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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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VIII
LA SÉPARATION

Lorsque, après un quart d'heure d'absence de la chambre d'Éva, Jacques Mérey y rentra, il avait changé de vêtements, et nous dirons presque de visage.

Son front était encore triste, et l'on sentait que, pour longtemps, sinon pour toujours, il serait perdu dans de sombres nuages; mais sa physionomie, pendant quelques heures pleine de menace et de haine, avait secoué la tempête et avait pris l'aspect d'une morne sérénité.

La jeune femme jeta sur Jacques un regard inquiet; ce fut lui qui le premier prit la parole.

– Éva, dit-il, c'était la première fois qu'il l'appelait Éva, elle tressaillit; Éva, vous allez écrire à votre femme de chambre de vous envoyer pour demain matin du linge et des robes. Je me chargerai de faire parvenir votre lettre.

Mais Éva secoua la tête.

– Non, dit-elle, c'est la seconde fois que vous me sauvez la vie: la première fois la vie de l'intelligence, la seconde fois celle du corps; autrefois comme aujourd'hui, vous m'avez prise nue à la mort. Je ne veux pas avoir plus de passé aujourd'hui qu'il y a neuf ans; c'est à vous de m'habiller; ce ne sera pas cher; je n'ai besoin ni de linge fin ni de belles robes.

– Mais que ferez-vous de votre maison et de tout ce qui est dedans?

– Vous vendrez la maison et tout ce qu'il y a dedans, Jacques, et vous en emploierez le prix à de bonnes œuvres. Vous rappelez-vous, mon ami, que vous disiez toujours que quand vous seriez riche vous feriez bâtir un hôpital à Argenton; l'occasion est venue, ne la laissez pas échapper.

Jacques regarda Éva, elle souriait du sourire des anges.

– C'est bien, dit-il, j'approuve votre idée, et dès demain je la mettrai à exécution.

– Je ne vous quitterai jamais, Jacques. (Jacques fit un mouvement. Éva sourit tristement.) Jamais un mot d'amour ne sortira de ma bouche, Jacques, aussi vrai que vous m'avez sauvé la vie, et, vous le voyez, j'ai déjà cessé de vous tutoyer… Oh! il m'en coûte beaucoup, continua-t-elle en essuyant avec ses draps les grosses larmes qui coulaient de ses yeux; mais je m'y ferai. Ce n'est point assez de me repentir, mon ami; il faut que j'expie.

– Ne prenons pas d'engagements éternels, Éva. Ils sont, vous le savez, trop difficiles à tenir.

Elle s'arrêta un instant; le reproche de Jacques lui avait coupé la parole.

– Je ne vous quitterai que si vous me chassez, Jacques, reprit Éva; est-ce mieux ainsi?

Jacques ne répondit point; il appuyait son front brûlant sur la vitre de la fenêtre.

– Que vous restiez à Paris ou que vous retourniez à Argenton, vous avez besoin de quelqu'un près de vous. Si vous vous mariez et que votre femme veuille me garder près d'elle, ajouta-t-elle d'une voix altérée, je serai sa dame de compagnie, sa lectrice, sa femme de chambre.

– Vous, Éva! n'êtes-vous pas riche, ne vous a-t-on pas rendu tous les biens de votre famille?

– Vous vous trompez, Jacques, je n'ai rien. Si on me les a rendus, c'est pour les pauvres; moi, je veux vivre du pain que vous me donnerez, m'habiller de l'argent que vous me donnerez; je veux dépendre en tout de vous, mon doux maître, comme j'en dépendais dans la petite maison d'Argenton, sachant que si je dépends de vous, Jacques, vous en serez meilleur pour moi.

– Nous ferons du château de votre père une maison de refuge pour les pauvres du département.

– Vous en ferez ce que vous voudrez, Jacques. Pourvu que je trouve ma petite chambre dans la maison d'Argenton, c'est tout ce que je vous demande; vous m'apprendrez à soigner les malades, n'est-ce pas? les pauvres femmes et les petits enfants; puis, s'il y a quelque fièvre contagieuse et que je l'attrape, vous me soignerez à mon tour. Je voudrais mourir dans vos bras, Jacques, car je suis bien sûre d'une chose, c'est qu'avant que je ne meure, quand vous seriez bien sûr que je n'en puis revenir, vous m'embrasseriez et me pardonneriez.

– Éva!

– Je ne parle point d'amour, je parle de mort!

En ce moment l'heure sonna à l'horloge des Tuileries.

Jacques compta trois heures.

– Vous rappellerez-vous tout ce que vous venez de dire, Éva? demanda Jacques avec une certaine solennité.

– Je n'en oublierai pas une syllabe.

– Vous rappellerez-vous que vous avez ajoute qu'il y avait des fautes pour lesquelles le repentir ne suffisait pas, pour lesquelles il fallait l'expiation?

– Je me souviendrai de l'avoir dit.

– Vous rappellerez-vous enfin que vous ferez de la charité même au risque de votre vie?

– J'ai touché deux fois la mort de la main. Je n'aurai jamais peur de la mort.

– Dormez sur cette triple promesse, Éva, et demain en vous éveillant vous trouverez sur votre lit tout ce dont vous avez besoin.

– Bonne nuit, Jacques, dit doucement Éva.

Jacques, sans répondre, passa dans sa chambre; mais une fois la porte fermée, il répondit par un soupir, en murmurant:

– Il faut que cela soit ainsi.

Le lendemain Éva trouva en effet six chemises de fine toile sur une chaise à côté de son lit, et sur son lit deux peignoirs de mousseline blanche.

Jacques était sorti au point du jour, et avait fait les achats lui-même.

Une bourse contenant cinq cents francs d'or était déposée sur la table de nuit.

Pendant toute la matinée les marchandes se succédèrent: couturières, faiseuses de mode, – bonnetières, – toutes venaient de la part de la même personne, qui envoyait à choisir parmi les objets choisis par elle-même.

À deux heures de l'après-midi le trousseau était complet; mais, chose étrange, ce qui avait fait le plus de plaisir à Éva, c'était l'argent, l'argent étant un signe de dépendance. Et Éva, à quelque titre que ce fût, voulait appartenir à Jacques.

À deux heures, Jacques revint avec une procuration notariée au nom de mademoiselle Hélène de Chazelay, pour vendre et disposer de tous ses biens meubles et immeubles, à commencer par la maison et les meubles de la rue…

Il y avait un blanc.

Éva n'avait qu'à remplir ce blanc et à signer.

Elle ne voulut pas même lire, rougit en mettant l'adresse, sourit en signant, et rendit la procuration à Jacques.

– Comment comptez-vous agir avec votre femme de chambre? demanda Jacques.

– Lui payer son mois, lui donner une gratification et la renvoyer.

– De quel prix est son mois?

– Son mois est de 500 francs en assignats, mais je lui donne d'habitude un louis d'or.

– Elle s'appelle?

– Artémise.

– C'est bien.

Jacques sortit.

La maison dont l'adresse était portée à la procuration, était située rue de Provence, nº 17.

Le notaire devant qui l'acte avait été passé se nommait le citoyen Loubou.

Elle avait été payée 400,000 francs en assignats, à une époque où, étant moins dépréciés, les 400,000 francs d'assignats valaient 60,000 francs en or.

Jacques se rendit immédiatement à la petite maison de la rue de Provence. Il se fit reconnaître de mademoiselle Artémise, fort inquiète de n'avoir pas vu rentrer sa maîtresse, lui donna trois louis, un louis pour ses gages, deux louis de gratification, et lui signifia son congé.

Resté seul dans la maison il en fit l'inventaire. La première chose qu'il trouva dans un petit secrétaire de Boule, fut un long manuscrit avec cette suscription:

«Récit de tout ce que j'ai pensé, de tout ce que j'ai fait, de tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis séparé de mon bien-aimé Jacques Mérey, écrit pour être lu par lui si jamais nous nous revoyons.»

Jacques poussa un soupir, essuya une larme en lisant ces mots et mit le manuscrit à part.

C'était, de tous les objets que renfermait la maison et de la maison elle-même, la seule chose qui dût échapper à la vente.

Jacques envoya chercher un commissaire-priseur.

À cette époque, où le luxe faisait à Paris sa bruyante et fastueuse rentrée, tous les objets d'élégance, au lieu de perdre, augmentaient chaque jour de valeur. Le commissaire-priseur donna le conseil à Jacques de faire voir la maison telle qu'elle était à quelques-uns de ses fastueux clients, et de la vendre en bloc avec tout ce qu'elle renfermait.

Il ferait du reste un calcul détaillé qu'il lui présenterait le lendemain.

Il se mit à l'instant même à l'œuvre.

Jacques, de son côté, son manuscrit sur sa poitrine entre sa redingote boutonnée et son gilet, écrivit à Éva la lettre suivante:

«Éva,

»Comme rien ne vous retient à Paris, et qu'il est, j'espère que ce sera votre avis, inutile que vous y attendiez la fin des affaires qui m'obligent à y rester, vous pouvez partir ce soir par la diligence de Bordeaux, et vous arrêter à Argenton, où elle passe.

»Je ne sais si la vieille Marthe est morte ou vivante; vous sonnerez à la porte; si elle est vivante elle viendra vous ouvrir; si elle est morte et que personne ne vous réponde, vous irez chez M. Sergent, notaire, rue du Pavillon, vous lui montrerez le paragraphe de cette lettre qui a rapport à lui, vous lui demanderez la clef de la maison et une femme pour vous servir.

»Si enfin M. Sergent était mort ou n'habitait plus Argenton, vous feriez venir Baptiste ou Antoine, et, avec l'aide d'un serrurier, vous ouvririez la porte.

»Une fois dans la maison, je n'ai plus de recommandations à vous faire.

»Comme j'ai pris à mon compte tous les objets que vous avez choisis, vous n'avez rien eu à dépenser, il vous reste donc les vingt louis que je vous ai laissés ce matin. C'est plus qu'il ne vous faut pour vous rendre à Argenton, où je ne tarderai pas à vous rejoindre.

»J'ai trouvé le manuscrit, je vais le lire.

»Jacques Mérey.»

Jacques appela un commissionaire, il lui donna un assignat de 100 francs, et l'envoya porter la lettre à l'hôtel de Nantes.

Puis il reprit la plume, et écrivit à chacun de ses fermiers:

 

«Mon cher Rivers,

»En attendant que nous fassions nos comptes, qui, à mon avis et sauf vérification, vous feraient mon débiteur d'une soixantaine de mille francs, envoyez-m'en, si vous le pouvez, trente mille, c'est-à-dire moitié, à l'adresse de M. Sergent, notaire à Argenton.

»Si cette somme vous paraît trop forte et qu'elle vous gêne, faites-moi vos observations. Vous savez que vous avez en moi plus qu'un ami, un homme à qui vous avez donné l'hospitalité quand il était proscrit, et que vos fils ont, au risque de leur vie, conduit hors de France.

»Votre dévoué et reconnaissant,

»Jacques Mérey.»

Il écrivit à ses deux autres fermiers deux lettres à peu près dans les mêmes termes, sauf les remerciements qu'il devait à Rivers et qu'il ne devait pas aux autres.

Il s'était arrangé pour toucher une somme de 80,000 francs, qui, avec le produit de la vente des meubles et de la maison de la rue de Provence, devait suffire à tous ses projets.

Après un premier coup d'œil jeté sur le tout, le commissaire-priseur estima la maison 65,000 francs, et ce qu'elle contenait une somme à peu près égale, ce qui mettait à sa disposition une somme de 200,000 francs.

Le lendemain, au reste, comme il l'avait dit, il donnerait un résumé exact de son inspection.

Le commissaire revint avec une réponse.

Elle ne contenait que ces quatre mots:

«Je pars.

»Merci.

»Éva»

À cinq heures, en effet, la diligence de Bordeaux partait de la rue du Bouloy; elle avait une excellente place de coupé que prit Éva.

Elle n'emportait absolument rien qui ne vînt de Jacques.

Il ne lui restait que la mémoire incessante et douloureuse du passé qu'elle n'avait pu laisser au fond de la Seine.

On arriva le lendemain soir à Argenton. La voiture relaya à l'hôtel de la Poste, et en relayant descendit Éva et son bagage à l'hôtel.

Elle prit un commissionnaire pour porter sa malle et s'achemina à pied vers la petite maison du docteur.

Il était huit heures du soir; il tombait une pluie fine; toutes les portes et tous les contrevents étaient fermés.

En quittant Paris, si bruyant à cette époque et si resplendissant de lumière à cette heure, on eût cru en arrivant à Argenton descendre dans une nécropole.

L'homme marchait devant, son falot à la main, sa malle sur l'épaule.

Éva suivait par derrière en pleurant.

Cette obscurité, ce silence, cette tristesse lui avaient navré le cœur. Il lui semblait rentrer à Argenton sous un funeste présage. Elle fit ce que font tous les cœurs tendres et croyants en pareille occasion: les cœurs tendres et croyants sont toujours superstitieux.

Elle se posa une question sur son bonheur ou son malheur futur, question qu'elle chargea le hasard de résoudre.

Elle se dit:

– Si je trouve Marthe morte et la maison vide, je suis à tout jamais malheureuse; si Marthe vit, mes malheurs n'auront qu'un temps.

Et elle pressa le pas.

Quoique la nuit fût noire, elle vit comme une masse plus noire se dresser dans la nuit la maison du docteur terminée par son laboratoire.

Le laboratoire était sombre, les volets des autres fenêtres étaient fermés, aucun filet de lumière ne passait par une fenêtre quelconque.

Elle s'arrêta, une main sur son cœur, la tête renversée en arrière.

Le commissionnaire, n'entendant plus son pas derrière le sien, s'arrêta aussi.

– Vous êtes fatiguée, mademoiselle, dit-il, ce n'est pas un beau temps pour s'arrêter en route. Je vous en préviens, une pleurésie est bientôt prise.

Ce n'était pas la fatigue qui retenait Éva en arrière, c'était la masse de souvenirs qui l'écrasait.

Puis, plus elle approchait, plus la maison lui apparaissait morne, sombre et solitaire.

Enfin on atteignit les quelques marches qui conduisaient à la porte.

Le commissionnaire déposa sa malle sur la première marche.

– Faut-il frapper ou sonner? demanda-t-il.

Éva se rappela qu'elle avait l'habitude de frapper d'une certaine façon.

– Non, dit-elle, restez là, je frapperai moi-même.

En montant l'escalier, ses genoux tremblaient; en mettant la main sur le marteau, sa main était aussi froide que le marteau.

Elle frappa deux coups rapprochés, puis un coup un peu plus espacé, et elle attendit.

Un hibou qui avait son refuge dans le grenier au-dessus du laboratoire de Jacques, répondit seul par son ululement.

– Ô mon Dieu! murmura-t-elle.

Elle frappa une seconde fois; pour mieux voir, en même temps, le commissionnaire levait sa lanterne.

En ce moment, le hibou, attiré par la lumière, passa entre la lanterne et Éva.

Éva sentit le vent de son aile.

Elle poussa un faible cri.

Le commissionnaire eut peur, il laissa tomber la lanterne, qui s'éteignit.

Il la ramassa; une lumière brillait à travers une petite fenêtre étroite et basse.

– Je vais aller rallumer ma lanterne, dit-il.

– Non, restez, fit Éva en lui mettant la main sur l'épaule; il me semble que j'entends du bruit dans la maison.

En effet, on venait d'entendre le bruit d'une porte qui se refermait; puis un pas lourd qui descendait lentement l'escalier.

Ce pas s'approcha de la porte. Éva était muette et tremblante comme s'il s'agissait de sa vie.

– Qui est là? demanda une voix tremblante.

– Moi, Marthe, moi! répondit Éva d'une voix joyeuse.

– Ô mon Dieu, notre chère demoiselle! s'écria la vieille femme, qui avait reconnu la voix d'Éva après trois ans d'absence.

Et elle ouvrit vivement la porte.

– Et le docteur? demanda-t-elle.

– Il vit, répondit Éva; il se porte bien. Dans quelques jours il sera ici.

– Qu'il revienne! Que je le revoie et que je meure! dit la vieille Marthe. Voilà tout ce que je demande à Dieu.

*
* *

En quittant la petite maison de la rue de Provence, Jacques Mérey était rentré à l'hôtel de Nantes qu'il avait trouvé vide.

Il avait poussé un soupir.

Peut-être était-il triste d'avoir été si vite et si bien obéi.

Il fit venir une marchande à la toilette, lui donna tous les vêtements qu'Éva portait sur elle lorsqu'elle s'était jetée à la Seine, jusqu'aux bas et aux souliers, et lui ordonna en échange de donner 10 francs au premier pauvre qu'elle rencontrerait.

Mais il remit et renferma dans son portefeuille la lettre du marquis de Chazelay.

Puis il s'enferma dans la chambre d'Éva, où il s'était fait servir d'avance son souper, déroula le manuscrit et commença de lire.

Le titre du premier chapitre était: En France.

IX
LE MANUSCRIT

I

Ce fut le 14 août 1792, jour de cruelle mémoire, que je fus séparée de mon bien-aimé Jacques, près duquel j'étais depuis sept ans, et que j'adorais depuis le jour où j'eus la connaissance de moi-même.

Je lui dois tout. Avant lui je ne voyais pas, je n'entendais pas, je ne pensais pas; j'étais comme ces âmes que Jésus a tirées des limbes, c'est-à-dire des lieux bas, pour les conduire au soleil.

Aussi, malheur à moi si j'oubliais jamais, ne fût-ce qu'une seconde, celui à qui je dois tout!

(Arrivé là de sa lecture, Jacques poussa un soupir, laissa tomber sa tête sur sa main, et une larme glissa de ses paupières sur le manuscrit. Il l'essuya avec son mouchoir, s'essuya les yeux et se remit à lire.)

Le coup était d'autant plus violent qu'il était plus inattendu.

Une heure avant l'arrivée du marquis de Chazelay, – je n'ai pas encore le courage d'appeler mon père cet homme que je ne connais que par la douleur, – il n'y avait pas d'être plus heureux que moi. Une heure après qu'il m'eût séparée de mon Jacques, il n'y eut pas de créature plus malheureuse.

J'étais folle de douleur, plus que folle, idiote. On eût dit que Jacques avait gardé avec lui toutes les idées que, avec si grand'peine, pendant sept ans, il m'avait fait entrer dans le cerveau.

On m'emmena au château de Chazelay.

Du château de Chazelay, de ses appartements immenses, de ses meubles splendides, de ses portraits de famille, je ne me souviens que d'une simple peinture.

C'était le portrait d'une femme en robe de bal.

On me le montra en disant:

– Voilà le portrait de ta mère!

– Où est-elle, ma mère? demandai-je.

– Elle est morte.

– Comment?

– Un soir qu'elle s'habillait pour aller à une fête, le feu prit à sa robe; elle se sauva d'appartement en appartement, le vent activa la flamme, elle tomba étouffant quand on vint à elle pour la secourir.

Il y avait une tradition dans les environs que, si quelque malheur devait arriver à l'un des habitants du château, on entendait des cris et l'on voyait la nuit, à travers les fenêtres, tournoyer des flammes.

On ne parlait que de la chasteté de sa vie, que du bien qu'elle faisait, que de la reconnaissance des pauvres gens pour elle.

C'était tout à la fois une sainte et une martyre.

Dans la situation d'esprit où j'étais, ma mère m'apparaissait comme mon seul refuge; c'était mon intermédiaire naturel auprès du Seigneur.

Je passais des heures à genoux devant son portrait, et, à force de la regarder, je croyais voir s'illuminer son auréole.

Puis quand je me levais de devant elle, c'était pour aller coller mon visage aux carreaux d'une fenêtre du même salon donnant sur la route d'Argenton. J'espérais toujours, quoique je comprisse la folie de cette espérance, j'espérais toujours le voir arriver pour me délivrer.

On avait d'abord ordonné de ne pas me laisser sortir; mais lorsque M. de Chazelay vit dans quel état de torpeur je m'enfonçais de plus en plus, il ordonna lui-même que l'on m'ouvrit toutes les portes. Il y avait tant de serviteurs au château, que l'un d'eux pouvait toujours avoir les yeux sur moi.

Un jour, voyant les portes ouvertes, je sortis machinalement; puis, à cent pas du château, je m'assis sur une pierre et me mis à pleurer.

Au bout d'un instant, je vis une ombre se projeter sur moi; je levai la tête: un homme était debout et me regardait avec une expression de pitié.

Moi je le regardai avec une expression d'effroi, car c'était le même homme qui accompagnait le marquis et le commissaire de police quand le marquis était venu me réclamer; le même qui t'avait fait une visite quelques jours auparavant, mon bien-aimé Jacques, et qui m'avait trouvée si fort embellie: c'était enfin mon père nourricier, Joseph le bûcheron.

Cet homme me fit horreur; je me levai et voulus m'éloigner.

Mais lui:

– Il ne faut pas me haïr pour ce que j'ai fait, ma chère demoiselle, car je ne pouvais pas faire autrement. M. le marquis avait une reconnaissance de ma main constatant que je vous avais reçue de lui et que je m'obligeais à vous rendre à lui à la première réquisition. Il est venu et il a exigé mon témoignage. Je l'ai donné.

Il y avait dans la voix de cet homme un tel accent de vérité que je me contentai de lui dire en me rasseyant:

– Je vous pardonne, Joseph, quoique vous ayez contribué à me rendre bien malheureuse.

– Il n'y a pas de ma faute, ma chère demoiselle, et, si je puis racheter cela par des complaisances, ordonnez et je vous obéirai de grand cœur.

– Vous iriez à Argenton si je vous en priais?

– Sans doute.

– Et vous lui remettriez une lettre?

– Certainement.

– Attendez. Mais je n'ai ni plume, ni encre, on ne voudra pas m'en donner au château.

– Je vais vous procurer du papier et un crayon.

– Où les irez-vous chercher?

– Au prochain village.

– Je vous attends ici.

Joseph partit.

Depuis que j'avais dépassé la grande porte du château j'entendais des abois désespérés.

Je me retournai du côte d'où ils venaient, c'était Scipion qu'ils avaient mis à la chaîne et qui s'élançait de toute la longueur de sa chaîne pour venir me rejoindre.

Mon pauvre Scipion, pendant huit jours, comprends-tu, mon bien-aimé Jacques, je l'avais oublié!

Que veux-tu, j'eusse oublié jusqu'à ma vie, si je n'avais souffert!

Ce fut pour moi une grande joie que de revoir Scipion. Quant à lui, il était fou de bonheur.

Joseph revint avec du papier et un crayon; je t'écrivis une lettre insensée au fond de laquelle il n'y avait en réalité que ces deux mois: je t'aime.

Mon messager partit; le lendemain à la même heure je devais le retrouver à la même place.

J'avais peur que l'on m'empêchât d'emmener Scipion dans ma chambre, mais on n'y fit même pas attention.

Je ne pouvais me lasser de lui parler et, folle que j'étais de lui parler de toi, je ne sais si c'était ton nom qu'il reconnaissait ou l'accent avec lequel je le prononçais; mais, à chaque fois qu'il l'entendait, il jetait un petit cri tendre, comme si lui aussi avait dit: Je l'aime.

 

Dès le point du jour j'étais à ma fenêtre; je pensais que Joseph aurait passé la nuit chez toi à Argenton, et qu'il arriverait le matin.

Je m'étais trompée, il était revenu la nuit même. Quand je sortis du château, je vis, à l'endroit où j'étais assise la veille, un homme qui était couché sur l'herbe et qui faisait semblant de dormir.

Je m'approchai; c'était lui; mais je vis bien, au premier regard que je jetai sur lui, qu'il n'avait que de mauvaises nouvelles à m'apprendre.

En effet, tu étais parti, mon bien-aimé Jacques, et cela sans dire où tu allais.

Joseph me rapportait ma lettre.

Je la déchirai en morceaux impalpables que je livrai au vent. Il me semblait déchirer mon cœur lui-même.

Joseph était au désespoir.

– Je ne puis donc rien pour vous? me dit-il.

– Si fait, lui répondis-je, vous pouvez me parler de lui.

Alors avec des choses relatives à la manière dont tu m'avais trouvée et que tu m'avais racontées toi-même, il me raconta des choses que je ne savais point. Ces espèces de miracles opérés par toi sur des animaux furieux; comment tu domptais les chevaux, les taureaux, comment tu avais dompté Scipion; il me montra la voûte du mur où le chien s'était réfugié, quand tu le forças de venir rempant à tes pieds; puis des animaux il passa aux hommes et me raconta les merveilleuses cures que tu avais faites: un enfant mordu par une vipère que tu avais sauvé en suçant la plaie, un chasseur qui s'était mutilé le bras avec son fusil, à qui on voulut couper le bras, et à qui tu te conservas; que te dirai-je, mon bien-aimé Jacques, les mêmes souvenirs que je croyais toujours nouveaux. Un jour cependant la conversation changea.

– Mademoiselle, me dit Joseph avant que j'eusse eu le temps de lui adresser la parole, savez-vous une nouvelle?

– Laquelle?

– C'est que M. le marquis part; il émigre.

Je songeai aussitôt au changement que le départ du marquis allait faire dans mon existence, à la liberté qu'il allait me donner.

– En êtes-vous sûr? lui demandai-je avec un mouvement de joie que je ne pus réprimer.

– Cette nuit, ses amis se ressemblent au château; on y tient conseil sur la façon d'émigrer, et, quand chaque fugitif aura arrêté son moyen de fuite, on partira.

– Mais qui vous a dit cela, à vous, Joseph? Vous n'êtes pas, il me semble, des conseils du marquis?

– Non. Mais comme il sait que je tire proprement un coup de fusil, que je tue un lapin au déboulé et une bécassine à son troisième crochet, il serait bien aise de m'avoir près de lui.

– Et il vous a fait des offres?

– Oui. Mais je suis du peuple, moi, et par conséquent pour le peuple. De sorte que je lui ai dit: Monsieur le marquis, si nous nous retrouvons là-bas, ce sera l'un contre l'autre, et non pas l'un avec l'autre.

– Mais, m'a-t-il dit, je sais que tu es honnête homme et que le secret de mon départ, que je te confie, tu le garderas. Or, comme ce secret n'en doit pas être un pour vous et que vous ne dénoncerez pas votre père, je vous le dis pour que, de votre côté, si vous avez des mesures à prendre, vous les preniez.

– Quelle mesure voulez-vous que je prenne? Je ne dispose de rien et l'on dispose de moi; je laisserai faire à la Providence.

Le lendemain de cet entretien, mon père me fit prier de passer chez lui.

Je ne lui avais parlé que deux fois depuis qu'il m'avait repris à toi, mon bien-aimé! Il m'avait demandé si je voulais manger avec tout le monde ou dans ma chambre: je m'étais empressée de répondre: Dans ma chambre; quand on est séparé de celui qu'on aime, être seule c'est être à moitié avec lui.

Je passai chez le marquis.

Il aborda immédiatement la question.

– Ma fille, me dit-il, les circonstances deviennent telles que je dois songer à quitter la France; d'ailleurs, mon opinion, mon rang dans la société, ma position parmi la noblesse de France, me forcent d'aller offrir mon épée aux princes. Dans huit jours j'aurai rejoint le duc de Bourbon.

Je fis un mouvement.

– Ne vous inquiétez pas de moi, dit-il; j'ai des moyens sûrs de quitter la France. Quant à vous, qui ne courez aucun risque et n'avez aucun devoir à remplir, vous resterez à Bourges avec votre tante: elle vient vous chercher demain. Avez-vous des observations à me faire?

– Aucune, monsieur, je n'ai qu'à vous obéir.

– Si notre séjour à l'étranger paraît devoir se prolonger, ou si vous couriez quelque danger en France, je vous écrirais de venir me rejoindre, et nous nous fixerions hors de France pour tout le temps que durera leur infâme révolution, qui du reste, je l'espère bien, n'en a pas pour longtemps. Comme nous n'avons plus que trois ou quatre jours à passer ensemble, si vous voulez pendant ce temps prendre votre dîner en même temps que nous et avec nous, vous me ferez plaisir.

Je m'inclinai en signe d'assentiment.

Sans doute les jeunes nobles qui s'étaient réunis au château la nuit précédente y étaient restés, car le marquis avait une douzaine de convives.

Il me présenta à eux, et je vis bien vite quel était le but de cette présentation.

Trois ou quatre étaient jeunes, élégants, beaux, bien faits. Mon père voulait savoir si l'un d'entre eux ne parviendrait pas à attirer mes regards.

Mon père n'avait donc jamais aimé, qu'une pareille idée lui ait passé par l'esprit! Douze jours après que je t'avais quitté, toi ma vie, toi mon âme, toi mon Jacques bien-aimé, penser que mes yeux pouvaient s'arrêter sur un autre homme!

Je ne me fâchai même pas d'une semblable supposition; j'en haussai les épaules.

Le lendemain, ma tante arriva. Je ne l'avais jamais vue.

C'est une grande fille sèche, dévote et prude; elle n'a jamais dû être jolie, et par conséquent n'a jamais été jeune.

Son père, ne pouvant pas la marier, en fit une chanoinesse.

En 1789 elle sortit de son couvent et rentra dans la société avec six ou huit mille livres de rentes que lui faisait mon père. Seulement elle ne voulut pas quitter Bourges, sa ville chérie, pour venir demeurer au château de Chazelay.

Elle avait donc loué une maison à Bourges.

Elle avait été, quelques années après ma naissance, mise au courant de ma laideur et de mon idiotisme; puis on n'avait plus jugé à propos de lui parler de moi.

Quand le marquis lui écrivit de venir me chercher, elle s'attendait donc à trouver quelque horrible magote branlant la tête à droite et à gauche avec des yeux chinois, et exprimant ses désirs par des mots inintelligibles.

J'étais depuis une demi-heure en face d'elle qu'elle cherchait encore où je pouvais être. Enfin elle demanda qu'on lui amenât sa nièce, et, quand on lui dit que c'était elle qu'elle avait sous les yeux, elle fit un soubresaut d'étonnement.

Je crois que ma digne tante, forcée par les obligations qu'elle avait au marquis de me garder près d'elle, m'eût préféré plus laide et plus sotte. Mais je lui dis tout bas:

– C'est comme cela qu'il m'aime, ma bonne tante, et, ne vous en déplaise, je resterai ainsi.

Notre départ fut fixé au lendemain et celui du marquis à la nuit du surlendemain. Il avait pour état-major une partie de la noblesse du Berri et une cinquantaine de paysans, auxquels il promit une solde de cinquante sous par jour.

Le jour de notre départ, je dis adieu à Joseph le braconnier, qui me dit en me quittant:

– Je ne sais pas l'adresse de Jacques Mérey; mais, comme il est de l'Assemblée nationale, en lui adressant vos lettres à la Convention, il n'y a pas de doute qu'elles ne lui parviennent.

Ce fut le dernier service que cet excellent homme me rendit!