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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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XXIV

Ne remarques-tu pas, mon bien-aimé Jacques, combien il semble que le caprice de mon génie, bon ou mauvais, me fait voir tout ce qui se passe, soit que moi-même j'aille au-devant des événements, soit que les événements viennent au-devant de moi.

Aussi je ne saurais moi-même me rendre compte de l'ébranlement étrange qui secoue mon cerveau. Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que je ne suis plus complètement maîtresse de moi-même, et qu'il y a en moi une fatalité plus forte que ma volonté qui, à un moment donné, me poussera malgré moi sur la pente de quelque grand malheur.

J'ai parfois des espèces d'hallucinations pendant lesquelles il me semble que, le jour où j'ai pris place dans la charrette, j'ai été véritablement guillotinée. Je crois parfois en rêve que je sens la douleur de la hache passant entre les vertèbres de mon cou; je me dis que depuis ce jour je suis morte et que c'est mon ombre qui croit vivre et s'agite encore sur la terre.

Dans ces moments de visions sépulcrales, je te cherche partout. Il me semble que nous ne sommes séparés que par des brouillards épais, dans lesquels nous errons tous les deux, et dans lesquels, en punition de quelque faute que je cherche à me rappeler en vain, nous sommes condamnés à errer continuellement sans nous retrouver jamais.

Dans ces moments-là, je crois que mon pouls ne bat plus que quinze ou vingt fois à la minute, que mon sang se refroidit, que mon cœur s'endort; dans ces moments-là, je serais aussi incapable de me défendre d'un homme qui en voudrait à ma vie, que d'un homme qui en voudrait à mon honneur. Je suis comme ces malheureux tombés en catalepsie, que l'on croit morts, devant lesquels on discute la question de leurs funérailles, dans quel cercueil on les mettra, de plomb ou de chêne, qui entendent tout, dont le cœur bondit de terreur, mais qui cependant ne peuvent s'opposer à rien.

Eh bien! j'étais en voyant apparaître les fatales charrettes, dans un de ces moments-là: je croyais faire un rêve; tout ce que j'avais accompli depuis huit jours n'était point des actions de la vie, mais des actes de la mort.

Allons donc! si j'étais pour quelque chose dans les blessures, dans l'agonie, dans le supplice de tous ces gens-là, est-ce que je me le pardonnerais jamais?

Voilà une chose hideuse. Voilà des morts, des mourants; voilà des êtres humains, des frères, oui, des frères, – car nul ne peut renier la fraternité humaine, – que l'on conduit à la guillotine. Ils sont cassés, brisés, disloqués; l'un deux est déjà entré dans la mort, les autres y ont un pied. Et je suis pour quelque chose dans cette horreur?.. Impossible!

Moi, ton Éva, Jacques, comprends-tu? moi que tu appelais ta fleur, ton fruit, ton oiseau chanteur, ton ruisseau, ta goutte de rosée, ton souffle d'air!

Si fait! Je me rappelle. Mon destin m'a jetée dans une prison. Dans cette prison j'ai connu deux femmes, belles comme des anges de lumière. Elles aimaient. L'une était mère et avait des enfants; l'autre, d'un amour moins pur, aimait un homme qui n'était pas son mari. Toutes deux avaient peur de mourir; moi, qui n'avais pas peur pour moi, j'eus peur pour elles. Je me jetai, dans ce terrible labyrinthe politique où je n'avais jamais mis le pied. – Et moi aussi, alors, la soif du sang m'a prise; j'ai dit: Je voudrais que ces hommes-là mourussent pour que ces femmes-là ne mourussent point; et je vais aider à faire mourir les uns pour faire vivre les autres.

Et dès lors j'ai oublié que j'étais une jeune fille, une femme timide; j'ai couru les rues de Paris la nuit; j'ai porté un poignard qui parlait; il disait: je demande à tuer! et un rhéteur lui répondait: Tue sans phrases!

Ce poignard, le lendemain je l'ai vu briller dans la main d'un homme sur la poitrine d'un autre homme. Il n'a pas tué, c'est vrai, mais il a dit: Prenez garde, si vous ne tuez pas avec la voix, je tuerai avec le fer.

Et l'on a tué avec la voix. Voilà pourquoi le poignard que j'avais porté n'a pas tué avec le fer.

Mais au reste celui que je poussais à tuer était un homme maudit, un homme exécré, un homme dont la mort sera comme un source de vie pour des milliers de personnes qui, s'il vivait, peut-être allaient mourir.

Mais c'est lui qui va mourir, et le voilà qui vient à moi.

Horrible! horrible! horrible! comme dit Shakespeare. Il a la tête enveloppée d'un linge sale taché d'un sang noir. Le voilà qui vient, écrasé, pliant le front sous sa douleur et sous les malédictions qui courbent sa tête. Ah! tu sens donc le remords!

Mais non; sa roide attitude est la même; son œil sec est fixé sur moi. Grand Dieu! l'approche de la mort le rend-elle voyant? Devine-t-il, sous ce déguisement où je me cache, que c'est moi qui ai crié: «Sus au tyran!» que c'est moi qui ai porté le poignard? Mais détourne donc les yeux de moi, démon! ne me regarde donc plus, fantôme!!!

Ah! par bonheur, voilà quelque chose qui détourne ses yeux de moi. Il regarde la maison de Duplay; cette maison qu'il a habitée et où sa vue, qui partout ailleurs répandait la crainte, répandait la joie; – là on attendait son retour avec des palpitations d'orgueil, on l'écoutait avec délices, on l'applaudissait avec enthousiasme. Cette maison a vu les seules heures heureuses de sa vie. La regardera-t-il en passant et ne se rappellera-t-il pas que Dante, ce peintre des grandes douleurs, a dit:

«Le plus grand supplice qu'il y ait au monde est de se rappeler les jours heureux pendant les jours d'infortune!»

Non-seulement il la regarde, mais les charrettes font halte. Ah! l'on va faire pour Robespierre ce que l'on a fait pour Philippe-Egalité, on va lui montrer une dernière fois son palais.

Ce fut alors seulement que je m'aperçus de l'effroyable affluence de monde qui s'était agglomérée sur ce point. Sans doute on avait lancé d'avance le programme de la funèbre comédie qui devait être jouée à cette place, et les spectateurs y étaient accourus en foule. Pas une fenêtre qui ne fût occupée, beaucoup avaient été louées des prix insensés. Des parents des victimes attendaient là Robespierre pour jouer autour de sa charrette et jusqu'au pied de l'échafaud le rôle du chœur de la vengeance antique.

Il me passa comme un éblouissement: non-seulement j'étais pour quelque chose dans le supplice de ces malheureux, j'étais le grain de sable, c'est vrai, qui avait fait pencher la balance, mais encore j'étais pour quelque chose dans l'évocation de tout ce monde qui sortait on ne sait d'où, de ces hommes à cheveux poudrés, à habits et à culottes de soie, qui jusque-là s'étaient contentés d'errer la nuit, comme des phalènes, dans les rues de Paris, et qui, pour la première fois, osaient s'y montrer le jour; de ces femmes barbouillées de rouge, coiffées de fleurs, à quatre heures de l'après-midi, demi-nues, accoudées aux fenêtres comme au jour de la Fête-Dieu, sur des tapis de velours et sur des châles de pourpre; si mon mauvais génie ne m'eût point conduite à la prison des Carmes, si je n'eusse point porté ce poignard rue de la Perle à Tallien, tout ce monde ne serait point là, ce seraient ceux qui vont à l'échafaud en ce moment qui y en enverraient d'autres.

Mais enfin ne pourrait-on pas les y conduire, à cet échafaud dont ils ont frayé le chemin, sans cette augmentation de supplice? La peine de mort est la privation de la vie, voilà tout, mais non une vengeance.

On s'était arrêté pour faire exhibition des patients; ces mêmes gendarmes, ces sbires d'Henriot qui sabraient la veille ceux qui voulaient sauver les condamnés, piquaient aujourd'hui les condamnateurs d'hier de la pointe de leurs sabres et disaient à Couthon, affaissé sur ses jambes paralysées: «Lève-toi donc, Couthon!» et à Robespierre, brisé par une horrible blessure: «Tiens-toi donc droit, Robespierre!» Et, en effet, la fatigue avait fait retomber celui-ci sur son banc. Mais, au premier appel à son orgueil, il s'était redressé, avait promené sur la foule ce regard terrible, dont j'eus ma part: il m'avait revue.

Mais aussi pourquoi n'avais-je pas quitté ma fenêtre? Qui me tenait clouée à cette fenêtre?

Un pouvoir plus fort que ma volonté.

Je devais voir ce qui allait se passer: c'était ma punition à moi.

Cette sanglante féerie devait avoir son ballet: c'était pour cela que l'on s'était arrêté devant la maison Duplay. Une ronde se forma. Des femmes, si cela peut s'appeler des femmes, se mirent à danser en rond en criant:

«À la guillotine, Robespierre! À la guillotine, Couthon! À la guillotine, Saint-Just!»

Je n'oublierai jamais de quel calme et fier regard le beau jeune homme, le seul qui n'eût point essayé d'échapper à la mort ou qui n'eût point attenté à sa vie, regarda cette ronde de furies et écouta ces cris de malédictions. C'était à tout remettre en doute; on voyait la conscience transparaître dans ces grands yeux méprisants et pleins de dédain de la vie.

Mais ce n'était pas le tout, et la fête devait avoir son dénoûment immonde comme le reste. Un de ces horribles gamins qui sortent des égouts, un de ces bâtards du ruisseau, que l'on ne voit, comme certains reptiles, que les jours de pluie, était là avec un seau plein de sang pris à l'abattoir. Il trempa un balai dans le sang, et se mit à peindre en rouge l'innocente maison de Duplay.

Oh! cette dernière injure, il ne put la supporter; il plia la tête, et, qui sait! de cet œil fixe et sec peut-être une larme tomba-t-elle!

Mais lorsque les charrettes se remirent en mouvement au cri de: À la guillotine! à la guillotine! cette tête livide dont on ne voyait plus que les yeux se redressa, et ses yeux se fixèrent sur moi.

Alors, tu te rappelles, mon Jacques bien-aimé, cette ballade allemande que nous lûmes ensemble, où un fiancé mort enleva sa fiancée vivante, dont le crime a été de blasphémer en apprenant sa mort, partout où ils passent, à un cri que jette le sombre cavalier, tous les morts soulèvent la pierre de leur tombeau et le suivent, contraints par une force magique. Eh bien! ce fut ainsi que son regard me déracina pour ainsi dire de l'endroit où j'étais, et m'entraîna par une force contre laquelle ma volonté ne pouvait rien, à la suite de ce spectre vivant.

 

Je quittai ma fenêtre, je descendis dans la rue, je suivis le cortège. J'avais les yeux sur la charrette, je ne pouvais pas les en détourner; il y avait une foule à faire trembler, elle m'emportait avec elle sans que je sentisse son étouffante pression. Je marchais et cependant il me semblait que mes pieds ne touchaient pas la terre.

Arrivée à la place de la Révolution, je me trouvai, je ne sais comment cela se fit, une des mieux placées.

Je vis porter Couthon, je vis monter Saint-Just. Celui-ci mourut le sourire aux lèvres. Lorsque le bourreau montra sa tête au peuple, le sourire n'était pas encore effacé.

Le tour de Robespierre vint. Certes cet homme ne pouvait plus aspirer qu'à une chose: à mourir! La tombe, c'était le port où devait jeter l'ancre ce vaisseau brisé. Il monta calme et ferme. Il me sembla que son œil me cherchait et jetait une étincelle de haine en me rencontrant. Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! permettrez-vous que ce regard d'un mourant me porte malheur?

Mais alors, au moment où je m'en doutais le moins, il se passa sur l'échafaud une chose odieuse, infâme, inouïe.

Un des aides du bourreau, une bête féroce, – il y a des hommes indignes du nom d'homme, – voyant cette rage, entendant ces malédictions, voulut jouer son rôle dans la symphonie infernale: il saisit par un de ses angles cette serviette qui soutenait sa mâchoire et l'arracha.

C'était plus de douleur que la machine humaine n'en pouvait supporter. La mâchoire brisée retomba comme celle d'un squelette.

Robespierre poussa un rugissement.

Je ne vis plus rien.

J'entendis un coup sourd qui frappait dans l'ombre.

J'étais évanouie.

XXV

Lorsque je revins à moi, j'étais seule dans ma chambre et couchée sur mon lit.

Je me levai sur mon séant, je laissa glisser mes jambes hors de mon lit et me trouvai assise.

– Oh! murmurai-je, quel abominable rêve!

En effet, tout ce que j'avais vu en réalité se représentait à moi sous la forme d'un rêve.

J'étais au milieu de l'obscurité la plus complète, mais je voyais se dessiner sur la muraille tout l'effrayant spectacle auquel j'avais assisté.

Les charrettes fatales défilaient devant moi avec ces misérables, mutilés, disloqués, brisés. Au milieu d'eux, seul, Saint-Just sain et sauf, la tête haute et le sourire dédaigneux, puis cette halte à la porte du menuisier, ce misérable gamin barbouillant la porte de sang, enfin, sur la place de la Révolution, ce valet de bourreau arrachant à Robespierre cet appareil qui conservait seul à son visage une forme humaine. J'entendais ce cri, ce rugissement sous lequel j'étais tombée écrasée, me demandant par quelle fatalité, à la même place, mon cœur avait défailli devant la victime et devant le bourreau.

Je fus tirée de cette hallucination par le bruit de ma porte qui s'ouvrait. J'ignorais complètement où j'étais; je me crus dans un cachot et qu'on venait me chercher pour me conduire à mon tour à la mort.

Je jetai un cri et demandai:

– Qui va là?

– Moi, me répondit la voix bien connue de Jean Munier.

– De la lumière! de la lumière! demandai-je.

Il alluma une bougie. Je m'assis sur mon lit, la main sur mes yeux d'abord, puis je regardai où j'étais, et je reconnus mon entresol.

Alors tout me revint en mémoire.

– Ah! dis-je, eh bien! le citoyen Tallien?

– Je l'ai vu, je l'ai rassuré sur sa belle Terezia, mais je lui ai dit que par vous seule il pouvait savoir où elle était, ne voulant pas vous priver du bonheur de le réunir à votre amie. Par malheur il est président de la Convention. La Convention s'est déclarée en permanence; jusqu'à minuit il est au fauteuil; si à minuit il est parvenu à faire remplacer ou à modifier dans son sens le comité de salut public, il aura l'ordre de liberté.

– Mais là bas! m'écriai-je, nos deux malheureuses amies?

– Elles savent qu'elles ne seront pas guillotinées, c'est le principal. Je retourne à la Convention, Tallien m'a fait promettre d'y revenir; je l'attends, et, à quelque heure que ce soit, je viens vous prendre ici avec lui. Pendant ce temps, rhabillez-vous en femme et allez chercher votre garçon menuisier et votre apprentie lingère; avec votre habit d'homme, peut-être ne vous les confierait-on point.

Il me sembla que mon brave commissaire pouvait bien avoir raison; aussitôt son départ, je me hâtai de me transformer, et je descendis pour prendre un fiacre et aller chercher les deux enfants.

Mais il n'était plus question de fiacre; la rue Saint-Honoré était en fête et les voitures n'y circulaient pas. Il y avait des feux de joie de vingt en vingt pas, et devant ces feux, autour de ces feux de joie, des danseurs de toutes les classes de la société.

D'où sortaient tous ces jeunes gens en habit de velours, en culotte de nankin, en bas de soie chinés? D'où sortaient toutes ces femmes barbouillées de rouge comme des roues de carrosse, décolletées jusqu'à la ceinture! Qui avait dicté les paroles, qui avait fait la musique de ces carmagnoles royalistes plus déhanchées que la carmagnole républicaine? Jamais je n'eusse imaginé pareille folie.

Je traversai toute cette saturnale repoussant vingt bras qui voulaient m'entraîner dans ces rondes insensées. Sur la place du Palais-Égalité on ne savait où mettre le pied; les fusées vous inondaient, les pétards vous éclataient dans les jambes, la population était, aux flambeaux et aux torches, visible comme s'il eût été grand jour.

Sans cette circonstance j'eusse bien certainement trouvé les portes de mes deux magasins fermées; mais elles étaient toutes grandes ouvertes, et maîtres, maîtresses et commensaux de la maison prenaient part à la fête. De vieilles servantes qui ne pouvaient trouver de cavaliers dansaient avec leurs balais.

J'entrai au magasin des Deux-Sergents; on me prit pour une pratique qui, malgré l'heure avancée, venait acheter quelque objet de lingerie, et l'on me remit au lendemain. On avait bien le temps de vendre, la terreur était finie, le commerce allait refleurir.

Je me fis reconnaître; je dis le motif de ma visite. J'appris, chose qu'on ne savait pas, que madame de Beauharnais n'avait point été exécutée pendant les derniers jours, qu'elle vivait encore et qu'elle attendait ses enfants.

La joie de ces braves gens fut grande. Ils adoraient la petite Hortense. On l'appela à grands cris; elle s'était retirée dans sa chambre et pleurait pendant que les autres se réjouissaient; mais à peine eut-elle su que sa petite mère vivait toujours et qu'il ne lui était rien arrivé, qu'elle se mit à sauter et à rire. C'était une charmante enfant de dix à onze ans, avec une peau satinée, de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus transparents comme l'éther.

On ne fit sur le billet aucune objection, et l'on s'apprêta à me remettre l'enfant; mais pour une pareille solennité la maîtresse de la maison voulut absolument qu'on la fit belle. On vêtit Hortense de sa plus jolie robe et on lui mit un bouquet à la main, et pendant ce temps j'allai chercher son frère.

Le menuisier, sa femme et tous les apprentis dansaient et chantaient autour d'un grand feu qui brûlait dans la rue de l'Arbre-Sec; je m'informai du jeune Beauharnais et on me le montra accoudé à une borne et regardant tristement toute cette joie à laquelle il ne prenait aucune part.

Mais lorsque j'eus été à lui, quand je me fus fait reconnaître, que je lui eus dit de quelle part je venais, lui, au lieu d'éclater en rires joyeux, il se mit à pleurer, ne prononçant que ces deux mots: Ma mère! ma mère!

Lequel des deux enfants aimait le mieux sa mère; autant l'un que l'autre, mais tous deux l'aimaient avec un caractère différent.

En un instant Eugène eut fait sa toilette. C'était un grand jeune homme de seize ans, avec de beaux yeux noirs, de beaux cheveux noirs tombant sur ses épaules. Il m'offrit son bras, je le pris, et nous nous hâtâmes de traverser la rue pour aller prendre sa sœur.

Elle nous attendait tout habillée, son bouquet à la main; elle avait une robe de mousseline blanche, une ceinture blanche et un chapeau de paille rond avec un ruban bleu; de son chapeau de paille s'échappaient des flots de cheveux blonds. Elle était charmante.

Nous reprîmes en courant la rue Saint-Honoré.

Onze heures sonnaient à l'horloge du Palais-Égalité; les feux commençaient de s'éteindre et l'on circulait un peu plus librement. Tout le long de la route, je n'étais occupée, à droite et à gauche, qu'à répondre aux questions des deux enfants sur leur mère.

Nous arrivâmes à mon entresol, à la porte duquel j'avais laissé la clef, mais mon commissaire n'était pas encore de retour. J'expliquai aux deux enfants que j'étais obligée d'attendre le citoyen Tallien, qui pouvait seul ouvrir les portes de la prison de leur mère. Ils le connaissaient de nom, mais ni l'un ni l'autre n'était fort au courant de l'histoire de la révolution, qui ne leur était venue que tamisée par le milieu commercial dans lequel ils vivaient.

Il y avait deux fenêtres à ma chambre, les enfants se mirent à l'une, moi à l'autre; nous attendîmes.

Il faisait un temps magnifique, un de ces temps qui font croire, lorsqu'il arrive de grands événements, que pour leur accomplissement le ciel donne la main à la terre. J'entendais le jeune homme, qui avait quelques notions d'astronomie, dire à sa sœur le nom des étoiles.

Puis tout à coup, un peu après minuit sonné, le roulement d'un fiacre se fit entendre, venant par la petite rue qui longe la grille de l'Ascension, et il s'arrêta à notre porte.

La portière s'ouvrit, deux hommes sautèrent sur le pavé.

C'étaient Tallien et le commissaire.

Celui-ci leva le nez, m'aperçut à la fenêtre, arrêta Tallien qui allait se lancer dans l'allée, et m'appela.

Puis, se retournant vers Tallien:

– Inutile de perdre son temps à monter, dit-il, elle descend.

En effet, je descendais avec les deux enfants.

– Ah! mademoiselle, me dit Tallien, je sais tout ce que je vous dois. Croyez que Terezia et moi ne l'oublierons jamais.

– Vous vous aimez, vous allez vous revoir, vous allez être heureux, lui dis-je, ce sera pour moi une bien douce récompense.

Il serra mes mains dans les siennes et me montra la portière du fiacre ouverte; j'y montai, pris Hortense sur mes genoux, mais notre complaisant commissaire déclara que, pour ne pas nous gêner, il montait sur le siège avec le cocher.

Peut-être n'était-il pas fâché de me laisser le temps de causer avec Tallien au moment où le feu de la reconnaissance n'avait pas encore eu le temps de s'attiédir.

Si c'était là son intention; il devina juste. À peine la portière refermée, le cocher eût-il pris au galop le chemin de la Force, que j'entamai le chapitre des faits et gestes de messire Jean Munier. – Un mot que je dirais tout bas à Terezia, lui ferait ajouter ses recommandations aux miennes.

Les chevaux ne cessaient d'aller au galop, et cependant Tallien, passant sa tête à la portière, criait à chaque instant:

– Plus vite! plus vite!

Nous arrivâmes à la Force. Il y avait à la porte les restes d'un rassemblement qui s'y était tenu toute la journée; c'étaient des parents et des amis dont les amis et les parents étaient enfermés dans la prison. On avait craint que, comme la veille, les charrettes ne continuassent de fonctionner, et chacun était venu avec une arme quelconque pour s'opposer en ce cas au départ des prisonniers. L'heure passée, le rassemblement avait continué d'avoir lieu la nuit sans que l'on sût pourquoi et par la seule raison qu'il avait eu lieu le jour.

On regarda curieusement les personnes qui descendaient du fiacre, et j'entendis tout bas murmurer le nom de Tallien par une personne qui avait reconnu l'ex-proconsul de Bordeaux.

Mais comme Tallien avait frappé en maître à la porte de la Force, la porte s'était ouverte rapidement, et rapidement s'était refermée.

Le commissaire nous servait de guide. J'eusse pu en faire autant, car je commençais à être familière avec la prison, et le père Ferney m'appelait en riant sa petite pensionnaire.

Tallien laissa au guichet le commissaire avec les papiers nécessaires à l'élargissement des prisonniers, et s'élança par les escaliers, ne voulant pas être retardé par ces formalités.

Le père Ferney nous donna un guichetier; mais, comme je connaissais le chemin aussi bien que lui et que j'étais plus légère, j'étais avant lui à la porte.

 

– C'est nous! criai-je en frappant trois coups.

Deux cris me répondirent, et des pas légers s'élancèrent vers la porte accourant au devant de moi.

– Et Tallien? dit la voix de Terezia.

– Il est là, répondis-je.

– Et mes enfants? demanda la voix de Joséphine.

– Eux aussi, ils y sont!

Une double exclamation monta au ciel.

Je démasquai la porte.

La clef grinça dans la serrure, la porte roula sur ses gonds, le flot se précipita dans la chambre, l'amant vers l'amante, les enfants vers la mère.

Je n'étais ni amante ni mère. J'allai m'asseoir sur le lit, je m'aperçus que seule j'étais seule! et je pleurai.

– Où étais-tu? mon Jacques bien-aimé!

Pendant quelques secondes on n'entendit que des baisers, des cris de joie, des mots entrecoupés: Ma mère! Mes enfants! Ma Terezia! Mon Tallien!

Puis, égoïstes à force d'amour, ne voyant plus qu'eux au monde, les prisonniers sortirent en deux groupes, sans s'inquiéter de celle qui restait derrière eux.

La chambre demeura vide. Oh! elle avait vu sans doute de grandes tristesses cette chambre, elle avait entendu sans doute de bien douloureux sanglots; elle avait vu des enfants s'arracher aux bras de leur mère, des femmes à ceux de leur époux, des pères à ceux de leurs filles. Eh bien! elle n'avait rien entendu de pareil, j'en suis sûre, au soupir que je poussai en me renversant sur ce lit.

Je fermai les yeux; j'aurais voulu me croire morte. Sous cette terre insensible j'avais plus de parents et plus d'amis que dans ce monde d'oublieux et d'ingrats.

C'était la seconde fois que je regrettais que la guillotine n'eût pas voulu de moi.

Je tombai dans un état de torpeur impossible à décrire.

Une voix connue me tira de mon abattement.

Elle disait:

– Eh bien! vous ne venez donc pas, vous?

Je rouvris les yeux; c'était mon commissaire qui venait me chercher.

Il ne m'avait pas oubliée, lui!

Il avait encore besoin de moi.