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Histoire des salons de Paris. Tome 3

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MADAME TALLIEN

Oh! ni l'un ni l'autre! J'avais seulement avec le directeur une explication sur une amitié à laquelle il ne veut pas croire et que je voulais lui démontrer… Mais, à propos, avez-vous trouvé Bourdon?

MADAME BONAPARTE

Mon Dieu, oui! et il ne sait rien! rien du tout… C'est un vrai malheur de plus que de telles inquiétudes!.. Lucien et Joseph sont ici; mais comment m'adresser à eux?.. ils me repousseraient.

MADAME TALLIEN

Écoutez, ma chère Joséphine: demain, vers deux heures, donnez-moi une tasse de chocolat dans votre délicieuse petite chambre de la rue Chantereine, et là nous causerons affaires tant que vous le voudrez. Mais croyez bien que je serai sévère pour ce soir: plus d'affaire, plus de pensées sérieuses. Allons! Barras, le souper sera-t-il bientôt servi?

BARRAS

Mais voulez-vous souper avec la foule? n'est-il pas convenu que nous soupons dans mon petit salon? J'ai donné les ordres, et l'on a mis seulement douze couverts.

MADAME TALLIEN

Je veux fort de cet arrangement!.. Mais qui aurez-vous?

BARRAS

N'êtes-vous pas ici la souveraine? C'est vous qui désignerez les élus.

MADAME TALLIEN

Qui aurons-nous, Joséphine? Mais réfléchissez bien avant de parler.

MADAME BONAPARTE

Eh bien!.. madame de Staël.

BARRAS

Ah! mon Dieu!

MADAME TALLIEN

Mais elle a raison; je suis assez pour elle… Cependant, écoutez; faites attention… ne la blesserez-vous pas en lui proposant d'entrer dans les petits appartements?

BARRAS, riant

Non, non! et si vous le voulez, je vais le lui proposer. Nous aurons Mirande, madame de Château-Regnault… et puis en hommes je le vais dire à Talleyrand, à Fouché, à Petiet… Ah diable! j'oubliais!.. cet imbécile de Mouquet57 n'a-t-il pas été accuser madame de Staël de complot royaliste, que sais-je moi, avec Talleyrand?.. cela ne me compromettra-t-il pas alors d'avoir madame de Staël à souper?

MADAME TALLIEN

Bah! il y a longtemps que les Conseils prétendent que vous conspirez pour les Bourbons, et que même vous êtes au moment de proclamer le roi dans Paris. On m'a raconté cette belle nouvelle hier au soir, et si je ne vous en ai pas fait fête en arrivant, c'est parce que je gardais cette histoire pour le souper.

BARRAS

Mais elle n'est pas gaie?

MADAME TALLIEN

Ah! mon Dieu! comme vous prenez la chose tragiquement! mais c'est absurde! Allons, soyez gai, et riez à l'instant comme le doit faire un vrai roi du festin. (La pendule sonne une heure.) Une heure!.. Maintenant, il vous est défendu d'avoir une triste pensée. Obéirez-vous? continua-t-elle en lui présentant sa main.

– Ah! vous êtes une enchanteresse, lui dit Barras, en se dirigeant avec elle et les personnes désignées pour le souper vers le salon intérieur dans lequel on devait veiller jusqu'au jour.

C'était en effet un bruit assez répandu dans Paris que Barras conspirait pour la royauté; quel motif avait donné lieu à ce bruit étrange, on l'ignore. Ce que Barras avait dit le 21 janvier 1797 devait cependant rassurer les républicains. Chargé, comme président du Directoire, de prononcer le discours pour la fête de l'anniversaire de la mort de Louis XVI, il le fit avec une telle recherche révolutionnaire qu'il scandalisa tout le parti modéré, qui commençait à être le plus nombreux. Ce discours, prononcé dans l'église Notre-Dame, transformée en temple de la Raison, fut d'une nature incendiaire.

«… Ce n'est pas seulement de la chute du trône et de la juste punition d'un tyran parjure qu'il faut que le retour annuel de cette fête entretienne la postérité: elle lui retracera encore les causes si légitimes, les motifs si purs, la volonté si prononcée et le besoin si unanimement senti de notre glorieuse révolution. En ce jour auguste, la postérité impartiale récapitulera tous les maux que les rois ont faits au monde, et pénétrée des horreurs du despotisme, des douceurs de la liberté, elle bénira les mortels courageux qui ont osé exécuter une entreprise aussi périlleuse, mais salutaire au peuple français.»

Ce discours, digne des jours du terrorisme, appela sur Barras toutes les plaisanteries, les sarcasmes les plus amers du club de Clichy. – Un journaliste, l'abbé Poncelin, homme assez obscur, osa écrire quelque chose, n'importe où, contre Barras… Ce fut sa perte. Barras était roi à cette époque, tout en anathématisant la royauté. Que faire à un homme, cependant, pour venger une injure personnelle, dans un pays où l'égalité, la liberté de la presse et de la pensée, sont proclamées!.. Des agens de police attirèrent l'abbé Poncelin au Luxembourg…; on le fit entrer dans une pièce reculée, et là, au lieu de ce qu'il s'attendait à trouver, il fut reçu par les aides-de-camp du directeur58 et contraint de se mettre à genoux, de demander pardon; le malheureux fut ensuite fustigé de la plus cruelle manière, et jeté à la porte presque mourant. Fiévée, fort jeune alors, était rédacteur de la Gazette de France, dont Poncelin était propriétaire; il eut le noble courage de se porter accusateur de cet attentat vraiment indigne. Une plainte contre le Directoire fut portée chez le juge de paix de la section du Luxembourg, qui, à son tour, eut le courage de la recevoir; mais Poncelin, qui montra par-là qu'il méritait son châtiment, intimidé ou gagné, retira sa plainte et arrêta la poursuite de cette affaire. Toutefois, elle avait éveillé la haine d'abord, et détruit le peu de respect qu'on portait à ce gouvernement. Barras surtout, dont les vices et la conduite déréglée donnaient plus de prise à la critique, et même au blâme, fut attaqué par Villot, député de l'Escaut au Conseil des Cinq-Cents, qui prétendit qu'en 1791 Barras avait déclaré au Châtelet n'avoir que trente-trois ans: – il n'avait donc pas l'âge pour être directeur. Dès le lendemain, Barras prouva le contraire par un acte de naissance… Mais toutes ces discussions étaient mortelles pour le grand corps de l'État, qui, attaqué au-dehors, dévoré au-dedans par des guerres civiles et des discordes, devait nécessairement tomber, et tel eût été son sort si, en effet, Napoléon ne fût pas revenu de l'Égypte. Et cependant on célébrait chaque jour des fêtes nationales: outre cette fête épouvantable du 21 janvier, on en avait une autre plus indigne encore… le Directoire la fit abolir… c'était la fête de la Raison…

Ceux qui n'ont pas vécu dans ce temps vraiment étonnant, où le peuple français faisait chaque jour une nouvelle sottise qui prouvait son état de folie, seront peut-être bien aises de connaître les détails de cette fête qui eut lieu à Paris, en France, en l'an, non pas de grâce, mais de malheur, 1793, le 21 novembre (1er frimaire an II), dont je viens de parler tout à l'heure. C'est la fête de la Raison. C'est une étude, en vérité, qu'il est curieux de faire…

Une femme, nommée Sophie Momoro, dont le mari était imprimeur59 et l'un des membres les plus absurdes du club des Cordeliers en 1793, fut choisie pour être la principale actrice de cette scène, qui eût été burlesque si le malheur de notre ruine n'y eût été écrit en sinistres caractères… Momoro était grand partisan de la loi agraire, parce qu'il n'avait rien, comme, au reste, tous les honnêtes personnages d'alors. Cet homme accueillit donc avec ardeur la proposition des clubs réunis des Jacobins et des Cordeliers, qui composaient la commune de Paris, lorsqu'ils firent proclamer le culte de la Raison. La femme de Momoro était jeune, fraîche, grande et forte; c'était une Raison toute faite, marchant de bonne grâce au ridicule et à l'impiété, puisqu'elle était une sœur et amie. En conséquence, elle fut proclamée à l'unanimité pour remplir et créer le rôle de la Raison, quitte à trouver une doublure pour un cas très-prévu, comme un enfant ou toute autre chose fort terrestre. Au reste, la doublure était facile à trouver six mois plus tard; mais alors, au mois de novembre, à part l'honneur de faire la Raison, il n'y avait pas beaucoup d'émulation pour se promener en tunique de crêpe par un froid de sept à huit degrés.

 

Le 21 novembre 1793, le peuple de Paris put aller admirer ce que ses bons rois de la Convention faisaient pour ses plaisirs et sa morale; le tout mêlé ensemble et représenté sur un théâtre élevé exprès pour cette belle chose dans l'église de Notre-Dame! On avait construit deux estrades des deux côtés de la nef, et à la porte du chœur, une grande charpente sur laquelle on dressa un autre théâtre. Les décorations étaient apportées des Menus et de l'Opéra. Ce théâtre représentait un grand temple environné d'arbres, orné de guirlandes de fleurs… Ce temple était sur le sommet d'une montagne (symbole de la faction montagnarde); vers le milieu était un rocher sur lequel brillait un énorme flambeau allumé: cela voulait dire la Vérité… Sur le frontispice du temple, on avait écrit à la Philosophie…; sur le devant, à l'entrée, on avait placé une foule de bustes des philosophes les plus athées… Voltaire, Volney, Diderot, Fontenelle…

Des deux côtés du théâtre étaient deux troupes, l'une formée par les chanteurs de l'Opéra, en tête desquels étaient Laïs, Chéron et tous les premiers rôles d'alors en femmes; l'autre troupe avait pour chefs Vestris, Gardel, madame Gardel, et tout ce qui faisait admirer ses pirouettes sur la scène de l'Opéra. Lorsque la députation de la Convention et la Commune tout entière furent placées, le spectacle commença. Les chanteurs entonnèrent un hymne dont les paroles sont de Chénier60 (Marie-Joseph), et les danseurs et les danseuses, prenant leurs guirlandes, dansèrent, à leur grand contentement, ce qui les rendit les plus heureux de la fête, car ils sautaient, et par le froid qu'il faisait, c'était le plus utile de la cérémonie… Au bout de quelques instants, on entendit un grand bruit d'acclamations: c'était la Raison, portée dans un palanquin, presque nue, parce qu'on sait que la raison et la vérité n'aiment pas à être cachées. La déesse fut déposée sur le maître-autel!.. et là, debout, dans cet état que je vous ai dit, madame Momoro-Raison ou Raison-Momoro reçut les hommages de la multitude, qui, toujours avide ou au moins curieuse d'un spectacle inaccoutumé, court au premier appel qui lui est fait… L'encens montait en colonnes bleuâtres autour du corps presque nu de cette femme, tandis que deux cents jolies filles, vêtues de blanc et seulement d'une petite tunique de crêpe, les épaules, la poitrine et les bras découverts, la tête couronnée de chêne, descendaient la montagne un flambeau à la main… Alors la Raison, qui était entrée dans le temple de la Philosophie, en sortit, et vint s'asseoir sur un siége de gazon pour recevoir les hommages des républicains et des républicaines… Cette troupe chantait et dansait encore pour reconnaître un tel honneur, et cela devait être… Pourquoi les gens de l'Opéra seraient-ils venus là si ce n'eût été pour chanter et danser?.. Lorsque les hommages furent finis, la déesse de la Raison descendit de son siége et rentra dans son temple.

Alors l'enthousiasme devint délire, folie. On dansait avec les coryphées, avec les premiers rôles… la hiérarchie de talent était bien quelque chose vraiment au moment où madame Momoro faisait la déesse tant qu'elle pouvait! On dansa avec les prêtresses de la Raison, qui ne la prêchaient guère…; on dit même qu'on s'embrassa en mémoire du baiser de paix… Enfin, ce fut une vraie parade… Mais, après avoir dit que c'était ridicule, on se trouve arrêté, car c'est un autre mot qu'il faut pour exprimer ce qu'on sent dans l'âme à la vue de telles turpitudes.

Les membres de la Commune conduisirent les prêtresses et la déesse à la Convention;… cette troupe de jeunes femmes, presque toutes jolies, fit perdre la raison au sénat de la France: tout en proclamant le culte de cette même Raison, il décréta, séance tenante, que le culte catholique était enfin aboli et remplacé par celui de la Raison, et la même loi disait que l'église métropolitaine de Notre-Dame prendrait désormais le nom de temple de la Raison. Quelques misérables, qui ne méritaient pas de porter le nom de prêtres, avaient été apostés exprès parmi la foule; ils s'avancèrent et prêtèrent un serment qui servit à prouver la grandeur infinie de Dieu, car ils ne furent pas foudroyés en prononçant les paroles infâmes de leur abjuration.

La Convention décréta qu'une nouvelle députation de cent membres se rendrait à quatre heures au temple de la Raison, pour être témoin d'une seconde représentation de cette cérémonie sublime!..

C'est ici le cas de rendre justice à l'abbé Grégoire: il eut horreur de ces indignités, et refusa toujours d'y participer.

La seconde représentation ne fut terminée qu'à huit heures du soir… et ce fut une bacchanale et une orgie plutôt qu'une fête…

Le Directoire la conserva la première année seulement de son pouvoir. Laréveillère-Lépaux, qui avait aussi son idée, la fit abolir. Mais au moment du 18 brumaire, voici quelles étaient les fêtes ordonnées:

D'abord les Décadis; ensuite:

1er Vendémiaire. – Fondation de la République.

1er Pluviôse. – Anniversaire du 21 janvier.

10 Germinal. – Fête de la Jeunesse.

10 Floréal. – Fête des Époux.

10 Prairial. – Fête de la Reconnaissance.

10 Messidor. – Fête de l'Agriculture.

25 Messidor. – Anniversaire du 14 juillet.

9 et 10 Thermidor. – Fêtes de la Liberté.

22 Thermidor. – Anniversaire du 10 août.

10 Fructidor. – Fête de la Vieillesse.

18 Fructidor. – Anniversaire du 18 fructidor.

Jours complémentaires.

Tandis que l'on ordonnait ainsi des fêtes, l'orage grondait sur la tête de Barras; mais, en véritable épicurien, il ne voulait même pas entendre parler d'affaires; il disait toujours le fameux mot, à demain les affaires! Mais cette insouciance, qui devait lui devenir funeste, n'était pas feinte chez Barras; il était vraiment paresseux, et la mort ne l'eût pas effrayé au point de lui faire quitter, pour la fuir, un bon dîner et un appartement commode où il se trouvait avec des gens qu'il aimait… Il avait enfin reconnu que son système de république était absurde, et il en voulut changer; – le voulut-il pour le roi de France? je n'en sais rien. Ce qui est certain, c'est qu'en l'an VII, Barras reçut des communications du duc de Fleury, que Louis XVIII avait chargé de négocier sa rentrée en France auprès de Barras. Pour pouvoir avec plus de facilité voir les personnes qui venaient lui parler, il allait fort souvent à Grosbois; ce fut là que se passa une scène assez curieuse pour être mise dans l'Histoire du salon de Barras, en raison des personnages qui y figuraient en première ligne.

À l'époque dont nous nous occupons maintenant, c'est-à-dire en l'an VII, il y avait à Paris un homme qui, depuis, fut connu de nous tous pour avoir un esprit charmant et même supérieur: cet homme était M. de Lamothe, dont le père était avant la Révolution médecin ordinaire du Roi. La Révolution trouva le fils prêt à prendre toutes les idées nouvelles, et il s'y livra avec ardeur… Il avait reçu déjà plusieurs blessures et était venu à Paris pour s'y remettre de ses fatigues, lorsqu'il apprit tout à coup que Barras, alors président du Directoire, avait les plus fortes préventions contre lui, et on lui dit quels étaient ses crimes. À peine sut-il qu'on l'accusait d'incivisme, d'intelligence à l'étranger… qu'il alla trouver Sottin et le pria de vouloir bien l'accompagner jusqu'à Grosbois. Barras y était alors pour une Saint-Hubert, avec ses habitués intimes. M. de Lamothe dit à Sottin qu'il ne voulait pas demander un rendez-vous, et ils partirent un matin après déjeuner.

Grosbois était affectionné par Barras: il y avait fait des dépenses fort grandes et l'avait rendu un peu moins désagréable à la vue; mais c'était un endroit giboyeux, et pour Barras et ses amis il n'en fallait pas plus.

Pendant le chemin, Sottin demanda à M. de Lamothe s'il ne pouvait pas obtenir, par une voie quelconque, la protection de madame Tallien. Lamothe se mit à rire.

– Si sa protection pour moi était apparente, je la cacherais, dit-il à Sottin; le directeur ne sait que trop que je la connais déjà.

– Comment cela se peut-il? elle est toute-puissante.

– Oui, pour un autre; mais non dans cette affaire. Ignorez-vous donc ce qui s'est passé entre elle et moi il y a quelques années?

Sottin répondit qu'il n'en avait jamais entendu parler.

– Vous connaissez Édouard de C… dit Lamothe; eh bien! à cette époque, lui et moi nous étions amoureux comme des fous, ou plutôt comme des jeunes gens de vingt-deux ans pouvaient l'être d'une femme aussi ravissante que l'était madame de Fontenay; car alors elle n'était pas encore madame Tallien: elle était seulement madame de Fontenay, et demeurait à Bordeaux, sous la garde de son frère, M. Cabarrus, et un peu de son oncle, M. Jalabert.

Le frère était un vrai tuteur de comédie. Jaloux comme un Espagnol, grondeur comme un vieillard de tous les pays, il était si désagréable, qu'il fallait aimer sa sœur comme nous l'aimions pour supporter ce que nous supportions de lui. Quant à elle, qui était l'objet principal de l'entreprise, elle était belle, et encore plus ravissante qu'elle ne l'est aujourd'hui, où tout Paris l'admire, et, de plus, bonne et douce et prévenante. C'était un ange comme ceux qu'on prie; un ange auquel il ne manquait que des ailes!

Sottin se mit à rire. – Vous êtes bien poétique aujourd'hui, lui dit-il.

– Non, répondit froidement Lamothe; je suis vrai, car je ne suis plus amoureux: ainsi vous voyez que vous devez me croire.

Ce que je vous raconte se passait en 1792, poursuivit Lamothe. Bordeaux commençait à s'agiter. J'y étais alors, ainsi qu'Édouard de C… et notre intention, à tous deux, était d'aller à l'armée, lorsque notre destinée nous fit rencontrer madame de Fontenay.

On était en été, et même encore au printemps; vous savez ce que c'est qu'un printemps du Midi: c'est, je crois, un avant-goût du paradis… Tout en parlant du charme de ce beau temps, de la liberté des champs, du bonheur qu'on trouverait à ne plus entendre gronder le lion populaire, on en vint tout naturellement à désirer la campagne. Édouard de C… dit: Pourquoi n'irions-nous pas à Bagnères? nous sommes près des Pyrénées: partons.

– Partons, dîmes-nous aussitôt. Le lendemain les préparatifs étaient faits, et deux jours après nous étions en chemin.

Ma rencontre avec madame de Fontenay avait eu quelque chose d'étrange. Édouard de C… avec qui j'étais en relations d'amitié, sans pourtant être fort intime, m'avait choisi pour son confident et me racontait combien il était malheureux. Souvent il voulait s'éloigner; mais la magicienne resserrait ses liens par un regard, et le malheureux jeune homme restait plus insensé que jamais. Je craignais d'être présenté à cette femme qui enflammait ainsi pour ne pas aimer, et puis un jour, je ne sais par quel événement simple cela se fit, je m'y trouvai présenté par Édouard lui-même.

– Puisque maintenant tu es dans la maison, me dit Édouard, je t'en conjure, fais les efforts pour découvrir ce qui peut causer sa froideur; car je l'aime, je l'aime comme un pauvre fou, cette femme, et je vois que non-seulement elle ne m'aime pas, mais qu'elle ne m'aimera jamais.

Il avait raison; je ne vis pas cet ensemble trois fois, que mon opinion fut arrêtée, et je l'aimai, sans scrupule de prendre une place occupée par un ami.

 

– Comment! vous étiez déjà aimé?

– Je n'ai pas dit cela…; n'allons pas si vite… Nous partîmes tous, madame de Fontenay, Édouard de C… Cabarrus et un oncle Jalabert, banquier de Bayonne, qui gardait sa nièce comme Cabarrus gardait sa sœur; c'était à en perdre l'esprit.

Nous allions à petites journées. Arrivés dans une bourgade par-delà Langon, nous ne trouvâmes que trois chambres pour toute la caravane, et c'était bien peu pour tant de monde; mais l'oncle et Cabarrus trouvèrent, au contraire, que la chose était admirable. Cabarrus mit des matelas par terre pour nous quatre, abandonna la troisième chambre aux domestiques, donna celle qui donnait sur le jardin à sa sœur; et quant à nous, nous nous établîmes dans la première de toutes.

Je remarquai une sorte d'alliance entre Édouard de C… Cabarrus et Jalabert. Ce soir-là, on me plaça de manière que j'étais entouré des trois autres; ceci avait une raison.

Depuis que le voyage était commencé, nous avions trouvé le moyen de nous réunir, madame de Fontenay et moi, c'est-à-dire que j'en avais enfin obtenu la permission de lui dire que je l'aimais, et elle m'écoutait sans colère. Ce même soir, nous devions enfin nous entendre mutuellement; car je voyais, je sentais qu'elle m'aimait, et cependant je me désespérais, car elle ne faisait encore que m'écouter: aussi, lorsque je me vis ainsi entouré, il me prit un vertige causé par la colère, qui me fit perdre toute pensée de retenue, et je résolus de parler à Thérésa, ou de tuer tout ce qui y mettrait obstacle. J'avais de fort bons pistolets: ils étaient chargés et toujours auprès de mon lit; mais le bruit aurait pu l'effrayer. Je pris avec moi, dans mon lit, un grand couteau à découper que je trouvai sur la table où nous avions soupé, et que j'emportai avec moi sans que l'on s'en aperçût. Nous nous couchâmes. Avant de faire une tentative pour me lever et passer au milieu de tous ces corps qui semblaient s'entendre pour me barrer le passage, je voulus bien m'assurer que tous étaient endormis.

La volonté ferme est toujours puissante. Je ne crois pas qu'il y ait une chose, quelque forte qu'elle soit, qui résiste à la volonté qui veut… Au bout d'une heure mes gardiens étaient endormis; alors je me levai… Mais, lorsque je voulus me chausser, je ne trouvai ni souliers ni bottes; Cabarrus avait tout fait emporter, sur le conseil d'Édouard de C…

Je ressentis une telle colère, que si dans ce moment l'un d'eux s'était éveillé, je lui aurais donné un coup de couteau, ou lui aurais cassé la tête; mais ils ne bougèrent pas. Cette mesure m'expliqua leur sécurité, et pourquoi ils s'étaient endormis si paisiblement: je ne voulus pas leur donner cause gagnée, et toujours attendant que leur sommeil fût plus profond, je ne me levai que lorsqu'il fut tout à fait certain qu'ils ne s'éveilleraient pas. Je passai au milieu d'eux avec des précautions dont le détail vous amuserait, et j'allai trouver celle qui m'attendait. Nous parlâmes de cet esclavage où elle était retenue, et je lui fis voir que c'était une souffrance qu'elle s'imposait volontairement… Elle m'écoutait, et m'aurait cru dans les conseils que je lui donnais, quand même Édouard de C… n'aurait pas agi comme il le fit. À mon retour dans notre chambre, il me parla sur un ton qui me déplut. Nous nous battîmes à l'heure même, et j'eus le bonheur de recevoir un coup d'épée.

– Comment! le bonheur?

– Eh! oui, sans doute: sans ce coup d'épée, je n'aurais jamais peut-être appris combien j'étais aimé! Madame de Fontenay, au désespoir de ma blessure, qu'elle croyait encore plus dangereuse, se mit à mon chevet, déclara à son frère et à son oncle qu'elle serait ma seule garde, qu'elle était sa maîtresse, et prétendait agir à sa guise. Le résultat de cette aventure fut que le frère partit pour l'armée avec Édouard de C… et fut tué dans cette même année; que l'oncle Jalabert s'en retourna à Bayonne, et que à Thérésa et moi, heureux comme on l'est quand on s'aime et qu'on est libre, nous passâmes le temps de ma convalescence dans le plus beau pays, ressentant au cœur une joie qui n'a plus de pareille dans le reste de la vie.

M. de Lamothe soupira profondément en disant les derniers mots. Sottin sourit.

– Vous riez, lui dit le colonel, et moi je sens que je suis vrai, cependant, en vous disant que j'étais plus heureux alors que je ne le fus et que je ne le serai jamais.

– Et que fîtes-vous ensuite?

– Les événements nous séparèrent. Je fus à l'armée; elle resta à Bordeaux, vit Tallien, en fut remarquée, puis ensuite fut au moment de mourir, et maintenant elle est la femme de cet homme aux mains rougies, qui crut laver le sang dont elles furent couvertes par le sang de ses frères en cruautés… Quant à elle, vous savez où elle est tombée!.. – Comment pouvez-vous me demander si j'ai cherché sa protection; je tremble même qu'elle ne soit à Grosbois: le croyez-vous?

– Mais la chose est probable; elle y est presque toujours, et il serait étonnant que pour une occasion comme celle d'une Saint-Hubert elle ne fût pas à sa place accoutumée.

– Je l'ai implorée il y a quelques mois, non pas pour moi, mais pour un homme qui m'intéresse et que j'aime, monsieur de Talleyrand; je crois avoir été pour beaucoup dans sa radiation.

– M. de Talleyrand! dit Sottin, avec un sourire significatif. Il n'est pas toujours très-poli; je crois que cela dépend du temps qu'il fait. Un jour je dînais à Auteuil chez M. de ***, et M. de Talleyrand s'y trouvait aussi. Je savais qu'il était là, mais lui ne me connaissait pas; car j'arrivais de Gênes, et il le prouva d'ailleurs en parlant de moi à propos des royalistes de la Vendée; il déclara que j'avais ajouté foi follement au rapport de Noël61 lorsqu'il m'écrivit que Louis XVIII entretenait des relations en France. Au fait, poursuivit-il avec ce sourire dédaigneux qu'on lui connaît, qu'attendre d'un pareil nom? Savez-vous bien que de Sottin à Sot il n'y a qu'une bien petite distance.

– Cela est vrai, lui dis-je, car en ce moment d'un sot à Sottin il n'y a que la largeur d'une table.

Nous étions en face l'un de l'autre.

La voiture entrait dans le parc en ce moment, ce qui empêcha la réponse de M. de Lamothe. Cela fut heureux, car il aimait M. de Talleyrand, et aurait fait une réponse désagréable à celui qui le conduisait.

Lorsque Sottin entra dans le salon, on était occupé à jouer et à causer. Madame Tallien, en habit de cheval, était assise près de la cheminée, et causait avec Barras. Madame de Château-Regnault était à une bouillotte avec le général Schawembourg, Mirande et quelques autres, et dans l'embrasure d'une fenêtre M. de Talleyrand jouait au piquet ou à l'impériale avec une autre personne.

En apercevant le colonel Lamothe, Barras fit un mouvement de surprise presque désagréable.

– Citoyen directeur, lui dit M. de Lamothe, j'ai appris que vous aviez dit un mot qui peut me faire croire que vous me soupçonnez d'une conduite qui est hors de ma façon de voir; si vous ne vous contentez pas de ma parole, ordonnez une enquête, je me rends volontairement prisonnier.

Barras ne répondit pas d'abord; son sourcil se fronça, et son front devint menaçant. Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui vit l'orage se former, se leva de la place où il était, s'en vint tout en boitant à M. de Lamothe, et lui prenant la main, il lui dit avec cette parole comme il faut et ce ton simple que nous lui connaissons:

– Bonjour, Lamothe; je suis bien aise de vous voir!.. Puis il retourna à sa place, où il reprit son jeu et le continua avec la même tranquillité que si rien ne se fût passé autour de lui.

Barras, qui peut-être était embarrassé de sa mauvaise humeur, fut content de la route que M. de Talleyrand lui ouvrait.

– M. de Lamothe, lui dit-il, j'ai peut-être cru un peu légèrement ce qu'on m'a dit de vous; vos amis, et vous en avez de bien dévoués, ajouta-t-il en souriant et jetant un coup d'œil du côté de madame Tallien, vos amis m'ont démontré que j'étais injuste envers vous. Oubliez tout ceci; et pour me le prouver, faites-moi l'honneur de dîner avec moi.

Lamothe s'inclina, et resta.

C'était à Grosbois qu'on jouait ces sommes effrayantes dont on parlait tant. La vie de la campagne n'était supportable que de cette manière avec des gens qui ne savaient ou plutôt qui ne voulaient pas causer. On se réunissait à onze heures pour déjeûner; on se promenait ensuite, et puis on rentrait; et alors, au lieu de se retirer dans son appartement pour lire ou écrire les lettres, on jouait au whist, au pharaon, au vingt et un, à la bouillotte, à tous les jeux de hasard et même au creps. Ce dernier avait été apporté par madame de Château-Regnault à Grosbois… Il y avait ensuite d'autres distractions que celles du jeu et de la chasse. Que d'intrigues se nouaient dans ce château! Que de mystères ses vieux murs pourraient révéler!.. La politique et l'amour, l'ambition et tout ce qu'elle entraîne avec elle, toutes ces passions prenaient leur essor dans ce lieu où nul frein ne leur mettait une entrave… Celui qui aurait tenu un journal exact de ce qui s'est passé à Grosbois en l'an VII et le commencement de l'an VIII ferait de ces notes un livre curieux.

Quelquefois, cependant, on était fatigué du jeu, et on s'établissait autour d'une cheminée où il y avait un bon feu de soirée d'automne à la campagne, et alors chacun racontait une histoire; mais il fallait qu'elle fût vraie, intéressante et effrayante… On en raconta plusieurs de fort curieuses, celle, par exemple, de deux femmes62 qui aimant le même homme voulurent mourir avec lui; l'une des deux, n'ayant pu y parvenir, se regarda comme la plus malheureuse, et ne put supporter la vie après avoir perdu son amant. Mais la plus intéressante de toutes fut racontée par Barras lui-même. Une personne qui était présente la raconta le lendemain elle-même, et elle devint publique. Mais Barras ayant demandé qu'elle ne fût pas imprimée, elle passa presque inaperçue.

Barras, ayant à peine vingt ans, fut appelé à l'île de France, dont son oncle était gouverneur. Désirant suivre la carrière des armes, il entra comme sous-lieutenant dans le régiment de Languedoc, et partit pour l'Inde en 1775. À peine arrivé, il dut en repartir pour aller à la côte de Coromandel; alors il quitta le régiment de Languedoc, et passa dans celui de Pondichéry. Le vaisseau sur lequel il était embarqué, avec un détachement de son régiment, était assez mauvais pour ne pas résister à un gros temps… Peu soucieux de sa vie à une époque où, en effet, on la joue contre un hasard, Barras ne s'inquiéta seulement pas de savoir dans quel état était le bâtiment qu'il montait, et partit à la grâce de Dieu pour sa destination. Arrivé au tiers de sa course, une tempête furieuse s'éleva. L'équipage, qui connaissait le mauvais état du bâtiment, s'abandonna au désespoir. La tête du capitaine se perdit, et le vaisseau, laissé à lui-même, donna contre un écueil où il se perdit presque entièrement… Dans cet instant, Barras voyait sa vie encore si longue, si belle d'avenir, pour lui qui était jeune, noble et riche!.. Eh bien! il était le plus calme de tous ceux qui l'entouraient. Les rochers sur lesquels ils avaient échoué étaient placés de manière que les naufragés pouvaient encore s'y maintenir, quoique avec peine, malgré la furie de la mer. Pendant deux jours et deux nuits la tempête fut horrible… Les malheureux étaient obligés de se cramponner aux rochers pour n'être pas entraînés par les vagues… Un pauvre matelot, dont les mains étaient engourdies, tomba dans la mer devant ses compagnons épouvantés… C'est ainsi qu'ils passèrent près de soixante heures… Le troisième jour, le ciel était pur, la nuit était calme, et un vent tiède apporta sur le front glacé des malheureux naufragés un air parfumé qui avait des émanations de la terre.

57Mouquet était membre de la société de la rue du Bac; il y dénonça madame de Staël et M. de Talleyrand comme conspirateurs royalistes, et proposa de faire une adresse au Corps législatif sur ce fait!..
58Comme général en chef, il avait droit à en avoir un nombre même illimité.
59Ce Momoro est une preuve de ce que produisent des temps comme ceux tant admirés de 93 et 94!.. Membre de la commission remplaçant le département de Paris, commissaire dans la Vendée, président de la section de Marseille, membre le plus ardent du club des Cordeliers, vice-président des Jacobins, complétant cette vie révolutionnaire en livrant sa femme pour faire la déesse de la Raison… Eh bien! cet homme, l'ami d'Hébert (le Père Duchesne), mourut sur l'échafaud comme son complice. C'est dans de tels faits qu'il faut étudier la Révolution, et non pas dans les ouvrages qui ne parlent que des grandes joies populaires de l'époque!.. Ou ces hommes étaient fidèles, alors qu'étaient donc leurs juges, et que devenait la justice républicaine?.. S'ils étaient traîtres, s'ils conspiraient en effet… si le Père Duchesne MENTAIT, où donc alors chercher la vérité de la Révolution?..
60Voici une strophe de cet hymne: À tant de siècles d'impostureSuccède un jour de vérité;De l'erreur la cohorte impureRampe aux pieds de la liberté.Sur les ruines du despotismeNos mains ont placé ses autels;Sur les débris du fanatisme,Français, dressons-en de pareils.Offrons à la Raison notre encens et nos vœux:Un peuple qui l'implore est digne d'être heureux. On voit que l'auteur de l'ode à la Calomnie ne se retrouve guère ici.
61Noël, ministre plénipotentiaire de la République en Suisse; il fit prévenir Sottin qu'il y avait en France des agents de la cause royale.
62Madame de Sarrut et madame Blanchet.