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Gabriel Lambert

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Les pêcheurs avaient repris leurs chansons et leurs occupations de tous les jours; le vieillard avait emporté le cadavre de son fils, soutenu par une force surhumaine, l'avait couché pieusement sur son pauvre grabat, comme s'il n'eût été qu'endormi, avait fermé la porte à double tour, et était allé s'asseoir sur la jetée, sans plus verser une larme, sans prononcer une seule plainte. A voir cet homme si grave, si muet, si impassible, on eût dit qu'il était fou ou qu'une voix intérieure lui criait au fond de l'âme d'espérer en Dieu et d'attendre.

Rien ne troublait donc le repos de Pandolfo et de Jeanne, et le calme qui régnait au palais n'était, du reste, qu'un reflet de celui que respirait en même temps le royaume. Naples jouissait alors d'une paix profonde. Personne n'osait plus attaquer un peuple dont le roi, loin d'attendre la guerre chez lui, la portait chez les autres avec une telle promptitude, que son bras, pareil à la foudre, frappait souvent l'ennemi avant qu'il eût eu le temps de se mettre en garde. L'ambition de Ladislas n'avait pas de bornes; son nom glorieux et redoutable au dehors couvrait de son éclat les honteux mystères de sa cour; les exploits du frère faisaient oublier les déréglemens de la sœur; la boue disparaissait sous le sang.

Ladislas avait dompté la rébellion de Hongrie à l'âge où les autres n'ont pas la force de porter une lance; il avait battu deux fois Louis d'Anjou, deux fois les Florentins, trois fois le pape, ce qui, par parenthèse, lui valut ses trois excommunications; – il était maître de Faënza, Forli, Vérone, Sienne, Arezzo, et à l'époque où se passe notre histoire, sa confiance en lui-même était si grande, son orgueil si absolu, que, ne croyant plus avoir aucun ménagement à garder, il avait fait broder sur son manteau royal ces paroles: Aut cæsar, aut nihil, empereur ou rien!

Après les succès de Toscane, ses projets de conquête devaient naturellement devenir plus vastes, et quoiqu'il fit annoncer souvent entre deux victoires qu'il allait rentrer dans son royaume pour goûter quelques instans de repos et se préparer à de nouvelles campagnes, il lui arrivait bien rarement d'interrompre le cours de ses triomphes et de quitter l'armée pour revoir ses sujets.

Aussi la véritable reine était Jeanne; le roi de fait, sinon de droit, était Pandolfello. Qu'avait-elle à craindre? que pouvait-il souhaiter davantage? Et cependant, voyez le terrible enchaînement du crime et l'infernale logique des passions!

Cet homme, dont personne n'eût troublé peut-être le coupable bonheur, poussé par une nécessité fatale, entassait meurtre sur meurtre, trahison sur trahison, parjure sur parjure; il ne vivait qu'au milieu des sicaires, des espions, des empoisonneurs; il ne tramait que des conspirations, il ne rêvait que l'assassinat!

Cette femme, aimée par son frère, adorée par le peuple, belle sur toutes les belles, puissante sur tous les puissans, passait sa vie dans des transes perpétuelles, ne fermant jamais les yeux que pour les rouvrir en sursaut, ne regardant jamais son favori sans trembler pour sa tête.

Comme nous l'avons dit, Pandolfello était plongé dans un léger assoupissement, moitié réalité, moitié rêve. Il ne songeait déjà plus au meurtre qu'il avait commis et au meurtre qu'il avait ordonné. Les remords n'allaient jamais chez lui au delà de quelques heures, et deux nuits étaient déjà passées sur son double crime.

Le rêve du grand chambellan était tout d'or et d'ivoire; il se voyait assis sur un trône de velours cramoisi, élevé à la droite du maître autel de Santa-Chiara, le manteau royal sur l'épaule, le cercle fleurdelisé sur la tête, ayant Jeanne à gauche et les sept grands officiers de la couronne, sur différens gradins, à ses pieds, tandis que le cortège funèbre de Ladislas défilait silencieusement vers l'église de San-Giovanni à Carbonara, où le monument était déjà ébauché, par les soins de la régente, sous la forme de trois statues, l'une assise, l'autre couchée, et la troisième à cheval.

Pandolfello s'enivrait des applaudissemens de la foule et des parfums mystiques dont quatre jeunes thuriféraires, en surplis blanc, l'encensaient à tour de bras, le front courbé jusqu'à terre.

Comme il en était là de son rêve, un navire parut à l'horizon.

Jeanne tressaillit vivement, et, touchant l'épaule de son favori, l'appela avec une émotion dont elle ne pouvait se rendre compte.

– Pandolfello, une voile du côté de Caprée!

– Est-ce une raison, ma belle souveraine, pour m'éveiller si brusquement? dit le jeune homme avec une douce nonchalance et sans ouvrir les yeux.

– Je tremble malgré moi, si c'était une flotte ennemie.

– Mon Dieu, Jeanne, lit le grand chambellan en soulevant sa tête à regret, quel est l'ennemi qui oserait traverser notre golfe tant que le drapeau de Ladislas flottera sur la tour de ce château? et quel danger pouvez-vous craindre, ma noble souveraine, lorsque, entre ce danger et vous, il y a les poitrines de tous vos sujets?

– Je ne sais, Pandolfello, je ne puis me défendre d'une vague terreur. Un pressentiment sinistre me dit qu'en ce moment notre sort se décide. Vois, dans la direction de ma main, deux, trois, quatre galères. Le vent les pousse rapidement vers nous. Dans une heure, nous ne pourrons peut-être plus échapper au malheur qui nous menace.

– En effet, dit le jeune homme, se penchant sur le bord de la terrasse; nous ne pouvons pas tarder à recevoir des nouvelles des voyageurs qui nous arrivent. Rassurez-vous, madame, c'est probablement le message d'une nouvelle victoire. Le roi mon maître et votre auguste frère nous a habitués à une telle suite de triomphes qu'il ne nous est permis de douter d'aucun prodige. Peut-être encore a-t-il besoin de nouveaux renforts pour étendre sa domination au delà de la Toscane, et la flotte que nous voyons est-elle destinée à transporter de nouvelles troupes de Naples à Livourne. Mais, quoi qu'il arrive, ma belle princesse, je ne veux pas que vous restiez plus longtemps dans le doute.

– Holà! ajouta-t-il en frappant trois fois dans ses mains, et aussitôt, deux pages, qui se tenaient discrètement dans le salon contigu à la terrasse, s'avancèrent avec respect pour recevoir les ordres du maître du palais. Qu'on aille s'enquérir à l'instant même des nouvelles que nous apportent ces navires qui voguent à pleines voiles sur le golfe.

Jeanne voyait approcher la flotte avec une anxiété croissante, malgré les efforts que faisait Pandolfello pour lui prouver, par les raisons les plus concluantes et par les plus tendres expressions, l'absurdité de ses craintes.

Tout à coup le regard de la régente devint fixe, sa paupière se dilata affreusement, un frisson mortel courut dans ses membres et elle s'écria en joignant les mains:

– Dieu de justice! le pavillon royal à la galère qui aborde avant les autres!

Le grand chambellan pâlit comme un coupable à la vue de l'échafaud. Sa conscience chargée de crimes lui représentait ce brusque retour comme une punition foudroyante. Mais la réflexion lui fit bientôt espérer que le roi, absorbé comme toujours par ses projets et par ses plaisirs, n'aurait ni le temps, ni l'envie d'écouter des plaintes et de punir des méfaits. Il maîtrisa son trouble, et, offrant sa main à Jeanne pour rentrer au salon, lui dit d'un air assuré:

– Eh bien! qu'avons-nous à craindre, madame? Il s'agit de commander immédiatement une fête royale et splendide, et, comme cola rentre dans les fonctions spéciales du grand chambellan, je vais immédiatement donner des ordres pour que la réception soit digne du vainqueur d'Italie, et pour que le triomphe que nous allons lui improviser surpasse en magnificence et en éclat tout ce qu'on a vu jusqu'ici dans le royaume.

Et posant respectueusement les lèvres sur la main de la princesse, il s'éloigna, comme il l'avait dit, pour veiller aux préparatifs d'une de ces gigantesques saturnales qui avaient le double avantage d'endormir le roi et d'apaiser le peuple.

Cependant des matelots, des pêcheurs, des soldats, des lazzaroni s'assemblaient tumultueusement sur le port pour assister au débarquement de la flotte.

Les bruits les plus contradictoires et les plus invraisemblables circulaient dans la foule. Des groupes nombreux et animés se formaient sur le môle.

Le grand sénéchal accourait à la hâte pour disposer ses officiers et ses hommes d'armes en une double haie, depuis le débarcadère jusqu'au château.

Les uns regardaient ce retour inattendu et soudain comme le présage de nouvelles luttes et de nouveaux malheurs qui allaient fondre sur ce pauvre pays, remis à peine de ses guerres étrangères et de ses discordes civiles; les autres y voyaient au contraire un secours du ciel et un châtiment providentiel qui punirait bientôt l'insolente tyrannie du favori et mettrait un frein aux débauches de la cour.

Tout le monde s'étonnait que ni Jeanne, ni Pandolfello, dont on connaissait l'astuce et la prévoyance, et qui entretenaient visiblement à leur service une armée d'agens et d'espions, n'eussent reçu aucun avertissement de cette brusque arrivée, et que le messager qui devait apporter la nouvelle de la victoire célébrée publiquement la veille, n'eût pas annoncé aux personnes qui avaient le plus d'intérêt à le savoir qu'il précédait Ladislas seulement de quelques heures.

Il était sûr que le roi n'était pas attendu.

Le trouble des courtisans, la surprise des officiers du palais qui arrivaient par petits groupes et en désordre, la confusion qui régnait au château, dans les vues, sur le port, ne laissaient pas de doute à cet égard.

Tandis que le peuple se pressait en masse sur la jetée, un seul homme paraissait étranger à tout le tumulte et à tout le bruit qui se faisait autour de lui.

Cet homme était Lancia.

Le vieux soldat mutilé, accroupi sur le sable au soleil, la tête cachée dans ses genoux, songeait à ses deux fils, dont l'un était couché sur le grabat de sa chambre, sans aucun espoir de se réveiller jamais, et l'autre plongé dans les cachots de Castel-Nuovo pour subir les affreux supplices qu'on lui préparait, et, ce qui navrait encore plus le vieillard, succomber probablement à la torture et déshonorer le nom de sa famille par des aveux arrachés à la faiblesse et à la peur.

 

Comme il sanglotait sourdement, en proie à cette double douleur, quelqu'un lui frappa sur l'épaule.

Giordano Lancia souleva la tête, et vit à côté de lui un homme debout et masqué, qui le regardait à travers les deux trous de son capuchon rouge avec une attention muette et bienveillante.

Le vieillard, sans sortir de son égarement, fixa pendant quelques secondes ses yeux sur l'inconnu, comme s'il avait voulu lui demander de quel droit il venait l'arracher ainsi à ses pensées; mais, oubliant aussitôt les paroles qu'il voulait prononcer, et la cause qui les motivait, il s'affaisat de nouveau sur lui-même, et retomba dans ses funèbres rêveries.

– Lancia! cria l'inconnu se baissant jusqu'à l'oreille du soldat.

– Que me veux-tu? répondit le vieillard sans changer de position.

– Réveille-toi, Lancia.

– Je ne dors pas, je pleure.

– Il n'est plus temps de pleurer… L'heure de la vengeance est sonnée.

– Vengeance! murmura le vieillard sans quitter sa sombre attitude; je n'ai plus de bras, je n'ai plus de fils!

– Le dernier de tes enfans vit encore!

– Hélas! je le sais. On n'a pas voulu en finir trop vite avec lui, pour le réserver à une mort plus cruelle, à une plus longue agonie. Pauvre Peppino, auras-tu la force de pouvoir souffrir? auras-tu le courage de ne pas me déshonorer? Les infâmes!

– Console toi, Lancia, ton fils a souffert comme un homme, et sa constance a lassé les bras de ses tourmenteurs.

– Que dis-tu? s'écria le vieillard en se dressant d'un seul bond, qui a pu t'apprendre ces terribles détails? Comment as-tu pu pénétrer les sanglans mystères de Castel-Nuovo?

– Je te dis que cette nuit on a longuement tourmenté ton fils pour lui faire avouer ses complices et compromettre aussi le nom de plusieurs innocens. Je te dis que j'ai été témoin du long supplice et du courage de ton enfant, auquel on n'a pu arracher un seul mot de faiblesse ou de prière. Je te dis que lorsque la torture a été finie, il s'est approché de moi et a prononcé ces propres mots d'une voix ferme:

« – Au nom de la miséricorde divine qui descend sur tout homme quelque bas qu'il soit tombé, va chercher mon père et si la douleur ne l'a pas tué, apprends-lui ce que tu viens de voir. Je prierai pour ton âme.»

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! pourquoi ne me rendez-vous pas mon enfant! Faudra-t-il donc douter de votre puissance!

– Ne blasphème pas, vieillard.

– Non, il n'y a pas de Providence, il n'y a plus de justice.

– Regarde devant toi.

– Quelle est cette foule?

– C'est un peuple qui vient au devant d'un roi qui arrive tout exprès pour te venger.

– Mène-moi jusqu'à lui; car je ne suis plus qu'une masse inerte et immobile, la douleur a achevé de détruire le peu de forces et de vie que m'avaient laissé mes blessures.

– Je ne le puis, Lancia, ma présence souillerait le cortège.

– Qui es-tu donc, grand Dieu?

– Le bourreau.

A ces mots, l'homme au capuchon rouge disparut comme par enchantement, et le père infortuné ne pouvant faire un pas, malgré tous ses efforts, leva ses bras mutilés vers le roi, et, au moment où le roi passait devant lui, recueillant tout ce qui lui restait de force dans l'haleine et de voix pour ce moment suprême, il s'écria d'une voix déchirante:

– A moi, Ladislas! grâce, justice!

– Quel est l'homme qui m'appelle par mon nom? dit le roi en se dirigeant vers lui et écartant du geste les gardes qui l'entouraient.

– Sire, continua le vieillard en tombant sur ses genoux, c'est un soldat qui vous demande justice.

Comment t'appelles-tu?

– Giordano Lancia.

– Fais-nous grâce des victoires, reprit Ladislas d'une voix sévère, je les connais; et d'ailleurs, si je venais à les oublier, il ne manque pas de flatteurs qui m'en feraient souvenir. Mais quels sont les crimes auxquels tu as assisté, dis-tu, et dont tu n'aies pas vu en même temps la punition?

– Puis-je parler librement, sire?

– Par le pape! ne me fais pas attendre, si tu ne veux pas te repentir d'avoir commencé.

– J'ai vu assassiner Tommaso, comte de Monte-Scaglioso.

– Après? dit le roi d'une voix sombre.

– Vinceslas, duc d'Amalfi.

– Après?

– Hugues, comte de Potenza.

– Après?

– Luigi, comte de Mélito; Henri, comte de Terranova; Gasparo, comte de Matera…

– Assez! Que me veux-tu donc, vieillard, avec cette longue et terrible liste de victimes? Les morts t'ont-ils chargé de réclamer leur vengeance?

– Et que me font à moi tous les Sanseverini massacrés dans un fossé et jetés aux chiens du château! Que me font à moi tous les nobles dont la tête à roulé sur l'échafaud! Que me fait à moi tout le sang versé par son ordre! s'écria le vieillard perdant tout à fait la raison. On m'a tué un fils on m'en torture un autre, entends-tu, Ladislas? et cela par les ordres de Pandolfo Alopo, et cela avec la permission et le consentement de ta sœur!.. Voilà mes griefs, à moi! voilà les crimes dont je demande justice!

– Prends garde! répondit le roi d'un air terrible, tant que tu m'as accusé, moi, je t'ai laissé parler; mais tu accuses Jeanne, ma sœur bien-aimée, tu accuses les plus grands personnages de la cour; malheur à toi, vieillard, si tu n'as pas de preuves pour soutenir ton accusation!

– Des preuves! N'est-il pas à la connaissance de la ville entière qu'il ne manque plus à Pandolfello que le titre de roi pour régner à ta place? Ne m'a-t-il pas renversé dans la boue, ce lâche bâtard qui me doit la vie et la faveur dont il jouit au château? N'a-t-on pas repêché ici, au même endroit que tu foules de ton pied, le cadavre de mon fils? Des preuves! Fais-toi donc ouvrir les portes de la prison, et si on ne s'est pas empressé de l'assassiner lorsque ta galère à paru, pour se défaire d'un témoin dangereux, tu verras mon pauvre enfant, mon dernier, mon seul espoir, les pieds rivés dans des entraves, les bras chargés de fer, les membres brisés par la torture.

Tout cela constitue des présomptions graves, dit le roi d'un air glacial, mais rien ne me prouve encore que ce soit Pandolfo Alopo qui s'est rendu coupable de l'assassinat de ton fils.

Puis, se tournant vers sa suite, que tant d'audace de la part d'un pauvre soldat avait rendue immobile et muette de stupeur:

– Qu'on s'empare de cet homme, dit-il, et surtout qu'on lui prodigue tous les soins que son état réclame. Et maintenant, messieurs, à Castel-Nuovo.

Arrivé au palais, Ladislas s'enferma chez lui avec cinq ou six barons des plus fidèles et qui ne l'avaient jamais quitté un instant pendant le cours de ses longues et dangereuses expéditions. Le grand chambellan, comme sa charge lui en donnait le droit, fut le premier qui se présenta dans les appartemens du roi et demanda à lui baiser la main. Ladislas lui fit répondre par le comte d'Avellino qu'il ne verrait personne avant la régente, et qu'on ferait prévenir la princesse lorsque le roi serait en état de la recevoir.

Ce premier échec, joint au récit qu'on venait de lui faire au même instant de l'étrange scène du vieux soldat, n'était pas de nature à calmer les inquiétudes et l'appréhension de Pandolfo. Il se rassura néanmoins, songeant qu'en définitive, et comme il venait de prendre toutes les précautions nécessaires pour faire disparaître jusqu'à la dernière trace de ses derniers crimes, personne ne pouvait le convaincre devant le roi. Il s'agissait donc tout au plus d'une disgrâce momentanée et passagère; mais Pandolfo comptait trop sur ses moyens de séduction et sur la passion aveugle qu'il avait inspirée à la sœur, pour craindre sérieusement la sévérité du frère. Il s'en remit donc au hasard, ou, comme on disait alors, à son heureuse étoile, qui l'avait favorisé jusqu'alors; et modifiant un peu la réponse du roi, il annonça à la princesse que Sa Majesté se préparait à la recevoir avec tous les égards qu'une si haute dame méritait, et qu'il faisait taire son affection fraternelle devant l'inflexible étiquette de la cour.

Jeanne qui, comme toutes les personnes douées d'une vive imagination et d'une grande mobilité d'idées, passait facilement de la crainte à l'espoir, ajouta une foi entière aux paroles de son favori et voulut se parer, à son tour, pour paraître aux yeux du roi avec tous ses avantages et effacer jusqu'aux moindres soupçons qu'on aurait pu faire naître contre elle ou contre son conseiller dans l'esprit de son frère, par cette fascination irrésistible qu'elle exerçait également sur ceux qui ne l'avaient jamais vue comme sur ceux qui la connaissaient dès sa plus tendre enfance.

Le soir venu, et lorsque les appartemens de Castel-Nuovo furent splendidement illuminés, le comte d'Avellino fit savoir à la princesse et aux sept grands officiers de la couronne que le roi les attendait.

Alors la porte de la chambra à coucher de Ladislas s'ouvrit à deux battans, et, à la place qu'occupait ordinairement le lit royal, on vit une estrade drapée de velours noir sur laquelle deux hommes, entièrement couverts de leur armure, se tenaient silencieux et debout comme deux fantômes vengeurs.

Jeanne recula de trois pas et jeta un cri de terreur à la vue de cet étrange spectacle. Pâle, tremblante, agitée d'un frisson convulsif, elle se tourna vers son frère et lui demanda, moins de la voix que du geste, ce que signifiaient ces deux terribles personnages.

– Ce sont les juges, madame, fit Ladislas en fronçant le sourcil. Asseyez-vous, princesse, ici, à ma droite. Quant à vous, messeigneurs, dit-il en s'adressant aux grands dignitaires, tenez-vous chacun à la place que votre rang vous assigne, et prêtez bien attention à ce qui va se passer. Qu'on amène l'accusateur.

Aces mots, quatre écuyers transportèrent dans la chambre du roi le vieux Lancia assis sur un large fauteuil, et l'ayant posé à gauche de l'estrade, se retirèrent en silence.

– Parle, dit le roi, sans crainte et sans ménagemens pour personne.

Le vieillard fixa sur Pandolfello un regard terrible, et prononça lentement ces paroles, dont chacune pénétra le cœur de Jeanne comme un coup de poignard:

– J'accuse le comte Pandolfo Alopo, grand chambellan du palais, de m'avoir indignement maltraité en me foulant aux pieds de son cheval; je l'accuse d'avoir poignardé mon fils Lorenzo et de l'avoir jeté à la mer; je l'accuse d'avoir torturé mon fils Peppino, pour le forcer à dénoncer des innocens dont il voulait se défaire.

– Qu'avez-vous à répondre, Pandolfo? dit le roi en se tournant vers le grand chambellan.

– Cet homme est fou, répondit le jeune homme avec un sourire de mépris.

– Vous niez donc

– Je m'étonne, sire, qu'on puisse me croire capable de telles infamies.

– Faites avancer les témoins, dit Ladislas sans que sa voix trahît la moindre émotion.

Alors il se passa dans les quatre murs de Castel-Nuovo un drame affreux et terrible. Peppino, plutôt traîné qu'escorté par les soldats, entra dans l'appartement, se soutenant à peine sur ses genoux. Le pauvre enfant, brisé par la torture de la veille, portait encore les traces de ses atroces souffrances; mais son visage pâle et résigné était empreint d'un courage héroïque, d'une noble fermeté. Arrivé en la présence du roi, il jeta d'abord un regard indéfinissable d'amour, de compassion et de tendresse à son père, puis il voulut parler… Mais tout à coup la langue se colla sous son palais, ses lèvres se blêmirent, une convulsion mortelle agita ses membres. Il tendit la main vers son père en signe d'adieu, et tomba raide mort aux pieds de Ladislas.

– C'est bien, pensa Pandolfello, le grand protonotaire ne m'a pas trompé.

– Mon fils! s'écria le vieillard, mon pauvre fils! ils l'ont empoisonné!

Et Lancia retomba sur son fauteuil, sans mouvement et sans voix.

– Qu'avez-vous à dire, Pandolfo? demanda le roi avec le même sang-froid.

– Monseigneur, je suis innocent, je ne suis pour rien dans la mort de cet enfant. La frayeur l'a tué. D'ailleurs il a voulu m'assassiner aux yeux de la ville entière, et je lui ai fait grâce.

– Au roi seul appartient le droit de faire grâce, messire, s'écria Ladislas d'une voix foudroyante.

– Pardon, sire, le trouble m'égare, j'ai voulu dire que j'avais intercédé en faveur du coupable auprès de votre auguste sœur, qui, en votre absence, exerçait les droits de la royauté.

– Est-ce vrai, Jeanne?.

 

– C'est bien vrai, mon frère; Pandolfello est un digne et loyal sujet, et rien ne prouve qu'il ait commis les crimes dont l'accusent ces manans.

– Rien ne le prouve en effet, continua Ladislas avec lenteur; mais, comme il y a assez de graves présomptions contre l'accusé, on va sur-le-champ l'appliquer à la torture.

– Moi, sire! s'écria le grand chambellan avec indignation. Je suis comte et baron, j'occupe la première place à la cour, et je ne dois être jugé que par les nobles, mes pairs!

– Tu mens! répondit Ladislas, dont la colère éclata devant l'audace indomptable du meurtrier, tu mens devant ton souverain et tes juges; tu n'es qu'un misérable bâtard, qu'un valet d'écurie qui n'a pas craint d'abuser des faveurs dont on l'a comblé pour commettre les actions les plus lâches, les crimes les plus odieux. Nous verrons si ton assurance sera la même tout à l'heure. Faites entrer les valets du bourreau.

A ces mots, deux hommes à physionomie sinistre, les bras nus, armés de tous les instrumens de la torture, entrèrent dans la chambre.

Pandolfo pâlit légèrement. Jeanne joignit ses mains suppliantes et s'écria avec un mouvement d'effroi indicible:

– Mais c'est affreux, monseigneur! Grâce pour lui, ayez pitié d'une pauvre femme. Je ne pourrai jamais supporter un si horrible spectacle…

– Vous avez été jusqu'ici le roi de Naples, ma sœur, dit Ladislas, appuyant sur ce mot cruel, et un roi doit savoir administrer la justice sans partialité et sans faiblesse.

En un clin d'œil une poulie fut fixée au plafond, les poignets du favori furent serrés derrière son dos par des nœuds étroits, et il jeta un cri de douleur.

On l'avait hissé, à l'aide d'une corde, à six pieds du sol. Cependant il supporta avec courage ce premier degré de question ordinaire, et répondit d'une voix ferme:

– Je suis innocent!

On le descendit à terre; puis, sur un nouveau signe de Ladislas, les tourmenteurs, se suspendant tous deux à la corde, soulevèrent le malheureux jusqu'au plafond, et, le lâchant tout à coup, le firent retomber de tout son poids à trois pieds de hauteur. Cette douloureuse opération fut répétée trois fois, et è chaque fois Pandolfo répondit d'une voix étouffée: – Je suis innocent!

Alors on l'étendit sur un chevalet, les tourmenteurs attachèrent à ses pieds et à ses mains quatre énormes poids de fer. Les os du patient craquèrent, ses jointures se disloquaient, le sang jaillissait en abondance.

– Grâce! s'écria le torturé, grâce, monseigneur, je suis innocent!

On suspendit les tourments. L'accusé n'avait pas avoué.

– Est-il coupable? demanda le roi aux deux juges, couvers de pied en cap de leur armure.

– Non, répondirent-ils d'une voix caverneuse.

Pandolfo respira. Un rayon d'espoir brilla sur le front de Jeanne; elle crut que son amant était sauvé.

– Eh bien! dit le roi, il ne se trouve plus personne ici qui veuille témoigner contre l'accusé?

– Personne, répondirent les assistans.

– Alors, c'est moi qui remplirai cet office.

Un silence d'étonnement et de terreur accueillit les paroles du roi. Cet étrange procès commençait à prendre les proportions d'une révélation fantastique et surnaturelle.

– Réponds-moi, Pandolfo Alopo; où as-tu passé la nuit du 26 juillet?

– Dans une petite maison de Chiatamone.

– Tu mens; tu étais dans une barque, en pleine mer.

Pandolfo regarda le roi d'un air égaré.

Ladislas continua froidement son interrogatoire.

– Qui as-tu rencontré dans ta promenade nocturne?

– Personne, répondit le jeune homme, de plus en plus renversé par cet accablant témoignage.

– Tu mens; tu as rencontré un vieillard qui venait au devant de toi sur une autre barque conduite par deux rameurs, et ce vieillard se nommait Galvano Pedicini.

– Il sait tout! pensa Pandolfo attéré.

– Et qu'as-tu dit à Galvano Pedicini?

– Rien, monseigneur … des choses indifférentes…

– Tu mens! tu l'as payé pour m'assassiner.

Un cri d'horreur s'éleva dans la chambre.

– Jamais! sire, balbutia l'accusé frissonnant de tous ses membres; c'est Galvano qui a menti, qui m'a calomnié faussement.

– Traître et lâche! – s'écria Ladislas d'une voix de tonnerre, – voici ta bourse, – et il la lui jeta à la face; – voici les deux hommes qui étaient dans la barque du vieillard qui t'a parlé, – et il montra les deux hommes couverts de leurs armures; – Galvano, c'était moi.

Pandolfo tomba la face contre terre, foudroyé par ces terribles paroles.

– Est-il coupable? demanda de nouveau le roi.

– Oui, répondirent les assistans d'une voix unanime.

Quant à Jeanne, elle avait perdu connaissance.

Alors le roi se leva et prononça ainsi l'arrêt qui condamnait Pandolfo:

– Moi, Ladislas 1er, roi de Hongrie, de Jérusalem et de Sicile, je déclare Pandolfo Alopo coupable de lèse-majesté. J'ordonne qu'on lui attache sur le front un écriteau infâme; qu'on le lie sur une charrette et qu'on le traîne ainsi dans tous les quartiers de Naples, que des bourreaux lui arrachent les chairs avec des tenailles rouges, qu'on le roue sur des rasoirs, et qu'on le jette sur un bûcher de bois vert pour qu'il soit brûlé lentement, jusqu'à ce que mort s'en suive.

Cette horrible sentence fut exécutée littéralement. Après le supplice, le peuple se rua sur le bûcher, et s'empara des os de Pandolfello pour en faire des sifflets et des manches de fouet.

Un homme avait assisté à cette scène affreuse, hissé péniblement sur le parapet d'un pont et soutenu par un groupe de pêcheurs. L'œil fixe, la bouche entr'ouverte, la poitrine haletante, il n'avait pas perdu un seul détail de l'horrible exécution.

Cet homme, c'était Giordano Lancia.

Lorsque tout fut fini, le pauvre vieillard, dont la raison avait déjà reçu de si rudes atteintes, saisit un moment où personne ne faisait attention à lui et s'élança d'un seul bond à la mer, s'écriant avec un immense éclat de rire:

– Mes amis, venez me repêcher à mon tour!