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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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XIII
LE CHÂTEAU DE CHAZELAY

Le docteur suivit au petit pas de son cheval le sentier que lui avait indiqué Joseph. Il était en effet à peine à un quart de lieue du château, et à moitié chemin il rencontra la route ferrée qui y conduisait, et qui ne passait pas en effet à plus de trois ou quatre cents pas du petit bois.

Celui qui était gardien du château était ce même Jean Munier autrefois commissaire de police, et devenu intendant du domaine de Chazelay.

Au moment où ses biens avaient été rendus à Éva, elle avait demandé au brave homme s'il préférait une place tranquille avec six ou sept mille francs d'appointements à un poste à Paris qu'il pouvait perdre d'un moment à l'autre. Aussi n'était-il pas sans inquiétude sur cette place d'intendant, ayant entendu dire que le château et toutes ses dépendances allaient être vendus.

Il vit donc approcher avec une certaine crainte Jacques Mérey, qu'il prenait pour un acquéreur.

En effet, les premières questions de Jacques, qui demanda à voir le château dans tous ses détails, n'étaient point faites pour le rassurer, et de ce moment tâcha-t-il de se faire du nouvel arrivant un protecteur.

Il questionna à son tour:

– Je ne crois pas, lui dit Jacques, que ce château soit vendu, mais il aura sans doute une autre destination; si mademoiselle de Chazelay vous a promis de se charger comme vous dites de votre avenir, je lui rappellerai sa promesse. Dites-moi votre nom et vous n'aurez pas à vous repentir de m'avoir rencontré sur votre chemin.

– Monsieur, je me nomme Jean Munier. C'était le nom du commissaire de police qui avait recueilli Éva au pied de l'échafaud.

Il le regarda fixement.

– Jean Munier, dit-il; en effet, mademoiselle de Chazelay vous a de grandes obligations; si vous ne lui avez pas sauvé précisément la vie, vous la lui avez conservée dans des circonstances terribles.

– Vous savez cela, monsieur?

– Oui… et peut-être lui avez-vous entendu prononcer mon nom.

Jean Munier regarda l'inconnu avec une nouvelle curiosité.

– Je m'appelle Jacques Mérey, répondit le docteur en fixant son regard profond sur l'intendant.

Jean Munier bondit, joignit les mains; puis, avec une expression de joie à la sincérité de laquelle il n'y avait point à se tromper:

– Ah! monsieur, s'écria-t-il, elle vous a donc retrouvé?

– Oui, répondit froidement Jacques.

– Ah! qu'elle doit être heureuse, la chère demoiselle! s'écria l'ancien commissaire de police. Si elle vous a nommé? Ah! je le crois bien! à tout moment elle vous appelait avec des cris de douleur, avec des larmes. Savez-vous où je l'ai trouvée, monsieur, continua le brave homme en saisissant le bras du docteur, je l'ai trouvée au pied de l'échafaud, où elle voulait mourir parce qu'elle vous croyait mort. Et c'est un miracle qu'elle n'y ait pas passé comme les autres. Vingt têtes ont tombé sous ses yeux! heureusement que le père Sanson savait son compte et n'a voulu entendre à rien, elle s'obstinait à mourir. Elle n'est pas morte, Dieu merci, elle vit, elle est riche, vous allez l'épouser, n'est-ce pas?

Jacques devint pâle comme un mort.

– Montrez-moi le château, dit-il.

Jean Munier prit les clefs, et, le chapeau à la main, conduisit Jacques Mérey à l'escalier d'honneur.

Jacques n'avait jamais vu le château de Chazelay qu'à l'extérieur. Du vivant du marquis, il avait toujours refusé d'y entrer, quoique trois ou quatre fois on l'eût envoyé chercher, soit pour une indisposition des maîtres de la maison, soit pour des maladies des gens de M. le marquis.

C'était un château, nous croyons l'avoir déjà dit, du seizième siècle, avec des restes de tours, de remparts et de ponts-levis. Il avait la formidable assise des châteaux de ce temps de guerre, et l'on eût pu à la rigueur y soutenir un dernier siége.

Comme dans tous les châteaux de cette époque, on débutait par une salle des gardes, grande à elle seule à tenir toute une maison moderne; puis de la salle des gardes on passait dans des salons, dans des chambres, dans des cabinets, dans des boudoirs s'étendant sur trois façades et éclairés par quatre-vingts fenêtres. De là une vue magnifique dominait tous les environs. Une seule de ces chambres, qui paraissait avoir été autrefois une chambre à coucher, était complètement démeublée et ne conservait pour tout ornement qu'un grand portrait de femme ressemblant à Éva.

C'était la chambre où sa mère avait été brûlée le soir du bal. Ce portrait, c'était celui dont elle parlait dans le manuscrit et devant lequel, aux jours de sa tristesse, elle s'agenouillait et faisait ses prières. Puis, après cette chambre, continuait la suite des appartements meublés et, comme nous l'avons dit, somptueusement meublés.

C'est là, c'est dans ces chambres, dans ces cabinets, dans ces boudoirs, que Jacques retrouva les tableaux dont on lui avait parlé, le Raphaël qui représentait une sainte Geneviève filant au fuseau, entre un mouton et le chien du troupeau; c'est là qu'il retrouva les Claude Lorrain, les Hobbema, les Ruysdaël, les Miéris, un Léonard de Vinci merveilleux; enfin tout un trésor de peintures italiennes et flamandes.

Il nota tous ces tableaux sur un carnet, donna la liste à Jean Munier et lui ordonna de les faire mettre dans des caisses. Puis, à toutes les cheminées, des miniatures de Petitot, Latour, d'Isabey et de madame Lebrun, trois ou quatre Greuze, ravissantes toiles de boudoir, de ces bijoux de vieux Saxe dont sont chargées les cheminées des vieux châteaux des bords du Rhin. Il y avait une fortune rien que dans ces inutilités qui sont la première nécessité du luxe. Tout cela fut noté par Jacques avec ordre de les déposer dans des commodes et des secrétaires de Boule et de bois de rose dont regorgeaient les grands appartements du château.

Des girandoles, des glaces de Venise, des lustres avec des milliers de cristaux taillés à facettes, des chandeliers capricieux comme des rêves de la Pompadour ou de la Dubarry; des dessus de porte de Boucher, des Watteau, des Vanloo, des Joseph Vernet, des collections d'émaux de Limoges, des trésors enfin auxquels Éva n'avait pu faire attention, soit qu'elle en ignorât la valeur, soit qu'elle fût trop triste pour s'occuper de pareilles bagatelles.

Au second étage, tout un assortiment de meubles Louis XVI, qui à cette époque ne valaient que leur prix d'achat, mais qui aujourd'hui eussent ruiné un collectionneur.

Il eût fallu non pas un jour, mais un mois pour visiter toutes les chambres et tous les salons et pour en estimer les richesses; il y avait des tapisseries de Beauvais et d'Arras merveilleuses, des chambres entières tendues en étoffe de Chine, dont tous les meubles, dont tous les ornements, dont toutes les porcelaines étaient de Chine; il avait fallu trois générations de maîtres riches et de maîtresses coquettes pour réunir ce que contenait ce gigantesque écrin de granit.

Comme tous les émigrés, le marquis de Chazelay croyait faire une absence de quatre ou cinq mois; il avait donc laissé dans leurs étuis, dans leurs boîtes, les objets les plus précieux; le séquestre avait tout conservé intact. Il y avait de quoi meubler quatre maisons et deux châteaux comme on commençait à les faire à cette époque-là avec ce que Jacques Mérey allait recueillir dans le seul château de Chazelay.

Les terrains environnant le domaine étaient consacrés à des jardins fruitiers, à des jardins de promenade comme on commençait à les faire en France, d'après la mode anglaise; et enfin à un de ces grands parcs dont les allées sans fin semblaient conduire au bout de l'univers.

Rien qu'à abattre les bois inutiles il y en avait pour plus de cent mille francs.

Au bas du plateau sur lequel le château était situé s'étendait une petite rivière, qui, après avoir formé deux ou trois étangs pleins de poissons, allait se jeter dans la Creuse.

Rien de plus pittoresque que ces moulins qui ressemblaient à ces fabriques que l'architecte de la reine Marie-Antoinette avait élevées au petit Trianon et qui avaient donné naissance à la plupart des propos calomnieux peut-être qui avaient poursuivi la pauvre reine pendant sa vie et qui la poursuivaient encore après sa mort.

Chacune de ces bâtisses contenait un petit retrait pour un poëte, pour un peintre, pour un compositeur. Par chacune des fenêtres ménagées avec beaucoup d'art, on apercevait un point de vue différent, toujours bien choisi, tantôt terrible, tantôt gracieux.

L'intendant que Jacques avait trouvé au château, où du reste il montait tous les jours pour s'assurer que tout était en bon ordre, habitait un de ces petits retraits avec sa femme encore jeune et deux petits enfants.

Jacques lui dit ce qu'il avait fait pour Joseph le bûcheron. Jean Munier connaissait l'homme, mais ne connaissait pas la part qu'il avait eue dans la vie d'Éva et de Jacques.

Sans lui en dire plus qu'il n'en savait sur ce point, sans lui laisser pressentir ce qu'il voulait faire du bois où était située la cabane du bûcheron, Jacques lui recommanda d'être bon pour lui et de le laisser chasser tant qu'il le voudrait.

À chaque pas de son retour, Jacques rencontrait un souvenir. Là il avait guéri un enfant qui était tombé d'un arbre en dénichant un nid; plus loin, c'était une mère qui avait attrapé le croup en soignant sa petite fille; ici, c'était un vieillard paralytique sur lequel il avait essayé pour la première fois la cure par les poisons, c'est-à-dire par la strychnine et la brucine. Un paysan dont le fusil avait crevé à l'affût s'était mutilé la main, et grâce aux soins méticuleux que le docteur avait pris de lui, il le vit travaillant de cette main qu'un autre eût coupée, et qu'il lui avait conservée, lui, pour l'aider à nourrir sa famille.

Tous ces gens le reconnaissaient, l'arrêtaient, lui parlaient de lui, sans qu'aucun le quittât sans lui parler aussi d'Éva, et sans renouveler pour lui cette douleur toujours croissante de prononcer son nom.

 

Du reste, ce nom n'était-il pas plus présent que jamais à sa pensée? Ne suivait-il pas cette même route par laquelle il était revenu le jour où il rapportait Éva dans un coin de son manteau? Il y avait bientôt dix ans de cela, et chaque détail de la route lui était encore aussi présent aujourd'hui que s'il eût fait cette route hier, accompagné de Scipion, courant devant lui, revenant à sa rencontre et sautant après le manteau replié dans lequel était roulée sa jeune maîtresse.

Tout entier à ses pensées, il laissait aller son cheval au pas ordinaire en reconnaissant que le refus de Dieu à l'homme de soupçonner l'avenir était un suprême bienfait lorsque, dans le but non-seulement de faire une bonne action, mais de pousser d'un pas la science en avant, il emportait ce corps inerte et mal formé, n'espérant pas même le voir arriver à un développement aussi parfait que celui qu'il avait obtenu à force de soins. Il était loin de deviner l'influence que cet enfant sans parole, sans regard, sans intelligence, presque sans souffle, prendrait sur sa destinée.

L'homme avait-il sa page écrite d'avance dans le livre de l'univers, ou l'homme allait-il se heurtant au hasard à tous les accidents de son chemin dont chacun en le poussant à droite ou à gauche changeait quelque chose à son avenir inconnu à Dieu comme à lui?

Qu'eût-il fait de cet être informe qui ralentissait sa marche en l'embarrassant? S'il eût su que de lui naîtrait cette source de douleurs à laquelle il s'abreuvait et à laquelle pendant six ans il avait cru boire toutes les délices de la vie, sans doute il l'eût abandonné à quelque tournant de route ou tout au moins reporté sur la paille fétide où il l'avait pris. Eh bien, non, tant le cœur a de sombres mystères! la curiosité lui eût rendu peut-être cette petite créature plus chère et plus intéressante lorsqu'il l'eût sue l'instrument dont le malheur se servirait pour sonder son inépuisable bonté. Non! il l'eût gardée vivante et, pour les instants de bonheur que lui avait donnés cette rencontre inattendue, il aurait risqué ces longues tortures, qu'il était obligé de s'avouer à lui-même n'être pas sans une amère douceur.

C'est plongé dans ces pensées qu'il rentra à Argenton. Il vit de loin la petite maison avec son belvédère où l'attendait Éva, et ce fut avec un sentiment douloureux, mais qu'il n'eût pas voulu ne point éprouver, qu'il se dit qu'il allait retrouver là cette belle fleur issue de la plante rachitique qu'il y avait apportée.

À vingt-cinq pas de la maison il rencontra Baptiste, qui vint à lui la figure joyeuse. Il était allé pour voir le docteur, ne l'avait point trouvé, mais avait trouvé Éva.

Il appuya familièrement la main sur le cou du cheval de Jacques, et l'accompagna tout en le remerciant pour la centième fois de lui avoir sauvé la vie.

– Tu es donc heureux, mon pauvre Baptiste? demanda Jacques.

– Ma foi! oui, monsieur le docteur, répondit celui-ci, et je crois vraiment qu'il y a une Providence pour les pauvres.

– Pourquoi pour les pauvres, Baptiste?

– Ah! parce que les riches, il faut trop de choses pour contenter leurs désirs, monsieur Jacques; tandis que les pauvres, il ne leur faut que trois ou quatre jours de pain d'avance pour qu'ils soient contents. La moindre chose qui leur tombe du ciel les satisfait. Il y a trois jours, je n'avais pas un sou, pas un chiffon de pain à la maison; j'apprends que mademoiselle Éva est arrivée, je suis heureuse de la nouvelle et cela me donne à déjeuner; je viens la voir, elle me donne un louis, en voilà pour dix ou douze jours et dans dix ou douze Jours j'atteindrai un des quartiers de la pension que vous m'avez fait avoir.

Mérey poussa un soupir. Éva commençait donc à exercer d'elle-même et sans y être poussée cette charité dont il comptait lui faire un devoir.

Il donna son cheval à reconduire à Baptiste, tira la clef de sa poche, ouvrit la porte et rentra.

C'était l'heure du dîner. Jacques Mérey se rendit directement à la salle à manger.

En passant devant la chambre d'Éva, il la vit ouverte et l'ombre de la jeune fille dans sa chambre.

La table était mise, mais il y avait un seul couvert sur la table.

Il appela Marthe et d'un ton plus brusque que de coutume:

– Où est donc Éva? lui demanda-t-il.

– Dans sa chambre, répondit Marthe, où sans doute elle attend que vous la fassiez demander.

– Qui a dit de ne mettre qu'un couvert sur cette table?

– Elle.

– Pourquoi cela?

– Parce qu'elle a dit qu'elle ne savait si vous lui permettriez de dîner avec vous.

Des larmes vinrent aux yeux du docteur.

– Éva! cria-t-il d'un mouvement irréfléchi.

– Me voilà, mon doux maître, dît Éva en poussant la porte.

– Mettez le couvert de mademoiselle, dit le docteur à Marthe en se détournant pour cacher l'altération de son visage.

XIV
M. FONTAINE, ARCHITECTE

Orgueil! fouet de vipère et bouquet de fleurs avec lequel le sort à son caprice plutôt qu'à l'ordre d'un maître souverain flagelle ou caresse l'homme. Mobile de toutes les grandes actions, source de tous les grands crimes, qui perdit Satan, qui glorifia Alexandre. Tour à tour obstacle, moyen, que l'on trouvera sur toutes les routes, à tous les instants, sous toutes les formes pour aider l'homme dans ses espérances et le contrarier dans ses projets.

Mais de tous les orgueils, à coup sûr le plus puissant est celui qui se cache au fond du cœur comme dans un tabernacle sous le nom sacré d'amour.

Être aimé d'une jolie femme est une supériorité sur les autres hommes; être oublié ou dédaigné par elle est une chute qui vous renverse au-dessous d'eux, et la haine qu'inspire la trahison de celle ou celui qu'on aimait est d'autant plus grande, d'autant plus durable, d'autant plus persévérante, que tout rapprochement entre les deux cœurs blessés est un souvenir forcé de la faute, disons mieux, de l'ingratitude que l'un des deux a commise.

Plus les deux corps se rapprochent, plus les deux âmes tendent à se confondre, plus les deux lèvres se cherchent, plus une voix intérieure vous crie:

– L'autre! l'autre! l'autre!

Et alors cet amour qui était prêt à rentrer dans votre être, à s'emparer de nouveau de votre personne, se change en un sentiment de haine, et, au lieu du dictame que vous teniez déjà pour appuyer sur votre plaie, vous met le poignard flamboyant et empoisonné des Malais à la main.

Ô Othello! sombre miroir que le plus grand poëte qui ait jamais existé a présenté aux regards de l'homme, sois notre éternelle admiration!

Rien ne désarme la jalousie. Une caresse? Un autre a reçu la pareille. Une larme? Elle a pleuré pour un autre. Je t'aime! Elle l'a dit à un autre comme elle le dit à toi.

Elle est triste? elle se souvient. Elle est gaie? elle oublie. Deux fautes aussi grandes l'une que l'autre aux yeux du cœur ulcéré qui sous ses regards brûlants fait éclore l'un après l'autre tous les sentiments du cœur qui l'a trompé.

À cette touchante humilité d'Éva, «Voudra-t-il que je mange à la même table que lui?» Jacques avait été près d'éclater, de lui ouvrir les bras et de l'emporter dans une nuit assez sombre pour ne pas même la voir. Mais tout en ne la voyant pas, il l'eût sentie contre lui appuyée à sa poitrine, et c'eût été encore trop, car elle avait été, ne fût-ce qu'une fois, appuyée ainsi à la poitrine d'un autre.

Non, il faut le temps, il faut que la blessure se referme, il faut que là où elle a été les chairs s'endurcissent par le travail de la guérison, et que cet endroit qui a été le plus douloureux de tout notre corps tant que les chairs saignantes ont été au contact de l'air, devienne le plus insensible sous le calus de la cicatrice.

Il faut le temps.

Le temps qu'ils passèrent à table l'un près de l'autre ne fut qu'une longue douleur, plus aiguë peut-être, mais plus supportable s'ils eussent été loin l'un de l'autre.

Jacques Mérey se leva le premier; sans doute c'était celui qui souffrait le plus. Il sourit en disant bonsoir à Éva et sortit.

Il y avait tant de tristesse dans ce sourire, tant de larmes dans cet adieu, qu'à peine la porte fut-elle refermée qu'Éva éclata en sanglots.

– Qu'a donc notre maître? s'écria Marthe en entrant toute effarée; il monte chez lui en pleurant et je vous trouve pleurant ici?

Éva saisit les mains de la bonne vieille femme.

– Pleurait-il? demanda-t-elle. Es-tu sûre qu'il pleurait?

– Je l'ai vu comme je vous vois, dit Marthe étonnée.

– Oh! moi, je ne pleure pas, dit Éva.

Et elle essuya ses yeux qui en effet brillaient comme deux étoiles allumées par un éclair dans la nuit sombre.

Éva monta chez elle, heureuse du premier moment de bonheur qu'elle eût eu depuis qu'elle avait retrouvé Jacques. L'homme qu'elle adorait, pour lequel elle eût donné sa vie, souffrait autant qu'elle, puisqu'il pleurait comme elle.

Le lendemain, un homme inconnu, qui avait l'air d'un artiste et qui était arrivé la veille par la diligence, se fit annoncer par Marthe à Jacques, sous le nom de M. Fontaine, architecte.

Jacques s'enferma avec lui, se fit servir à déjeuner avec lui dans son laboratoire et passa toute la journée à travailler avec lui.

Éva déjeuna et dîna seule, ou plutôt ne mangea ni à déjeuner ni à dîner. Le moment de joie de la veille était effacé. Ses projets de séparation tenaient donc plus que jamais, puisque l'homme qui devait y contribuer était arrivé.

Le lendemain, tous deux sortirent, mais cette fois en voiture.

Ils allaient visiter le bois du braconnier Joseph et le château de Chazelay. Ils allèrent en voiture jusqu'à l'angle qui se rapprochait le plus du bois; de là la voiture les attendit, et tous deux se rendirent à pied à la cabane de Joseph.

Ils y entrèrent et trouvèrent le braconnier tout joyeux encore de sa conversation avec l'intendant de mademoiselle de Chazelay, qui lui avait affirmé que, quelque chose qui arrivât, sa place ne pouvait que devenir meilleure.

Jacques indiqua à M. Fontaine le point précis où il avait trouvé Éva et qui devait devenir le point central d'une jolie maison, moitié cottage, moitié château, avec tous ses accidents de rentrants et de sortants que les Anglais et les Américains donnent à leurs habitations.

– M. Fontaine, homme classique de l'école grecque, ne comprenait que la maison à terrasse avec un fronton comme celui de Jupiter Stator. Il élevait donc difficultés sur difficultés, lorsque Jacques prit un crayon et dans un quart d'heure bâtit sa pensée sur le papier; puis, à côté de ce charmant dessin qui révélait un habile paysagiste, il fit le plan géométral intérieur de cette maison.

– Mais, monsieur Mérey, lui dit l'homme pratique, il fallait donc me dire que, vous aussi, vous étiez architecte.

– Oui, monsieur, architecte amateur, répondit en riant Jacques, mais simple faiseur de croquis, assez habile dans cet art que j'ai beaucoup exercé, ayant beaucoup couru le monde. Il y a longtemps que j'ai rêvé cette petite bâtisse comme étant la mieux appropriée aux besoins d'un ménage ayant quatre chevaux, deux voitures et six domestiques.

– Et que comptez-vous mettre à cette fantaisie, demanda l'architecte?

– Ce que vous voudrez, monsieur, répondit Jacques.

L'architecte prit un crayon, aligna des chiffres.

– Cela vous coûtera, dit-il au bout de dix minutes, de cent vingt à cent trente mille francs.

– Soit! répondit Jacques, maintenant il faut dessiner le parc.

– Eh bien! monsieur, continuez de faire ce que vous avez commencé, dit l'architecte.

– Volontiers, dit Jacques.

Il tira de sa poche un plan du petit bois, au milieu duquel il plaça sa bâtisse, en la proportionnant à la grandeur du plan; puis tout autour de la maison, les massifs d'arbres qu'il fallait ménager, ceux qu'il fallait abattre; il se servit des accidents de terrain pour l'envelopper aux trois quarts de l'eau des sources qui traversaient le bois. Il ménagea les jours qui donnaient sur chaque point de vue pittoresque, tira parti du château, de la jolie petite ville d'Argenton, et de la vallée de la Creuse qui allait se perdre dans un horizon azuré.

– Il y a beaucoup de travaux de terrassements, monsieur, dit l'architecte.

– Mettons soixante-dix mille francs pour ces travaux, dit Jacques.

– Oh! ce sera plus que suffisant, répondit M. Fontaine.

– Eh bien! signons un devis de 200,000 francs, dit Jacques, que je n'aie plus à m'occuper de rien et qu'au mois de juin tout cela soit fait.

– C'est possible, dit M. Fontaine, mais alors comme il faudra payer la rapidité, nous dépasserons peut-être de quelque dix mille francs le devis.

 

– Mettons dix mille francs pour les imprévus, dit Jacques.

– Ma foi! monsieur, dit l'architecte, vous réglez largement les choses, et il y a plaisir à traiter avec vous.

Jacques prit une feuille de papier, et écrivit dessus:

«Je prie M. Ainguerlo de payer à M. Fontaine, architecte, soit en un seul payement, soit en plusieurs, et à sa volonté, la somme de deux cent dix mille francs à mon compte sur l'argent qu'il a à moi.

»jacques mérey.»

– Maintenant, dit Jacques; vous entendez bien, monsieur, je vais vous donner le détail des ornements intérieurs. Je ne veux m'occuper de tout cela que pour visiter les travaux une fois ou deux par mois. Vous aurez un homme à vous dont nous réglerons le traitement à part et qui surveillera les travailleurs.

Puis il écrivit sur une autre feuille de papier:

«Je m'engage à livrer à M. Jacques Mérey la petite maison du bois de Joseph, ainsi que le parc dessiné à l'anglaise selon le devis qui en a été fait par moi, dans le délai de quatre mois, moyennant la somme de deux cent dix mille francs, que je reconnais avoir reçue comptant.»

Il passa le papier à M. Fontaine; celui-ci le signa. Jacques Mérey le plia et le remit dans son portefeuille.

– À présent, dit-il; nous n'avons plus rien à faire ici, n'est-ce pas?

– Non, répondit l'architecte.

– Eh bien; alors, allons au château.

Tous deux rejoignirent la voiture qui les attendait à l'angle du chemin, et, cinq minutes après, ils étaient au château de Chazelay.

Ce fut à la vue de ce château surtout que la haine classique de M. Fontaine pour les bâtisses du moyen âge éclata dans toute sa force.

Il s'éleva contre les tours, contre les herses, contre les ponts-levis, contre les portes à plein cintre, contre les fenêtres ogivales, contre les murs de dix pieds d'épaisseur. Il démontra qu'avec ce qui était entré de matériaux inutiles dans ce château, il y avait de quoi en bâtir trois autres, et il déplora de la façon la plus éloquente du monde, en sortant des années, 1793, 94, 95 et 96, ces années de barbarie où il fallait que les seigneurs élevassent de semblables forteresses, contre leurs sujets et leurs voisins.

M. Fontaine, de même qu'il ne comprenait que la bâtisse grecque, ne comprenait que l'ameublement antique; il ne comprenait pas qu'on s'assît sur une chaise si elle n'avait pas la forme curule, sur un fauteuil s'il n'était pas taillé sur le modèle de celui de César ou de Pompée. Aussi tous ces charmants meubles Louis XV et Louis XVI le faisaient-ils entrer dans des transports de fureur contre le mauvais goût de l'époque.

– De ces meubles, ne vous en occupez pas, lui dit Jacques, j'en ai l'emploi, ils meubleront ma maison du bois Joseph et ma maison de Paris, car vous aurez, monsieur l'architecte, une maison aussi à me bâtir à Paris.

Cette promesse raccommoda un peu M. Fontaine avec le pitoyable spectacle qu'il avait sous les yeux.

– Et de ceci, demanda-t-il, que comptez-vous faire?

– Qu'appelez-vous ceci d'abord?

– Mais de ce vieux bahut de château.

– De ce vieux bahut de château, monsieur Fontaine, nous ferons un hôpital.

– Ah! fit l'architecte; au fait, ce n'est guère bon qu'à cela.

– Croyez-vous que les malades seront bien ici?

– Ce n'est pas l'air qui leur manquera, fit l'architecte.

– L'air, dit Jacques, est un de mes moyens curatifs.

– Vous êtes donc, médecin, monsieur?

– Médecin amateur, oui.

– Vous me donnerez, j'espère, vos dispositions intérieures pour la construction de cet hôpital, dit l'architecte; j'ai bâti plus de châteaux que d'hospices.

– C'est-à-dire, reprit en souriant Jacques, que vous avez bâti plus de choses inutiles que de choses nécessaires.

– Citoyen et philanthrope? demanda M. Fontaine.

– En amateur, oui, monsieur. Quant aux jardins, je ne crois pas qu'il y ait quelque chose à y changer, continua Jacques, ils ont de grandes allées de tilleuls où il fait de l'ombre par le soleil le plus ardent, et des endroits découverts où l'on peut se réchauffer au moindre rayon de soleil de décembre ou de janvier.

– Mais cette grande salle d'armes, dans laquelle on ferait entrer le Louvre avec tous ses portraits de famille et toutes ses cuirasses, qu'en comptez-vous faire?

– Un promenoir d'hiver, bien chauffé, pour mes malades. Trouvez-vous qu'ils seront mal ici?

– Mais il faudra mettre un poêle à chaque coin, fit observer l'architecte.

– Les poêles sont malsains, mais cette immense cheminée, demanda Jacques, croyez-vous qu'elle soit là comme simple ornement?

– Faudrait brûler des chênes tout entiers dans votre cheminée.

– On en brûlera, dit Jacques, le château de Chazelay a dix mille arpents de forêts, et par conséquent quelque chose comme dix milliers de chênes à brûler. Mais j'aime les choses, vous le savez, qui vont rondement, il me faut soixante-dix à quatre-vingts cellules pour mes malades. Trouvez-moi ça au rez-de-chaussée et trouvez-m'en autant pour mes pauvres au premier.

L'architecte se mit à l'œuvre, toisa, arpenta, mesura, et au bout de deux heures pendant lesquelles Jacques Mérey resta pensif et rêveur, les yeux tournés vers Argenton, il fit son devis.

– En nous servant de tous nos moyens, dit-il, et en faisant nos cloisons en simple bois blanc ou en plâtre, nous arriverons avec soixante ou soixante-dix mille francs.

– Je vous passe soixante-dix mille francs, cher monsieur Fontaine, dit Jacques.

Il écrivit:

«Je prie M. Ainguerlo de payer à M. Fontaine, soit en un payement, soit en plusieurs, à sa volonté, la somme de soixante-dix mille francs, à la condition que le château de Chazelay sera transformé en hospice à la fin de juin de la présente année.»

Et il signa.

De son côté, M. Fontaine remit à Jacques son engagement d'être prêt à l'époque fixe.

M. Fontaine tenait à partir le soir même pour Paris. Jacques Mérey le reconduisit droit à la diligence.

– Et votre maison de Paris, demanda M. Fontaine, nous n'en disons rien?

– Je vous en écrirai, dit Jacques. Je n'en ai besoin que pour cet hiver.

Et sur ces mots, M. Fontaine prit congé de Jacques, monta en voiture et partit.