Une salle du Louvre. – A gauche, deux fauteuils et quelques tabourets préparés pour le roi, la reine mère et les courtisans. Joyeuse est couché dans l'un de ces fauteuils, et Saint-Mégrin, debout, appuyé sur le dossier de l'autre. Du côté opposé, d'Epernon est assis à une table sur laquelle est posé un échiquier. Au fond, Saint-Luc fait des armes avec du Halde. Chacun d'eux a près de lui un page à ses couleurs.
JOYEUSE, SAINT-MEGRIN, D'EPERNON, SAINT-LUC, DU HALDE, Pages
Messieurs, qui de vous fait ma partie d'échecs, en attendant le retour du roi? Saint-Mégrin, ta revanche?
Non, je suis distrait aujourd'hui.
Oh! décidément, c'est la prédiction de l'astrologue…Vrai Dieu! c'est un véritable sorcier. Sais-tu bien qu'il avait prédit à Dugast qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, quand la reine Marguerite l'a fait assassiner? Je parie que c'est un horoscope du même genre qui occupe Saint-Mégrin, et que quelque grande dame dont il est amoureux…
SAINT-MEGRIN, l'interrompant vivement
Mais toi-même, Joyeuse, que ne fais-tu la partie de d'Epernon?
Non, merci.
Est-ce que tu veux réfléchir aussi, toi?
C'est, au contraire, pour ne pas être obligé de réfléchir.
Eh bien, veux-tu faire des armes avec moi, vicomte?
C'est trop fatigant, et puis tu n'es pas de ma force. Fais une oeuvre charitable, tire d'Epernon d'embarras…
Soit.
JOYEUSE, tirant un bilboquet de son escarcelle
Vive Dieu! messieurs, voilà un jeu…Celui-là ne fatigue ni le corps ni l'esprit…Sais-tu bien que cette nouvelle invention a eu un succès prodigieux chez la présidente? A propos, tu n'y étais pas, Saint-Luc; qu'es-tu donc devenu?
J'ai été voir les Gelosi; tu sais, ces comédiens italiens qui ont obtenu la permission de représenter des mystères à l'hôtel de Bourbon.
Ah! oui…moyennant quatre sous par personne.
Et puis, en passant…Un instant, d'Epernon, je n'ai pas joué.
Et puis, en passant?..
Où?
En passant, disais-tu?
Oui…Je me suis arrêté en face de Nesle, pour y voir poser la première pierre d'un pont qu'on appellera le pont Neuf.
C'est Ducerceau qui l'a entrepris…On dit que le roi va lui accorder des lettres de noblesse.
Et justice sera faite…Sais-tu bien qu'il m'épargnera au moins six cents pas, toutes les fois que je voudrais aller à l'Ecole Saint-Germain? (Il laisse tomber son bilboquet, et appelle son page, qui est à l'autre bout de la salle) Bertrand, mon bilboquet…
Messieurs, grande réforme! Ce matin, madame de Sauve m'a dit en confidence que le roi avait abandonné les fraises gaudronnées pour prendre les collets renversés à l'italienne.
Eh! que ne nous disais-tu pas cela!..Nous serons en retard d'un jour…Tiens, Saint-Mégrin le savait, lui…(A son page) Que je trouve demain un collet renversé au lieu de cette fraise…
SAINT-LUC, riant
Ah! ah!..tu te souviens que le roi t'a exilé quinze jours, parce qu'il manquait un bouton à ton pourpoint…
Eh bien, moi, je vais te rendre nouvelle pour nouvelle. Antraguet rentre aujourd'hui en grâce.
Vrai?..
Oui, il est décidément guisard…C'est le Balafré qui a exigé du roi qu'il lui rendît son commandement…Depuis quelque temps, le roi fait tout ce qu'il veut.
C'est qu'il a besoin de lui…Il paraît que le Béarnais est en campagne, le harnais sur le dos…
Vous verrez que ce damné d'hérétique nous fera battre pendant l'été…Mettez-vous donc en campagne de cette chaleur-là…avec cent cinquante livres de fer sur le corps!..pour revenir hâlé comme un Andalou…
Ce serait un mauvais tour à te faire, Joyeuse…
Je l'avoue; j'ai plus peur d'un coup de soleil que d'un coup d'épée…et, si je le pouvais, je me battrais toujours, comme Bussy d'Amboise l'a fait dans son dernier duel, au clair de la lune…
Quelqu'un a-t-il de ses nouvelles?
Il est toujours dans l'Anjou, près de Monsieur…C'est encore un ennemi de moins pour le guisard.
A propos de guisard, Saint-Mégrin, sais-tu ce qu'en dit la maréchale de Retz? Elle dit qu'auprès du duc de Guise, tous les princes paraissent peuple.
Guise!..toujours Guise!..Vive Dieu!..que l'occasion se présente (tirant son poignard et coupant son gant en morceaux), et, de par saint Paul de Bordeaux! je veux hacher tous ces petits princes lorrains comme ce gant.
Bravo, Saint-Mégrin!..Vrai-Dieu! je le hais autant que toi.
Autant que moi! Malédiction! si cela est possible; je donnerais mon titre de comte pour sentir, cinq minutes seulement, son épée contre la mienne…Cela viendra peut-être…
Messieurs, messieurs, voilà Bussy…
Comment! Bussy d'Amboise?..
Eh! oui, messieurs, lui-même, en personne…Aux amis, salut…Bonjour, Saint-Mégrin…
Et nous qui te croyions à cent lieues d'ici.
J'y étais, il y a trois jours…Aujourd'hui, me voilà.
Ah! ah!..vous êtes donc raccommodés?..Il voulait te tuer avec
Quélus…Il n'y a pas de sa faute, si le coup n'a pas réussi…
Oui, pour la dame de Sauve…Mais, depuis, nous avons mesuré nos épées, et elles se sont trouvées de la même longueur…
A propos de la dame de Sauve, on dit que, pour qu'elle soit plus sûre de ta fidélité, tu lui écris avec ton sang, comme Henri III écrivait de Pologne à la belle Renée de Chateauneuf…Sans doute elle était prévenue de ton arrivée, elle…
Non. Nous voyageons incognito…Mais je n'ai pas voulu passer si près de vous, sans venir vous demander s'il n'y avait pas quelqu'un de vous qui eût besoin d'un second…
Cela se pourra faire, si tu ne nous quittes pas trop tôt.
Tête-Dieu!..le cas échéant, je suis homme à retarder mon départ;…ainsi ne te gêne pas. Il y a si longtemps que cela ne m'est arrivé…c'est tout au plus si, en province, on trouve à se battre une fois par semaine…Heureusement que j'avais là, sous la main, mon ami Saint-Phal; nous nous sommes battus trois fois, parce qu'il soutenait avoir vu des X sur les boutons d'un habit, où je crois qu'il y avait des Y…
Bah! pas possible…
Parole d'honneur! Crillon était mon second…
Et qui avait raison?
Nous n'en savons rien encore: la quatrième rencontre en décidera…Mais que vois-je donc là-bas? Les pages d'Antraguet!..Je croyais que, depuis la mort de Quélus…
Le duc de Guise a sollicité sa grâce.
Ah! oui, sollicité…j'entends…Il est donc toujours insolent, notre beau cousin de Guise?..
Pas encore assez…
Vrai-Dieu! tu es difficile…Je suis sûr qu'au fond du coeur, le roi n'est pas de ton avis.
Qu'il dise donc un mot…
Ah! vois-tu, c'est qu'il est trop occupé dans ce moment, il apprend le latin.
Tête-Dieu! qu'a-t-il besoin de latin pour parler à des Français? Qu'il dise seulement: «A moi, ma brave noblesse!» et un millier d'épées qui coupent bien, sortiront des fourreaux où elles se rouillent. N'a-t-il plus dans la poitrine le même coeur qui battait à Jarnac et à Moncontour, ou ses gants parfumés ont-ils amolli ses mains, au point qu'elles ne puissent plus serrer la garde d'une épée?
Silence, Saint-Mégrin!..le voilà…
UN PAGE, entrant
Le roi!..
Je vais me tenir un peu à l'écart…Je ne me montrerai que s'il est de bonne humeur…
Le roi! (Tout le monde se lève et se groupe)
Le roi!
LES MEMES, HENRI, puis CATHERINE
Salut, messieurs, salut…Villequier, qu'on prévienne madame ma mère de mon retour, et qu'on s'informe si l'on a apporté mon nouvel habit d'amazone…Ah! dites à la reine que je passerai chez elle, afin de fixer le jour de notre départ pour Chartres; car vous savez, Messieurs, que la reine et moi faisons un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres, afin d'obtenir du ciel ce qu'il nous a refusé jusqu'à présent, un héritier de notre couronne. Ceux qui voudront nous suivre seront les bienvenus.
Sire, si, au lieu d'un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres, vous ordonniez une campagne dans l'Anjou…si vos gentilshommes étaient revêtus de cuirasses au lieu de cilices, et portaient des épées en guise de cierges, Votre Majesté ne manquerait pas de pénitents, et vous me verriez au premier rang, sire, dussé-je faire la moitié de la route pieds nus sur des charbons ardents.
Chaque chose aura son tour, mon enfant. Nous ne resterons pas en arrière dès qu'il le faudra; mais, en ce moment, grâce à Dieu, notre beau royaume de France est en paix, et le temps ne nous manque pas pour nous occuper de nos dévotions. Mais que vois-je! vous à ma cour, seigneur de Bussy? (A Catherine de Médicis qui entre) Venez, ma mère, venez: vous allez avoir des nouvelles de votre fils bien-aimé, qui, s'il eût été frère soumis et sujet respectueux, n'aurait jamais dû quitter notre cour…
Il y revient, peut-être, mon fils…
HENRI, s'asseyant
C'est ce que nous allons savoir…Asseyez-vous, ma mère…Approchez, seigneur de Bussy…Où avez-vous quitté notre frère?
A Paris, sire.
A Paris!..Serait-il dans notre bonne ville de Paris?
Non; mais il y est passé cette nuit.
Et il se rend?..
Dans la Flandre…
Vous l'entendez, ma mère. Nous allons sans doute avoir dans notre famille un duc de Brabant. Et pourquoi a-t-il passé si près de nous, sans venir nous présenter son hommage de fidélité, comme à son aîné et à son roi?..
Sire…il connaît la grande amitié que lui porte Votre Majesté, et il a craint qu'une fois rentré au Louvre, vous ne l'en laissiez plus sortir.
Et il a raison, monsieur; mais, en ce moment, l'absence de son bon serviteur et de sa fidèle épée doit lui faire faute; car peut-être bientôt compte-t-il se servir contre nous de l'un et de l'autre. Arrangez-vous donc, seigneur de Bussy, pour le rejoindre au plus vite, et pour nous quitter au plus tôt. (Un Page entre) Eh bien, qu'y a-t-il?
Mon fils, c'est sans doute Antraguet qui profite de la permission que vous lui avez volontairement accordée de reparaître en votre royale présence…
Oui, oui, volontairement!..Le meurtrier!..Ma mère, mon cousin de Guise m'impose un grand sacrifice; mais pour mes péchés, Dieu veut qu'il soit complet. (Au Page) Parlez.
Charles Balzac d'Entragues, baron de Dunes, comte de Graville, ex-lieutenant général au gouvernement d'Orléans, demande à déposer aux pieds de Votre Majesté l'hommage de sa fidélité et de son respect.
Oui, oui;…tout à l'heure nous recevrons notre sujet fidèle et respectueux; mais, auparavant, je veux me séparer de tous ce qui pourrait me rappeler cet affreux duel…Tiens, Joyeuse, tiens!..(Il tire de sa poitrine une espèce de sachet) Voilà les pendants d'oreilles de Quélus; porte-les en mémoire de notre ami commun…D'Epernon, voici la chaîne d'or de Maugiron…Saint-Mégrin, je te donnerai l'épée de Schomberg; elle était bien pesante pour un bras de dix-huit ans!..qu'elle te défende mieux que lui, en pareille circonstance. Et maintenant, messieurs, faites comme moi, ne les oubliez pas dans vos prières.
Que Dieu reçoive en son giron
Quélus, Schomberg et Maugiron.
Restez autour de moi, mes amis, et asseyez-vous…Faites entrer…(A la vue d'Antraguet, il prend dans sa bourse un flacon qu'il respire) Approchez ici, baron, et fléchissez le genou…Charles Balzac d'Entragues, nous vous avons accordé la faveur de notre présence royale, au milieu de notre cour, pour vous rendre, là où nous vous les avions ôtés, vos dignités et vos titres…Relevez-vous, baron de Dunes, comte de Graville, gouverneur général de notre province d'Orléans, et reprenez près de notre personne royale les fonctions que vous y remplissiez autrefois…Relevez-vous.
Non, sire…je ne me relèverai pas, que Votre Majesté n'ait reconnu publiquement que ma conduite, dans ce funeste duel, a été celle d'un loyal et honorable cavalier.
Oui…nous le reconnaissons, car c'est la vérité…Mais vous avez porté des coups bien malheureux!..
Et maintenant, sire, votre main à baiser, comme gage de pardon et d'oubli.
Non, non, monsieur, ne l'espérez pas.
Mon fils, que faites-vous?
Non, madame, non…J'ai pu lui pardonner, comme chrétien, le mal qu'il m'a fait; mais je ne l'oublierai de ma vie.
Sire…j'appelle le temps à mon secours; peut-être ma fidélité et ma soumission finiront-elles par fléchir le courroux de Votre Majesté.
C'est possible. Mais votre gouvernement doit avoir besoin de votre présence; il en est privé depuis longtemps, baron de Dunes, et le bien de nos fidèles sujets pourraient en souffrir…Qui fait ce bruit?
Ce sont ceux de Guise…
Notre beau cousin de Lorraine ne profite pas du privilège qu'ont les princes souverains de paraître devant nous sans être annoncés…Ses pages ont toujours soin de faire assez de bruit pour que son arrivée ne soit pas un mystère…
Il traite, avec Votre Majesté, de puissance à puissance…Il a ses sujets comme vous avez les vôtres, et sans doute qu'il vient, armé de pied en cap, présenter en leur nom une humble requête à Votre Majesté.
(Il est couvert d'une armure complète, précédé de deux Pages, et suivi par quatre, dont l'un porte son casque)
Venez, monsieur le duc, venez…Quelqu'un qui s'est retourné au bruit que faisaient vos pages, et qui vous a aperçu de loin, offrait de parier que vous veniez encore nous supplier de réformer quelque abus, de supprimer quelque impôt…Mon peuple est un peuple bien heureux, mon beau cousin, d'avoir en vous un représentant si infatigable, et en moi un roi si patient!
Il est vrai que Votre Majesté m'a accordé bien des grâces…et je suis fier d'avoir si souvent servi d'intermédiaire entre elle et ses sujets.
SAINT-MEGRIN, à part
Oui, comme le faucon entre le chasseur et le gibier…
Mais, aujourd'hui, sire, un motif plus puissant m'amène encore devant Votre Majesté, puisque c'est à la fois des intérêts de son peuple et des siens que j'ai à l'entretenir…
Si l'affaire est si sérieuse, monsieur le duc, ne pourriez-vous pas attendre nos prochains états de Blois?..Les trois ordres de la nation ont là des représentants qui, du moins, ont reçu de nous mission de me parler au nom de leurs mandataires.
Votre Majesté voudra-t-elle bien songer que les états de Blois viennent de se dissoudre, et ne se rassembleront qu'au mois de novembre?..Lorsque le danger est pressant, il me semble qu'un conseil privé…
Lorsque le danger est pressant!..Mais vous nous effrayez, monsieur de Guise…Eh bien, toutes les personnes qui composent notre conseil privé sont ici…Parlez, monsieur le duc, parlez.
Mon fils, permettez que je me retire.
Non, madame, non; M. le duc sait bien que nous n'avons rien de caché pour notre auguste mère, et que, dans plus d'une affaire importante, ses conseils nous ont même été d'un utile secours.
Sire, la démarche que je fais près de vous est hardie, peut-être trop hardie…Mais hésiter plus longtemps ne serait pas d'un bon et loyal sujet.
Au fait, monsieur le duc, au fait…
Sire, des dépenses immenses, mais nécessaires, puisque Votre Majesté les a faites, ont épuisé le trésor de l'Etat…Jusqu'à présent, Votre Majesté, avec l'aide de ses fidèles sujets, a trouvé moyen de le remplir…Mais cela ne peut durer…L'approbation du saint-père a permis d'aliéner pour deux cent mille livres de rente sur les biens du clergé. Un emprunt a été fait aux membres du Parlement sous prétexte de faire sortir les gens de guerre étrangers…Les diamants de la couronne sont en gage pour la sûreté des trois millions dûs au duc Casimir…Les deniers destinés aux rentes de l'hôtel de ville ont été détournés pour un autre usage, et les états généraux ont eu l'audace de répondre par un refus, lorsque Votre Majesté a proposé d'aliéner les domaines.
Oui, oui, monsieur le duc, je sais que nos finances sont en assez mauvais état…Nous prendrons un autre surintendant.
Cette mesure pourrait être suffisante en temps de paix, sire…mais Votre Majesté va se voir contrainte à la guerre. Les huguenots, que votre indulgence encourage, font des progrès effrayants. Favas s'est emparé de la Réole; Montferrand, de Périgueux; Condé de Dijon. Le Navarrois a été vu sous les murs d'Orléans; la Saintonge, l'Agénois et la Gascogne sont en armes, et les Espagnols, profitant de nos troubles, ont pillé Anvers, brûlé huit cents maisons, et passé sept mille habitants au fil de l'épée.
Par la mort-Dieu! si ce que vous me dites là est vrai, il faut châtier les huguenots au dedans et les Espagnols au dehors. Nous ne craignons pas la guerre, mon beau cousin; et, s'il le fallait, nous irions nous-même sur le tombeau de notre aïeul Louis IX saisir l'oriflamme, et nous marcherions à la tête de notre brave armée, au cri de guerre de Jarnac et de Moncontour.
Et, si l'argent vous manque, sire, votre brave noblesse est là pour rendre à Votre Majesté ce qu'elle a reçu d'elle. Nos maisons, nos terres, nos bijoux peuvent se monnayer, monsieur le duc; et, vive-Dieu! en fondant les seules broderies de nos manteaux et les chiffres de nos dames, nous aurions de quoi envoyer à l'ennemi, pendant toute une campagne, des balles d'or et des boulets d'argent.
Vous l'entendez, monsieur le duc?
Oui, sire. Mais, avant que cette idée vînt à M. le comte de Saint-Mégrin, trente mille de vos braves sujets l'avaient eue; ils s'étaient engagés par écrit à fournir de l'argent au trésor et des hommes à l'armée; ce fut le but de la sainte Ligue, sire, et elle le remplira, lorsque le moment en sera venu…Mais je ne puis cacher à Votre Majesté les craintes qu'éprouvent ses fidèles sujets, en ne la voyant pas reconnaître hautement cette grande association.
Et que faudrait-il pour cela?
Lui nommer un chef, sire, d'une grande maison souveraine, digne de sa confiance et de son amour, par son courage et sa naissance, et qui surtout ait assez fait ses preuves comme bon catholique, pour rassurer les zélés sur la manière dont il agirait dans les circonstances difficiles…
Par la mort-Dieu! monsieur le duc, je crois que votre zèle pour notre personne royale est tel, que vous seriez tout prêt à lui épargner l'embarras de chercher bien loin ce chef…Nous y penserons à loisir, mon beau cousin, nous y penserons à loisir.
Mais Votre Majesté devrait peut-être à l'instant…
Monsieur le duc, quand je voudrai entendre un prêche, je me ferai huguenot…Messieurs, c'est assez nous occuper des affaires de l'Etat, songeons un peu à nos plaisirs. J'espère que vous avez reçu nos invitations pour ce soir, et que madame de Guise, madame de Montpensier, et vous, mon cousin, voudrez bien embellir notre bal masqué.
SAINT-MEGRIN, montrant la cuirasse du duc
Votre Majesté ne voit-elle pas que M. le duc est déjà en costume de chercheur d'aventures?
Et de redresseur de torts, monsieur le comte.
En effet, mon beau cousin, cet habit me paraît bien chaud pour le temps qui court.
C'est que, pour le temps qui court, sire, mieux vaut une cuirasse d'acier qu'un justaucorps de satin.
M. le duc croit toujours entendre la balle de Poltrot siffler à ses oreilles.
Quand les balles m'arrivent en face, monsieur le comte (montrant sa blessure à la joue), voilà qui fait foi que je ne détourne pas la tête pour les éviter.
JOYEUSE, prenant sa sarbacane
C'est ce que nous allons voir…
SAINT-MEGRIN, lui arrachant la sarbacane
Attends!..il ne sera pas dit qu'un autre que moi en aura fait l'expérience. (Lui envoyant une dragée au milieu de la poitrine) A vous, monsieur le duc.
Bravo! bravo!
LE DUC DE GUISE, portant la main à son poignard
Malédiction! (Saint-Paul l'arrête)
Qu'allez-vous faire!..
Par la mort-Dieu! mon cousin de Guise, j'aurais cru que cette belle et bonne cuirasse de Milan était à l'épreuve de la balle…
Et vous aussi, sire!..Qu'ils rendent grâce à la présence de Votre
Majesté.
Oh! qu'à cela ne tienne, monsieur le duc, qu'à cela ne tienne; agissez comme si nous n'y étions pas…
Votre Majesté permet donc que je descende jusqu'à lui?..
Non, monsieur le duc; mais je puis l'élever jusqu'à vous…Nous trouverons bien, dans notre beau royaume de France, un fief vacant, pour en doter notre fidèle sujet le comte de Saint-Mégrin.
Vous en êtes le maître, sire…Mais d'ici là?..
Eh bien, nous ne vous ferons pas attendre…Comte Paul Estuert, nous te faisons marquis de Caussade.
Je suis duc, sire.
Comte Paul Estuert, marquis de Caussade, nous te faisons duc de Saint-Mégrin; et maintenant, monsieur de Guise, répondez-lui…car il est votre égal.
Merci, sire, merci; je n'ai pas besoin de cette nouvelle faveur; et, puisque Votre Majesté ne s'y oppose pas, je veux le défier de manière à ce qu'il s'ensuive combat ou déshonneur…Or, écoutez, messieurs: moi, Paul Estuert, seigneur de Cassade, comte de Saint-Mégrin, à toi, Henri de Lorraine, duc de Guise; prenons à témoin tous ceux ici présents, que nous te défions au combat à outrance, toi et tous les princes de ta maison, soit à l'épée seule, soit à la dague et au poignard, tant que le coeur battra au corps, tant que la lame tiendra à la poignée; renonçant d'avance à ta merci, comme tu dois renoncer à la mienne; et, sur ce, que Dieu et Saint Paul me soient en aide! (Jetant son gant) A toi seul, ou à plusieurs!
Bravo, Saint-Mégrin! bien défié.
LE DUC DE GUISE, montrant le gant.
Saint-Paul…
Un instant, messieurs!..un instant! Moi, Louis de Clermont, seigneur de Bussy d'Amboise, me déclare ici parrain et second de Paul Estuert de Saint-Mégrin; offrant le combat à outrance à quiconque se déclarera parrain et second de Henri de Lorraine, duc de Guise; et, comme signe de défi et gage du combat, voici mon gant.
Vive-Dieu! Bussy, c'est un véritable vol que tu me fais…tu ne m'as pas donné le temps…Mais sois tranquille, si tu es tué…