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Acté

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– Silas! Silas!.. murmura la jeune fille.



– Acté! s'écria le jeune homme en se relevant et en se précipitant vers elle.



– Silas, ayez pitié de moi, dit Acté; lorsque je vous ai reconnu, un espoir est entré dans mon cœur. Vous êtes brave et fort, Silas, habitué à lutter avec les habitants des forêts et les hôtes du désert, peut-être si vous eussiez combattu nous eussiez-vous sauvés tous deux.



– Et le martyre! interrompit Silas en montrant le ciel.



– Et la douleur! dit Acté en laissant tomber sa tête sur sa poitrine. Hélas! je ne suis pas comme toi née dans une ville sainte; je n'ai point entendu la parole de vie de la bouche de celui pour qui nous allons mourir: je suis une jeune fille de Corinthe, élevée dans la religion de mes ancêtres; ma foi et ma croyance sont nouvelles, et le mot de martyre ne m'est connu que depuis hier; peut-être aurais-je encore du courage pour moi-même; mais, Silas, s'il me faut vous voir mourir devant moi de cette mort lente et cruelle, peut-être n'en aurais-je pas pour vous.



– C'est bien, je combattrai, répondit Silas: car je suis toujours sûr de retrouver plus tard la joie que vous m'enlevez aujourd'hui. Alors, faisant un signe de commandement aux esclaves: Mon cheval, mon épée et mes javelots! dit-il à haute voix et avec un geste d'empereur.



Et la multitude se mit à battre des mains, car elle comprit à cette voix et à ce geste qu'elle allait voir une de ces luttes herculéennes comme il lui en fallait pour ranimer ses sensations blasées par les combats ordinaires.



Silas s'approcha d'abord du cheval; c'était comme lui un fils de l'Arabie; ces deux compatriotes se reconnurent; l'homme dit au cheval quelques paroles dans une langue étrangère, et, comme si le noble animal les eût comprises, il répondit en hennissant. Alors Silas arracha du dos et de la bouche de son compagnon la selle et la bride que les Romains lui avaient imposés en signe d'esclavage, et l'enfant du désert bondit en liberté autour de celui qui venait de la lui rendre.



Pendant ce temps Silas se débarrassait à son tour de ce que son costume avait de gênant, et, roulant son manteau rouge autour de son bras gauche, il resta avec sa tunique et son turban. Alors il ceignit son épée, prit ses javelots, appela son cheval qui obéit, docile comme une gazelle et, s'élançant sur son dos, il fit, en se courbant sur le cou, et sans autre secours pour le diriger que celui de ses genoux et de sa voix, trois fois le tour de l'arbre où était enchaînée Acté, pareil à Persée prêt à défendre Andromède: l'orgueil de l'Arabe venait de reprendre le dessus sur l'humilité du chrétien.



En ce moment une porte à deux battants s'ouvrit au dessous du podium, et un taureau de Cordoue, excité par des esclaves, entra en mugissant dans le cirque; mais à peine y eut-il fait dix pas, qu'épouvanté du grand jour, de la vue des spectateurs et des cris de la multitude, il plia sur ses jarrets de devant, abaissa sa tête jusque sur la terre, et, dirigeant sur Silas ses yeux stupides et féroces, il commença à se lancer, avec les pieds de devant, du sable sous le ventre, à écorcher le sol avec ses cornes, et à souffler la fumée par ses naseaux. En ce moment un des maîtres lui jeta un mannequin bourré de paille et ressemblant à un homme, le taureau s'élança aussitôt dessus et le foula aux pieds; mais au moment où il était le plus acharné contre lui, un javelot partit en sifflant de la main de Silas, et alla s'enfoncer dans son épaule: le taureau poussa un rugissement de douleur, puis, abandonnant aussitôt l'ennemi fictif pour l'adversaire réel, il s'avança sur le Syrien, rapide, la tête basse et, traînant sur le sable un sillon de sang. Mais celui-ci le laissa tranquillement s'approcher, puis, lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas de lui, il fit faire, avec l'aide de la voix et des genoux, un bond de côté à sa légère monture, et tandis que le taureau passait, emporté par sa course, le second javelot alla cacher dans les flancs ses six pouces de fer: l'animal s'arrêta frémissant sur ses quatre pieds, comme s'il allait tomber, puis, se retournant presque aussitôt, il se rua sur le cheval et le cavalier; mais le cheval et le cavalier commencèrent à fuir devant lui, comme emportés par un tourbillon.



Ils firent ainsi trois fois le tour de l'amphithéâtre, le taureau s'affaiblissant à chaque fois et perdant du terrain sur le cheval et sur le cavalier; enfin, au troisième tour il tomba sur ses genoux; mais presque aussitôt se relevant, il poussa un mugissement terrible, et, comme s'il eût perdu l'espoir d'atteindre Silas, il regarda circulairement autour de lui, pour voir s'il ne trouverait pas quelque autre victime où épuiser sa colère: c'est alors qu'il aperçut Acté. Il sembla douter un instant que ce fût un être animé, tant son immobilité et sa pâleur lui donnaient l'aspect d'une statue, mais bientôt, tendant le cou et les narines, il aspira l'air qui venait de son côté. Aussitôt, rassemblant toutes ses forces, il piqua droit sur elle: la jeune fille le vit venir, et poussa un cri de terreur; mais Silas veillait sur elle: ce fut lui à son tour qui s'élança vers le taureau, et le taureau qui sembla le fuir; mais en quelques élans de son fidèle numide, il l'eût bientôt rejoint: alors il sauta du dos de son cheval sur celui du taureau, et, tandis que du bras gauche il le saisissait par une corne et lui tordait le cou, de l'autre il lui plongeait son épée dans la gorge jusqu'à la poignée; le taureau égorgé tomba expirant à une demi-lance d'Acté, mais Acté avait fermé les yeux, attendant la mort, et les applaudissements seuls du cirque lui apprirent la première victoire de Silas.



Trois esclaves entrèrent alors dans le cirque, deux conduisaient chacun un cheval qu'ils attelèrent au taureau afin de le traîner hors de l'amphithéâtre; le troisième tenait une coupe et une amphore; il emplit la coupe et la présenta au jeune Syrien; celui-ci y trempa ses lèvres à peine, et demanda d'autres armes: on lui apporta un arc, des flèches et un épieu; puis tout le monde se hâta de sortir, car au-dessous du trône que l'empereur avait laissé vide, une grille se soulevait, et un lion de l'Atlas, sortant de sa loge, entrait majestueusement dans le cirque.



C'était bien le roi de la création, car, au rugissement dont il salua le jour, tous les spectateurs frémirent, et le coursier lui-même, se défiant pour la première fois de la légèreté de ses pieds, répondit par un hennissement de terreur. Silas seul, habitué à cette voix puissante pour l'avoir plus d'une fois entendue retentir dans les déserts qui s'étendent du lac Asphalte aux sources de Moïse, se prépara à la défense ou à l'attaque en s'abritant derrière l'arbre le plus voisin de celui où était attachée Acté, et en apprêtant sur son arc la meilleure et la plus acérée de ses flèches; pendant ce temps-là, son noble et puissant ennemi s'avançait avec lenteur et confiance, ne sachant pas ce qu'on attendait de lui, ridant les plis de sa large face, et balayant le sable de sa queue. Alors les maîtres lui lancèrent pour l'exciter des traits émoussés avec des banderoles de différentes couleurs; mais lui, impassible et grave, continuait de s'avancer sans s'inquiéter de ces agaceries, lorsque tout à coup, au milieu des baguettes inoffensives, une flèche acérée et sifflante passa comme un éclair, et vint s'enfoncer dans une de ses épaules. Alors il s'arrêta tout à coup avec plus d'étonnement que de douleur, et comme ne pouvant comprendre qu'un être humain fût assez hardi pour l'attaquer: il doutait encore de sa blessure; mais bientôt ses yeux devinrent sanglants, sa gueule s'ouvrit, un rugissement grave et prolongé, pareil au bruissement du tonnerre, s'échappa comme d'une caverne de la profondeur de sa poitrine; il saisit la flèche fixée dans la plaie, et la brisa entre ses dents; puis, jetant autour de lui un regard qui, malgré la grille qui les protégeait, fit reculer les spectateurs eux-mêmes, il chercha un objet où faire tomber sa royale colère: en ce moment il aperçut le coursier, frémissant comme s'il sortait de l'eau glacée, quoiqu'il fût couvert de sueur et d'écume; et, cessant de rugir, pour pousser un cri court, aigu et réitéré, il fit un bond qui le rapprocha de vingt pas de la première victime qu'il avait choisie.



Alors commença une seconde course plus merveilleuse encore que la première; car là il n'y avait plus même la science de l'homme pour gâter l'instinct des animaux; la force et la vitesse se trouvèrent aux prises dans toute leur sauvage énergie, et les yeux de deux cent mille spectateurs se détournèrent un instant des deux chrétiens pour suivre autour de l'amphithéâtre cette chasse fantastique d'autant plus agréable à la foule qu'elle était moins attendue: un second élan avait rapproché le lion du cheval, qui, acculé au fond du cirque, n'osant fuir ni à droite ni à gauche, s'élança par dessus la tête de son ennemi, qui se mit à le poursuivre par bonds inégaux, hérissant sa crinière, et poussant de temps en temps des rauquements aigus auxquels le fugitif répondait par des hennissements d'épouvante; trois fois on vit passer comme une ombre, comme une apparition, comme un coursier infernal échappé du char de Pluton, l'enfant rapide de la Numidie, et chaque fois, sans que le lion parût faire effort pour le suivre, on le vit se rapprocher de celui qu'il poursuivait jusqu'à ce qu'enfin, rétrécissant toujours le cercle, il se trouvât courir parallèlement avec lui; enfin le cheval, voyant qu'il ne pouvait plus échapper à son ennemi, se dressa tout debout le long de la grille, battant convulsivement l'air de ses pieds de devant; alors le lion s'approcha lentement, comme fait un vainqueur sûr de sa victoire, s'arrêtant de temps en temps pour rugir, secouer sa crinière et déchirer alternativement le sable de l'arène avec chacune de ses griffes. Quant au malheureux coursier, fasciné comme le sont, dit-on, les daims et les gazelles à la vue du serpent, il tomba, se débattant, et se roula sur le sable dans l'agonie de la terreur: en ce moment, une seconde flèche partit de l'arc de Silas, et alla s'enfoncer profondément entre les côtes du lion: l'homme venait au secours du coursier et rappelait à lui la colère qu'il avait détournée un instant de lui.

 



Le lion se retourna, car il commençait de comprendre qu'il y avait dans le cirque un ennemi plus terrible que celui qu'il venait d'abattre en le regardant; ce fut alors qu'il aperçut Silas qui venait de tirer de sa ceinture une troisième flèche et la posait sur la corde de son arc; il s'arrêta un instant en face de l'homme, cet autre roi de la création. Cet instant suffit au Syrien pour envoyer à son ennemi un troisième messager de douleur, qui traversa la peau mouvante de sa face et alla s'enfoncer dans son cou; puis ce qui se passa alors fut rapide comme une vision: le lion s'élança sur l'homme, l'homme le reçut sur son épieu. Puis l'homme et le lion roulèrent ensemble; on vit voler des lambeaux de chair, et les spectateurs les plus proches se sentirent mouiller d'une pluie de sang. Acté jeta un cri d'adieu à son frère: elle n'avait plus de défenseur, mais aussi elle n'avait plus d'ennemi: le lion n'avait survécu à l'homme que le temps nécessaire à sa vengeance, l'agonie du bourreau avait commencé comme celle de la victime finissait: quant au cheval, il était mort sans que le lion l'eût touché.



Les esclaves rentrèrent, et emportèrent, au milieu des cris, des applaudissements frénétiques de la multitude, le cadavre de l'homme et des animaux.



Alors tous les yeux se reportèrent sur Acté, que la mort de Silas laissait sans défense. Tant qu'elle avait vu son frère vivant, elle avait espéré pour elle. Mais en le voyant tomber elle avait compris que tout était fini, et elle avait essayé de murmurer, pour lui qui était mort et pour elle qui allait mourir, des prières qui s'éteignaient en sons inarticulés, sur ses lèvres pâles et muettes: au reste, contre l'habitude, il y avait sympathie pour elle dans cette foule, qui la reconnaissait à ses traits pour une Grecque; tandis qu'elle l'avait prise d'abord pour une juive. Les femmes, et les jeunes gens, qui surtout commençaient à murmurer, et quelques spectateurs, se levaient pour demander sa grâce, lorsque les cris: «Assis! assis!» se firent entendre des gradins supérieurs: une grille s'était levée, et une tigresse se glissait dans l'arène.



À peine sortie de sa loge, elle se coucha à terre, regardant autour d'elle avec férocité, mais sans inquiétude et sans étonnement; puis elle aspira l'air, et se mit à ramper comme un serpent vers l'endroit où le cheval s'était abattu: arrivée là, elle se dressa comme il avait fait contre la grille, flairant et mordant les barreaux qu'il avait touchés, puis elle rugit doucement, interrogeant le fer, et le sable et l'air, sur la proie absente: alors des émanations de sang tiède encore et de chair palpitante parvinrent jusqu'à elle, car les esclaves, cette fois, n'avaient pas pris la peine de retourner le sable: elle marcha droit à l'arbre contre lequel s'était livré le combat de Silas et du lion, ne se détournant à droite et à gauche que pour ramasser des lambeaux de chair qu'avait fait voler autour de lui le noble animal qui l'avait précédée dans le cirque, enfin elle arriva à une flaque de sang que le sable n'avait point encore absorbée, et elle se mit à boire comme un chien altéré, rugissant et s'animant à mesure qu'elle buvait: puis, lorsqu'elle eut fini, elle regarda de nouveau autour d'elle avec des yeux étincelants, et ce fut alors seulement qu'elle aperçut Acté, qui, attachée à l'arbre et les yeux fermés, attendait la mort sans oser la voir venir.



Alors la tigresse se coucha à plat ventre, rampant d'une manière oblique vers sa victime, mais sans la perdre de vue; puis arrivée à dix pas d'elle, elle se releva, aspira, le cou tendu et les naseaux ouverts, l'air qui venait de son côté; alors d'un seul bond franchissant l'espace qui la séparait encore de la jeune chrétienne, elle retomba à ses pieds, et lorsque l'amphithéâtre tout entier, s'attendant à la voir mettre en pièces, jetait un cri de terreur dans lequel éclatait tout l'intérêt qu'avait inspiré la jeune fille à ces spectateurs qui étaient venus pour battre des mains à sa mort, la tigresse se coucha, douce et câline comme une gazelle, poussant de petits cris de joie, et léchant les pieds de son ancienne maîtresse: à ces caresses inattendues Acté surprise rouvrit les yeux et reconnut Phoebé, la favorite de Néron.



Aussitôt les cris de Grâce! grâce! retentirent de tous côtés, car la multitude avait pris la reconnaissance de la tigresse et de la jeune fille pour un prodige; d'ailleurs Acté avait subi les trois épreuves voulues, et puisqu'elle était sauvée, elle était libre: alors l'esprit changeant des spectateurs passa, par une de ces transitions si naturelles à la foule, de l'extrême cruauté à l'extrême clémence. Les jeunes chevaliers jetèrent leurs chaînes d'or, les femmes leurs couronnes de fleurs. Tous se levèrent sur les gradins, appelant les esclaves pour qu'ils vinssent détacher la victime. À ces cris, Lybicus, le noir gardien de Phoebé, entra et coupa avec un poignard les liens de la jeune fille, qui tomba aussitôt sur ses genoux: car ces liens étaient le seul appui qui soutenait debout son corps brisé par la terreur; mais Lybicus la releva, et, soutenant sa marche, il la conduisit, accompagnée de Phoebé qui la suivait comme un chien, vers la porte appelée sana vivaria, parce que c'était par cette porte, comme nous l'avons dit déjà, que sortaient les gladiateurs, les bestiaires et les condamnés qui échappaient au carnage: à l'autre seuil une foule immense l'attendait, car les hérauts, descendant dans le cirque, venaient d'annoncer la suspension des jeux qui ne devaient reprendre qu'à cinq heures du soir; à son aspect elle éclata en applaudissements et voulut l'emporter en triomphe, mais Acté suppliante joignit les mains, et le peuple s'ouvrit devant elle, lui laissant le passage libre: alors elle gagna le temple de Diane, s'assit derrière une colonne de la cella; elle y resta pleurante et désespérée, car elle regrettait maintenant de n'être pas morte en se voyant seule au monde, sans père, sans amant, sans protecteur et sans ami: car son père était perdu pour elle, son amant l'avait oubliée, Paul et Silas étaient morts martyrs.



Lorsque la nuit fut venue, elle se rappela qu'il lui restait une famille, et elle reprit seule et silencieuse le chemin des Catacombes.



Le soir, à l'heure dite, l'amphithéâtre se rouvrit de nouveau: l'empereur reprit sa place sur le trône qui était resté vide pendant une partie de la journée, et les fêtes recommencèrent; puis, lorsque l'ombre fut descendue, Néron se souvint de la promesse qu'il avait faite au peuple de lui donner une chasse aux flambeaux: on attacha à douze poteaux de fer douze chrétiens enduits de soufre et de résine, et l'on y mit le feu; puis l'on fit descendre dans le cirque de nouveaux lions et de nouveaux gladiateurs.



Le lendemain, un bruit se répandit dans Rome, c'est que les lettres qu'avait reçues César pendant le spectacle, et qui avaient paru lui faire une si profonde impression, annonçaient la révolte des légions de l'Espagne et des Gaules commandées par Galba et par Vindex.



Chapitre XVI

Trois mois après les événements que nous venons de raconter, à la fin d'un jour pluvieux et au commencement d'une nuit d'orage, cinq hommes sortis de la porte Nomentane s'avançaient à cheval sur la voie qui porte le même nom: celui qui marchait le premier, et que par conséquent on pouvait considérer comme le chef de la petite troupe, était pieds nus, portait une tunique bleue, et par dessus cette tunique un grand manteau de couleur sombre; quant à sa figure, soit pour la garantir de la pluie qui fouettait avec violence, soit pour la soustraire aux regards des curieux, elle était entièrement couverte d'un voile; car, quoique, comme nous l'avons dit, la nuit fût affreuse, quoique les éclairs sillonnassent l'ombre, quoique le tonnerre retentit sans interruption, la terre semblait tellement occupée de ses révolutions, qu'elle avait oublié celles du ciel. En effet, de grands cris populaires s'élevaient de la cité impériale, pareils aux rumeurs de l'Océan pendant une tempête, et tandis que sur la route on rencontrait de cent pas en cent pas, soit des individus isolés, soit des groupes dans le genre de celui que nous venons de décrire; tandis qu'aux deux côtés des voies Alaria et Nomentane, on voyait s'élever les nombreuses tentes des soldats prétoriens qui avaient abandonné leurs casernes situées dans l'enceinte de Rome, et étaient venus chercher hors des murs de la ville un campement plus libre et plus difficile à surprendre. C'était, comme nous l'avons dit, une de ces nuits terribles où toutes les choses de la création prennent une voix pour se plaindre, tandis que les hommes se servent de la leur pour blasphémer. Au reste l'on eût dit, à la terreur du chef de la cavalcade sur laquelle nous avons attiré l'attention de nos lecteurs, qu'il était le but vers lequel se dirigeait la double colère des hommes et des dieux. En effet, au moment où il sortit de Rome, un souffle étrange avait passé dans l'air, et au même instant que les arbres en frémissaient, la terre avait tressailli et les chevaux s'étaient abattus en hennissant, tandis que les maisons éparses dans la campagne oscillaient visiblement sur leur base. Cette commotion n'avait duré que quelques secondes, mais elle avait couru de l'extrémité des Apennins à la base des Alpes, si bien que toute l'Italie en avait tremblé. Un instant après, en traversant le pont jeté sur le Tibre, un des cavaliers fit remarquer à ses compagnons que l'eau, au lien de descendre à la mer, remontait en bouillonnant vers sa source, ce qui ne s'était vu encore que le jour où Julius César avait été assassiné. Enfin, en arrivant au sommet d'une colline d'où l'on découvre Rome tout entière, et sur la crête de laquelle un cyprès aussi ancien que la ville s'élevait, vénérable et respecté, un coup de tonnerre s'était fait entendre, le ciel avait semblé s'ouvrir, et la foudre, enveloppant les voyageurs d'une nuée sulfureuse, avait été briser l'arbre séculaire qu'avaient jusqu'alors respecté le temps et les révolutions.



À chacun de ces présages sinistres, l'homme voilé avait poussé un gémissement sourd, et avait, malgré les représentations d'un de ses compagnons, mis son cheval à une allure un peu plus vive; de sorte que la petite troupe suivait alors au trot au milieu de la voie; à une demi-lieue de la ville à peu près, elle rencontra une troupe de paysans qui, malgré le temps affreux qu'il faisait, venaient joyeusement à Rome. Ils étaient parés de leurs habits de fête et avaient sur la tête des bonnets d'affranchis, pour indiquer que de ce jour le peuple était libre. L'homme voilé voulut quitter le pavé et prendre à travers terre; son compagnon saisit son cheval par la bride, et le força de continuer sa route. Lorsqu'ils arrivèrent près des paysans, un d'eux leva son bâton pour leur faire signe d'arrêter; les cavaliers obéirent.



– Vous venez de Rome? dit le paysan.



– Oui, répondit le compagnon de l'homme voilé.



– Que disait-on d'Oenobarbus?



L'homme voilé tressaillit.



– Qu'il s'était sauvé, répondit un des cavaliers.



– Et de quel côté?



– Du côté de Naples: il a été vu, dit-on, sur la voie Appienne.



– Merci, dirent les paysans; et ils continuèrent leur route vers Rome, en criant: «Vive Galba! et mort à Néron!»



Ces cris en éveillèrent d'autres dans la plaine, et, des deux côtés du camp, les voix des prétoriens se firent entendre, chargeant César d'affreuses imprécations.



La petite cavalcade continua son chemin; un quart de lieue plus loin elle rencontra une troupe de soldats.



– Qui êtes-vous? dit un des hastati, en barrant le chemin avec sa lance.



– Des partisans de Galba, qui cherchent Néron, répondit un des cavaliers.



– Alors, meilleure chance que nous, dit le décurion, car nous l'avons manqué.



– Comment cela?



– Oui, l'on nous avait dit qu'il devait passer sur cette route, et, voyant un homme qui courait au galop, nous avons cru que c'était lui.



– Et?..dit d'une voix tremblante l'homme voilé.



– Et nous l'avons tué, répondit le décurion; ce n'est qu'en regardant le cadavre que nous nous sommes aperçus que nous nous étions trompés. Soyez plus heureux que nous, et que Jupiter vous protège!



L'homme voilé voulut de nouveau remettre son cheval au galop, mais ses compagnons l'arrêtèrent. Il continua donc de suivre la route; mais au bout de cinq cents pas à peu près son cheval butta contre un cadavre, et fit un écart si violent que le voile qui lui couvrait le visage s'écarta. En ce moment passait un soldat prétorien qui revenait en congé.

 



– Salut, César! dit le soldat. Il avait reconnu Néron à la lueur d'un éclair.



En effet, c'était Néron lui-même, qui venait de se heurter au cadavre de celui qu'on avait pris pour lui; Néron, pour qui à cette heure tout était un motif d'épouvante, jusqu'à cette marque de respect que lui donnait un vétéran; Néron, qui, tombé du faite de la puissance, par un de ces retours de fortune inouïs dont l'histoire de cette époque offre plusieurs exemples, se voyait à son tour fugitif et proscrit, fuyant la mort qu'il n'avait le courage ni de se donner, ni de recevoir.



Jetons maintenant les yeux en arrière, et voyons par quelle suite d'événements le maître du monde avait été réduit à cette extrémité.



En même temps que l'empereur entrait au cirque, où il était salué par les cris de Vive Néron l'Olympique! vive Néron Hercule! vive Néron Apollon! vive Auguste, vainqueur de tous ses rivaux! gloire à cette voix divine! heureux ceux à qui il a été donné d'entendre ses accents célestes! un courrier venant des Gaules franchissait au galop de son cheval ruisselant de sueur la porte Flaminienne, traversait le Champ-de-Mars, passait sous l'arc de Claude, longeait le Capitole, entrait au cirque, et remettait à la garde qui veillait à la loge de l'empereur les lettres qu'il apportait de si loin et en si grande hâte. Ce sont ces lettres qui, comme nous l'avons dit, avaient forcé César de quitter le cirque; et, en effet, elles étaient d'une importance qui expliquait la disparition subite de César.



Elles annonçaient la révolte des Gaules.



Il y a des époques dans l'histoire du monde où l'on voit un empire qui semblait endormi d'un sommeil de mort, tressaillir tout à coup comme si, pour la première fois, le génie de la liberté descendait du ciel pour illuminer ses songes; alors, quelle que soit son étendue, la commotion électrique qui l'a fait frissonner s'étend du nord au midi, de l'orient à l'occident, et court à des distances inouïes réveiller des peuples qui n'ont aucune communication entre eux, mais qui, tous arrivés au même degré de servitude, éprouvent le même besoin d'affranchissement: alors, comme si quelque éclair leur avait porté le mot d'ordre de la tempête, on entend les mêmes cris venir de vingt points opposés; tous demandant la même chose dans des langues différentes, c'est-à-dire que ce qui est ne soit plus. L'avenir sera-t-il meilleur que le présent? Nul ne le sait, et peu importe, mais le présent est si lourd, qu'il faut d'abord s'en débarrasser, puis l'on transigera avec l'avenir.



L'empire romain, jusqu'à ses limites les plus reculées, en était arrivé à cette période. Dans la Germanie inférieure, Fonteïus Capiton; dans les Gaules, Vindex; en Espagne, Galba; en Lusitanie, Othon; en Afrique, Claudius Macer, et en Syrie, Vespasien, formaient avec leurs légions un demi-cercle menaçant, qui n'attendait qu'un signe pour se resserrer sur la capitale. Seul, Virginius, dans la Germanie supérieure, était décidé, quelque chose qui arrivât, à rester fidèle, non pas à Néron, mais à la patrie: il ne fallait donc qu'une étincelle pour allumer un incendie. Ce fut Julius Vindex qui la fit jaillir.



Ce préteur, originaire d'Aquitaine, issu de race royale, homme de cœur et de tête, comprit que l'heure où la famille des Césars devait s'éteindre était arrivée. Sans ambition pour lui-même, il jette les yeux autour de lui, afin de trouver l'homme élu d'avance par la sympathie générale. À sa droite, et de l'autre côté des Pyrénées, était Sulpicius Galba, que ses victoires en Afrique et en Germanie avaient fait à la fois puissant sur le peuple et sur l'armée. Sulpicius Galba haïssait l'empereur, dont la crainte l'avait arraché de sa villa de Fondi pour l'envoyer en Espagne comme exilé plutôt que comme préteur. Sulpicius Galba était désigné d'avance et depuis longtemps par les traditions populaires et par les oracles divins comme devant porter la couronne. C'était l'homme qui convenait en tout point pour mettre à la tête d'une révolte. Vindex lui envoya secrètement des lettres qui contenaient tout le plan de l'entreprise, qui lui promettaient, à défaut du concours des légions, l'appui de cent mille Gaulois, et qui le suppliaient, s'il ne voulait pas concourir à la chute de Néron, de ne point se refuser du moins à la dignité suprême qu'il n'avait point cherchée, mais