoirs, Hoffmann jeta les yeux dans la rue et demeura dans la pose où il était.

Une jeune fille de seize à dix-sept ans, charmante, étrangère bien certainement à la ville de Mannheim, puisque Hoffmann ne la connaissait pas, venait de l'extrémité opposée de la rue et s'acheminait vers l'église.

Hoffmann, dans ses rêves de poète, de peintre et de musicien, n'avait jamais rien vu de pareil.

 

C'était quelque chose qui dépassait non seulement tout ce qu'il avait vu, mais encore tout ce qu'il espérait voir.

Et cependant, à la distance où il était, il ne voyait qu'un ravissant ensemble: les détails lui échappaient.

La jeune fille était accompagnée d'une vieille servante.

Toutes deux montèrent lentement les marches de l'église des Jésuites, et disparurent sous le portail.

Hoffmann laissa sa malle à moitié faite, un habit lie-de-vin à moitié battu, sa redingote à brandebourgs à moitié pliée, et resta immobile derrière son rideau.

C'est là que nous l'avons trouvé, attendant la sortie de celle qu'il avait vue entrer.

Il ne craignait qu'une chose: c'est que ce ne fût un ange, et qu'au lieu de sortir par la porte, elle ne s'envolât par la fenêtre pour remonter aux cieux.

C'est dans cette situation que nous l'avons pris, et que son ami Zacharias Werner vint le prendre après nous.

Le nouveau venu appuya du même coup, comme nous l'avons dit, sa main sur l'épaule et ses lèvres sur le front de son ami.

Puis il poussa un énorme soupir.

Quoique Zacharias Werner fût toujours très pâle, il était cependant encore plus pâle que d'habitude.

– Qu'as-tu donc? lui demanda Hoffmann avec une inquiétude réelle.

– Oh! mon ami, s'écria Werner… Je suis un brigand! je suis un misérable! je mérite la mort… fends-moi la tête avec une hache… perce-moi le cœur avec une flèche. Je ne suis plus digne de voir la lumière du ciel.

– Bah! demanda Hoffmann avec la placide distraction de l'homme heureux; qu'est-il donc arrivé, cher ami?

– Il est arrivé… Ce qui est arrivé, n'est-ce pas?.. tu me demandes ce qui est arrivé?.. Eh bien! mon ami, le diable m'a tenté!

– Que veux-tu dire?

– Que quand j'ai vu tout mon or ce matin, il y en avait tant, qu'il me semble que c'est un rêve.

– Comment! un rêve?

– Il y en avait une pleine table, toute couverte, continua Werner. Eh bien! quand j'ai vu cela, une véritable fortune, mille frédérics d'or, mon ami. Eh bien! quand j'ai vu cela, quand de chaque pièce j'ai vu rejaillir un rayon, la rage m'a repris, je n'ai pas pu y résister, j'ai pris le tiers de mon or et j'ai été au jeu.

– Et tu as perdu?

– Jusqu'à mon dernier kreutzer.

– Que veux-tu? c'est un petit malheur, puisqu'il te reste les deux tiers.

– Ah bien oui, les deux tiers! Je suis revenu chercher le second tiers, et…

– Et tu l'as perdu comme le premier?

– Plus vite, mon ami, plus vite.

– Et tu es revenu chercher ton troisième tiers?

– Je ne suis pas revenu, j'ai volé: j'ai pris les quinze cents thalers restants, et je les ai posés sur la rouge.

– Alors, dit Hoffmann, la noire est sortie, n'est-ce pas?

– Ah! mon ami, la noire, l'horrible noire, sans hésitation, sans remords, comme si en sortant elle ne m'enlevait pas mon dernier espoir! Sortie, mon ami, sortie!

– Et tu ne regrettes les mille frédérics qu'à cause du voyage?

– Pas pour autre chose. Oh! si j'eusse seulement mis de côté de quoi aller à Paris, cinq cents thalers!

– Tu te consolerais d'avoir perdu le reste?

– À l'instant même.

– Eh bien! qu'à cela ne tienne, mon cher Zacharias, dit Hoffmann en le conduisant vers son tiroir; tiens, voilà les cinq cents thalers, pars.

– Comment! que je parte? s'écria Werner, et toi?

– Oh! moi, je ne pars plus.

– Comment! tu ne pars plus?

– Non, pas dans ce moment-ci du moins.

– Mais pourquoi? pour quelle raison? qui t'empêche de partir? qui te retient à Mannheim?

Hoffmann entraîna vivement son ami vers la fenêtre. On commençait à sortir de l'église, la messe était finie.

– Tiens, regarde, regarde, dit-il en désignant du doigt quelqu'un à l'attention de Werner.

Et, en effet, la jeune fille inconnue apparaissait au haut du portail, descendant lentement les degrés de l'église, son livre de messe posé contre sa poitrine, sa tête baissée, modeste et pensive comme la Marguerite de Goethe.

– Vois-tu, murmurait Hoffmann, vois-tu?

– Certainement que je vois.

– Eh bien! que dis-tu?

– Je dis qu'il n'y a pas de femme au monde qui vaille qu'on lui sacrifie le voyage de Paris, fût-ce la belle Antonia, fût-ce la fille du vieux Gottlieb Murr, le nouveau chef d'orchestre du théâtre de Mannheim.

– Tu la connais donc?

– Certainement.

– Tu connais donc son père?

– Il était chef d'orchestre au théâtre de Francfort.

– Et tu peux me donner une lettre pour lui?

– À merveille.

– Mets-toi là, Zacharias, et écris.

Zacharias se mit à la table et écrivit.

Au moment de partir pour la France, il recommandait son jeune ami Théodore Hoffmann à son vieil ami Gottlieb Murr.

Hoffmann donna à peine à Zacharias le temps d'achever sa lettre; la signature apposée, il la lui prit, et, embrassant son ami, il s'élança hors de la chambre.

– C'est égal, lui cria une dernière fois Zacharias Werner, tu verras qu'il n'y a pas de femme, si jolie qu'elle soit, qui puisse te faire oublier Paris.

Hoffmann entendit les paroles de son ami, mais il ne jugea pas même à propos de se retourner pour lui répondre, même par un signe d'approbation ou d'improbation.

Quant à Zacharias Werner, il mit ses cinq cents thalers dans sa poche, et, pour n'être plus tenté par le démon du jeu, il courut aussi vite vers l'hôtel des Messageries qu'Hoffmann courait vers la maison du vieux chef d'orchestre.

Hoffmann frappait à la porte du maître Gottlieb Murr juste au même moment où Zacharias Werner montait dans la diligence de Strasbourg.

CHAPITRE IV
Maître Gottlieb Murr

Ce fut le chef d'orchestre qui vint ouvrir en personne à Hoffmann.

Hoffmann n'avait jamais vu maître Gottlieb, et cependant il le reconnut.

Cet homme, tout grotesque qu'il était, ne pouvait être qu'un artiste, et même un grand artiste.

C'était un petit vieillard de cinquante-cinq à soixante ans, ayant une jambe tordue, et cependant ne boitant pas trop de cette jambe, qui ressemblait à un tire-bouchon. Tout en marchant, ou plutôt tout en sautillant, et son sautillement ressemblait fort à celui d'un hochequeue, tout en sautillant et en devançant les gens qu'il introduisait chez lui, il s'arrêtait, faisant une pirouette sur sa jambe torse, ce qui lui donnait l'air d'enfoncer une vrille dans la terre, et continuait son chemin.

Tout en le suivant, Hoffmann l'examinait et gravait dans son esprit un de ces fantastiques et merveilleux portraits dont il nous a donné, dans ses œuvres, une si complète galerie.

Le visage du vieillard était enthousiaste, fin et spirituel à la fois, recouvert d'une peau parcheminée, mouchetée de rouge et de noir comme une page de plain-chant. Au milieu de cet étrange faciès brillaient deux yeux vifs dont on pouvait d'autant mieux apprécier le regard aigu, que les lunettes qu'il portait et qu'il n'abandonnait jamais, même dans son sommeil, étaient constamment relevées sur son front ou abaissées sur le bout de son nez. C'était seulement quand il jouait du violon en redressant la tête et en regardant à distance, qu'il finissait par utiliser ce petit meuble qui paraissait être chez lui plutôt un objet de luxe que de nécessité.

Sa tête était chauve et constamment abritée sous une calotte noire, qui était devenue une partie inhérente à sa personne. Jour et nuit maître Gottlieb apparaissait aux visiteurs avec sa calotte. Seulement, lorsqu'il sortait, il se contentait de la surmonter d'une petite perruque à la Jean-Jacques. De sorte que la calotte se trouvait prise entre le crâne et la perruque. Il va sans dire que jamais maître Gottlieb ne s'inquiétait le moins du monde de la portion de velours qui apparaissait sous ses faux cheveux, lesquels ayant plus d'affinité avec le chapeau qu'avec la tête, accompagnaient le chapeau dans son excursion aérienne, toutes les fois que maître Gottlieb saluait.

Hoffmann regarda tout autour de lui, mais ne vit personne.

Il suivit donc maître Gottlieb où maître Gottlieb, qui, comme nous l'avons dit, marchait devant lui, voulut le mener.

Maître Gottlieb s'arrêta dans un grand cabinet plein de partitions empilées et de feuilles de musique volantes: sur une table étaient dix ou douze boîtes plus ou moins ornées, ayant toutes cette forme à laquelle un musicien ne se trompe pas, c'est-à-dire la forme d'un étui de violon.

Pour le moment, maître Gottlieb était en train de disposer pour le théâtre de Mannheim, sur lequel il voulait faire un essai de musique italienne, le Matrimonio segreto de Cimarosa.

Un archet, comme la batte d'Arlequin, était passé dans sa ceinture, ou plutôt maintenu par le gousset boutonné de sa culotte, une plume se dressait fièrement derrière son oreille, et ses doigts étaient tachés d'encre.

De ces doigts tachés d'encre il prit la lettre que lui présentait Hoffmann, puis, jetant un coup d'œil sur l'adresse, et reconnaissant l'écriture:

– Ah! Zacharias Werner, dit-il, poète, poète celui-là, mais joueur. Puis, comme si la qualité corrigeait un peu le défaut, il ajouta: Joueur, joueur, mais poète.

Puis, décachetant la lettre:

– Parti, n'est-ce pas? parti!

– Il part, monsieur, en ce moment même.

– Dieu le conduise! ajouta Gottlieb en levant les yeux au ciel comme pour recommander son ami à Dieu. Mais il a bien fait de partir. Les voyages forment la jeunesse, et, si je n'avais pas voyagé, je ne connaîtrais pas, moi, l'immortel Pasiello, le divin Cimarosa.

– Mais, dit Hoffmann, vous n'en connaîtriez pas moins bien leurs œuvres, maître Gottlieb.

– Oui, leurs œuvres, certainement: mais qu'est-ce que connaître l'œuvre sans l'artiste? C'est connaître l'âme sans le corps; l'œuvre, c'est le spectre, c'est l'apparition; l'œuvre, c'est ce qui reste de nous après notre mort. Mais le corps, voyez-vous, c'est ce qui a vécu: vous ne comprendrez jamais entièrement l'œuvre d'un homme si vous n'avez pas connu l'homme lui-même.

Hoffmann fit un signe de la tête.

– C'est vrai, dit-il, et je n'ai jamais apprécié complètement Mozart qu'après avoir vu Mozart.

– Oui, oui, dit Gottlieb, Mozart a du bon; mais pourquoi a-t-il du bon? parce qu'il a voyagé en Italie. La musique allemande, jeune homme, c'est la musique des hommes; mais retenez bien ceci, la musique italienne, c'est la musique des dieux.

– Ce n'est pourtant pas, reprit Hoffmann en souriant, ce n'est pourtant pas en Italie que Mozart a fait le Mariage de Figaro et Don Juan, puisqu'il a fait l'un à Vienne pour l'empereur, et l'autre à Prague pour le théâtre italien.

– C'est vrai, jeune homme, c'est vrai, et j'aime à voir en vous cet esprit national qui vous fait défendre Mozart. Oui, certainement, si le pauvre diable eût vécu, et s'il eût fait encore un ou deux voyages en Italie, c'eût été un maître, un très grand maître. Mais ce Don Juan, dont vous parlez, ce Mariage de Figaro, dont vous parlez, sur quoi les a-t-il faits? Sur des libretti italiens, sur des paroles italiennes, sous un reflet du soleil de Bologne, de Rome ou de Naples. Croyez-moi, jeune homme, ce soleil, il faut l'avoir vu, l'avoir senti, pour l'apprécier à sa valeur. Tenez, moi, j'ai quitté l'Italie depuis quatre ans; depuis quatre ans je grelotte, excepté quand je pense à l'Italie; la pensée seule me réchauffe; je n'ai plus besoin de manteau quand je pense à l'Italie; je n'ai plus besoin d'habit, je n'ai plus besoin de calotte même. Le souvenir me ravive: ô musique de Bologne! ô soleil de Naples! oh!..

Et la figure du vieillard exprima un moment une béatitude suprême, et tout son corps parut frissonner d'une jouissance infinie, comme si les torrents du soleil méridional, inondant encore sa tête ruisselaient de son front chauve sur ses épaules, et de ses épaules sur toute sa personne.

Hoffmann se garda bien de le tirer de son extase, seulement il en profita pour regarder tout autour de lui, espérant toujours voir Antonia. Mais les portes étaient fermées et l'on n'entendait aucun bruit derrière aucune de ces portes qui y décelât la présence d'un être vivant.

Il lui fallut donc revenir à maître Gottlieb, dont l'extase se calmait peu à peu, et qui finit par en sortir avec une espèce de frissonnement.

– Brrrou! jeune homme, dit-il, et vous dites donc? Hoffmann tressaillit.

– Je dis, maître Gottlieb, que je viens de la part de mon ami Zacharias Werner, lequel m'a parlé de votre bonté pour les jeunes gens, et comme je suis musicien!

– Ah! vous êtes musicien!

Et Gottlieb se redressa, releva la tête, la renversa en arrière, et, à travers ses lunettes, momentanément posées sur les derniers confins de son nez, il regarda Hoffmann.

 

– Oui, oui, ajouta-t-il, tête de musicien, front de musicien, œil de musicien; et qu'êtes-vous? compositeur ou instrumentiste?

– L'un et l'autre, maître Gottlieb.

– L'un et l'autre! dit maître Gottlieb, l'un et l'autre! cela ne doute de rien, ces jeunes gens! Il faudrait toute la vie d'un homme, de deux hommes, de trois hommes pour être seulement l'un ou l'autre! et ils sont l'un et l'autre!

Et il fit un tour sur lui-même, levant les bras au ciel et ayant l'air d'enfoncer dans le parquet le tire-bouchon de sa jambe droite.

Puis, après la pirouette achevée s'arrêtant devant Hoffmann:

– Voyons, jeune présomptueux, dit-il, qu'as-tu fait en composition?

– Mais des sonates, des chants sacrés, des quintetti.

– Des sonates après Jean-Sébastien Bach! des chants sacrés après Pergolèse! des quintetti après François-Joseph Haydn! Ah! jeunesse! jeunesse!

Puis, avec un sentiment de profonde piété:

– Et comme instrumentiste, continua-t-il, comme instrumentiste, de quel instrument jouez-vous?

– De tous à peu près, depuis le rebec jusqu'au clavecin, depuis la viole d'amour jusqu'au théorbe; mais l'instrument dont je me suis particulièrement occupé, c'est le violon.

– En vérité, dit maître Gottlieb d'un air railleur, en vérité tu lui as fait cet honneur-là, au violon! C'est, ma foi! bien heureux pour lui, pauvre violon! Mais, malheureux! ajouta-t-il en revenant vers Hoffmann en sautillant sur une seule jambe pour aller plus vite, sais-tu ce que c'est que le violon? Le violon! et maître Gottlieb balança son corps sur cette seule jambe dont nous avons parlé, l'autre restant en l'air comme celle d'une grue; le violon! mais c'est le plus difficile de tous les instruments. Le violon a été inventé par Satan lui-même pour damner l'homme, quand Satan a perdu plus d'âmes qu'avec les sept péchés capitaux réunis. Il n'y a que l'immortel Tartini, Tartini, mon maître, mon héros, mon dieu! il n'y a que lui qui ait jamais atteint la perfection sur le violon; mais lui seul sait ce qu'il lui a coûté dans ce monde et dans l'autre pour avoir joué toute une nuit avec le violon du diable lui-même, et pour avoir gardé son archet. Oh! le violon! sais-tu, malheureux profanateur! que cet instrument cache sous sa simplicité presque misérable les plus inépuisables trésors d'harmonie qu'il soit possible à l'homme de boire à la coupe des dieux? As-tu étudié ce bois, ces cordes, cet archet, ce crin, ce crin surtout? espères-tu réunir, assembler, dompter sous tes doigts ce tout merveilleux, qui depuis deux siècles résiste aux efforts des plus savants, qui se plaint, qui gémit, qui se lamente sous leurs doigts, et qui n'a jamais chanté que sous les doigts de l'immortel Tartini, mon maître? Quand tu as pris un violon pour la première fois, as-tu bien pensé à ce que tu faisais, jeune homme! Mais tu n'es pas le premier, ajouta maître Gottlieb avec un soupir tiré du plus profond de ses entrailles, et tu ne seras pas le dernier que le violon aura perdu; violon, tentateur éternel! d'autres que toi aussi ont cru à leur vocation, et ont perdu leur vie à racler le boyau, et tu vas augmenter le nombre de ces malheureux, si nombreux, si inutiles à la société, si insupportables à leurs semblables.

Puis, tout à coup, et sans transition aucune, saisissant un violon et un archet comme un maître d'escrime prend deux fleurets, et les présentant à Hoffmann:

– Eh bien! dit-il d'un air de défi, joue-moi quelque chose: voyons, joue, et je te dirai où tu en es, et, s'il est encore temps de te retirer du précipice, je t'en tirerai, comme j'en ai tiré le pauvre Zacharias Werner. Il en jouait aussi, lui, du violon; il en jouait avec fureur, avec rage. Il rêvait des miracles, mais je lui ai ouvert l'intelligence. Il brisa son violon en morceaux, et il en fit un feu. Puis je lui mis une basse entre les mains, et cela acheva de le calmer. Là, il y avait de la place pour ses longs doigts maigres. Au commencement, il leur faisait faire dix heures à l'heure, et maintenant, maintenant, il joue suffisamment de la basse pour souhaiter la fête à son oncle, tandis qu'il n'eût jamais joué du violon que pour souhaiter la fête au diable. Allons, allons, jeune homme, voici un violon, montre-moi ce que tu sais faire.

Hoffmann prit le violon et l'examina.

– Oui, oui, dit maître Gottlieb, tu examines de qui il est, comme le gourmet flaire le vin qu'il va boire. Pince une corde, une seule, et si ton oreille ne te dit pas le nom de celui qui a fait le violon, tu n'es pas digne de le toucher.

Hoffmann pinça une corde, qui rendit un son vibrant, prolongé, frémissant.

– C'est un Antonio Stradivarius.

– Allons, pas mal; mais de quelle époque de la vie de Stradivarius? Voyons un peu; il en a fait beaucoup de violons de 1698 à 1728.

– Ah! quant à cela, dit Hoffmann, j'avoue mon ignorance, et il me semble impossible…

– Impossible, blasphémateur! impossible! c'est comme si tu me disais, malheureux, qu'il est impossible de reconnaître l'âge du vin en le goûtant. Écoute bien: aussi vrai que nous sommes aujourd'hui le 10 mai 1793, ce violon a été fait pendant le voyage que l'immortel Antonio fit de Crémone à Mantoue en 1705, et où il laissa son atelier à son premier élève. Aussi, vois-tu, ce Stradivarius-là, je suis bien aise de te le dire, n'est que de troisième ordre; mais j'ai bien peur que ce ne soit encore trop bon pour un pauvre écolier comme toi. Ça va, va!

Hoffmann épaula le violon, et, non sans un vif battement de cœur, commença les variations sur le thème de Don Juan:

 
«La ci darem' la mano».
 

Maître Gottlieb était debout près d'Hoffmann, battant à la fois la mesure avec sa tête et avec le bout du pied de sa jambe torse. À mesure qu'Hoffmann jouait, sa figure s'animait, ses yeux brillaient, sa mâchoire supérieure mordait la lèvre inférieure, et, aux deux côtés de cette lèvre aplatie, sortaient deux dents, que dans la position ordinaire elle était destinée à cacher, mais qui en ce moment se dressaient comme deux défenses de sanglier. Enfin, un allégro, dont Hoffmann triompha assez vigoureusement, lui attira de la part de maître Gottlieb un mouvement de tête qui ressemblait à un signe d'approbation.

Hoffmann finit par un démanché qu'il croyait des plus brillants, mais qui, loin de satisfaire le vieux musicien, lui fit faire une affreuse grimace.

Cependant sa figure se rasséréna peu à peu, et frappant sur l'épaule du jeune homme:

– Allons, allons, dit-il, c'est moins mal que je ne croyais; quand tu auras oublié tout ce que tu as appris, quand tu ne feras plus de ces bonds à la mode, quand tu ménageras ces traits sautillants et ces démanchés criards, on fera quelque chose de toi.

Cet éloge, de la part d'un homme aussi difficile que le vieux musicien, ravit Hoffmann, puis il n'oubliait pas, tout noyé qu'il était dans l'océan musical, que maître Gottlieb était le père de la belle Antonia.

Aussi, prenant au bond les paroles qui venaient de tomber de la bouche du vieillard:

– Et qui se chargera de faire quelque chose de moi? demanda-t-il, est-ce vous, maître Gottlieb?

– Pourquoi pas, jeune homme? pourquoi pas, si tu veux écouter le vieux Murr?

– Je vous écouterai, maître, et tant que vous voudrez.

– Oh! murmura le vieillard avec mélancolie, car son regard se rejetait dans le passé, car sa mémoire remontait les ans révolus, c'est que j'en ai bien connu des virtuoses! J'ai connu Corelli, par tradition, c'est vrai; c'est lui qui a ouvert la route, qui a frayé le chemin; il faut jouer à la manière de Tartini ou y renoncer. Lui, le premier, il a deviné que le violon était, sinon un dieu, du moins le temple d'où un dieu pouvait sortir. Après lui vient Pugnani, violon passable, intelligent, mais mou, trop mou, surtout dans certains appoggiamenti; puis Germiniani, vigoureux celui-là, mais vigoureux par boutades, sans transition; j'ai été à Paris exprès pour le voir, comme tu veux, toi, aller à Paris pour voir l'Opéra: un maniaque, mon ami, un somnambule, mon ami, un homme qui gesticulait en rêvant, entendant assez bien le tempo rubato, fatal tempo rubato, qui tue plus d'instrumentistes que la petite vérole, que la fièvre jaune, que la peste! Alors je lui jouai mes sonates à la manière de l'immortel Tartini, mon maître, et alors il avoua son erreur. Malheureusement l'élève était enfoncé jusqu'au cou dans sa méthode. Il avait soixante et onze ans, le pauvre enfant! Quarante ans plus tôt, je l'eusse sauvé, comme Giardini; celui-là je l'avais pris à temps, mais malheureusement il était incorrigible; le diable en personne s'était emparé de sa main gauche, et alors il allait, il allait, il allait un tel train, que sa main droite ne pouvait pas le suivre. C'étaient des extravagances, des sautillements, des démanchés à donner la danse de Saint-Guy à un Hollandais. Aussi, un jour qu'en présence de Jomelli il gâtait un morceau magnifique, le bon Jomelli, qui était le plus brave homme du monde, lui allongea-t-il un rude soufflet, que Giardini en eut la joue enflée pendant un mois, Jomelli le poignet luxé pendant trois semaines. C'est comme Lulli, un fou, un véritable fou, un danseur de corde, un faiseur de sauts périlleux, un équilibriste sans balancier et auquel on devrait mettre dans la main un balancier au lieu d'un archet. Hélas! hélas! hélas! s'écria douloureusement le vieillard, je le dis avec un profond désespoir, avec Nardini et avec moi s'éteindra le bel art de jouer du violon: cet art avec lequel notre maître à tous, Orpheus, attirait les animaux, remuait les pierres et bâtissait les villes. Au lieu de bâtir comme le violon divin, nous démolissons comme les trompettes maudites. Si les Français entrent jamais en Allemagne, ils n'auront pour faire tomber les murailles de Philippsbourg, qu'ils ont assiégé tant de fois, ils n'auront qu'à faire exécuter, par quatre violons de ma connaissance, un concert devant ses portes.