Kostenlos

Histoire des salons de Paris. Tome 2

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Le jeune homme les regarde d'abord avec surprise, puis avec une sorte de trouble.

– Que me voulez-vous? leur dit-il… je vous reconnais, vous êtes ici pour m'effrayer, mais je vous préviens que je N'AI PAS PEUR… Vous connaissez nos conventions; ainsi donc laissez-moi, et qu'il n'en soit plus question…

En parlant ainsi il se recouche et ferme les yeux, mais les figures sont toujours immobiles et silencieuses; elles gardent la même attitude, tandis que le tonnerre grondait avec éclats au-dessus du pavillon dont il ébranlait les vieux fondements…

Impatienté de cette obstination, il se relève, et, s'adressant à l'une des quatre figures:

– Que voulez-vous de moi? leur dit-il… Je vous ai déjà dit que vous ne m'effrayiez pas. Vous connaissez nos conditions… tenez-les donc, et observez votre parole comme j'observe la mienne.

Toujours le même silence… Il y avait dans cette immobilité une sorte de terreur sinistre, qui finit par agir sur le jeune homme.

– Éloignez-vous, leur dit-il!..

Et de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son front… ses dents claquaient l'une contre l'autre.

– Éloignez-vous, leur répéta-t-il… éloignez-vous!.. j'ai peur!

Ce mot une fois sorti de sa bouche, il retomba sur son lit épuisé et tout haletant…

Les figures demeurèrent toujours immobiles et silencieuses.

– Messieurs, s'écria le jeune homme hors de lui, je ne sais si vous avez fait un pacte avec les démons. Je crois, car… je vous reconnais sous vos visières… et pourtant… je ne sais qui vous êtes. Laissez-moi… vous m'avez effrayé, que voulez-vous de plus?

Même silence!

Depuis le commencement de cette plaisanterie, le jeune homme, craignant qu'elle ne dépassât les bornes de ce qu'il pourrait supporter, avait toujours sur lui une paire de petits pistolets chargés, et prêts à faire feu… il les mettait sur sa table de nuit auprès de lui, et ce même soir il en avait revu l'amorce, elle était en bon état… il en saisit un.

– Messieurs, dit-il d'une voix émue et tremblante d'émotion… je prends Dieu à témoin que le malheur qui va suivre est la faute de celui sur qui il frappera…

Il arme son pistolet et met en joue l'une des quatre figures… aucune ne fait un mouvement… Le malheureux qu'elles entourent ne voit plus aucun objet, n'entend aucun son; sa main tremble… il fait un dernier appel.

– Encore un coup, dit-il d'une voix brisée… Pas de réponse… Le second coup part… le malheureux regarde… personne n'a même chancelé… Le jeune homme porte ses regards de l'objet qu'il a frappé à un autre objet qu'il voit devant lui… c'est la balle qui lui est revenue; il la fixe… et tombe mort36

SALON
DE
Mme LA DUCHESSE DE CHARTRES,
AU PALAIS-ROYAL

Ce fut à l'époque de son arrivée au Palais-Royal que madame de Genlis commença à exercer son influence sur une société entière. Son crédit avait pour base une nécessité avec laquelle on mènera toujours les hommes chez nous; elle amusait… Les uns se plaisaient à causer avec une femme que son esprit supérieur plaçait au-dessus de toutes les autres, et les autres étaient fort attirés par des talents qui, à cette époque, faisaient le charme d'un salon. Elle jouait la comédie à ravir, elle chantait bien, elle jouait de la harpe comme personne n'en jouait alors; ajoutez à tous ces avantages une figure agréable et même jolie, un autre esprit que celui du monde et capable de remuer ce même monde, ce qu'elle a fait, au reste, avec une adresse plus qu'ordinaire dans un caractère de femme, et vous aurez le portrait de ce qu'était madame de Genlis au moment où elle quitta l'hôtel de Puisieux pour aller occuper un appartement au Palais-Royal, où elle venait d'obtenir une place de dame pour accompagner (et non de dame du palais, comme le dit une biographie de madame de Genlis que j'ai lue l'autre jour, et qui est absurde depuis la première ligne jusqu'à la dernière).

Madame de Genlis était nièce de M. le duc d'Orléans à cette époque37. Madame de Montesson avait épousé le prince, et s'était elle-même créé cette inconcevable position; à l'aide de l'amour que M. le due d'Orléans n'avait pas pour elle, et qu'elle avait su lui donner, elle avait eu l'habileté de le conduire à une union légitime, ne voulant pas en accorder une autre… Cette union toutefois fut secrète; le Roi, qui n'aimait pas la maison d'Orléans, fut bien aise de la tenir ainsi dans une sorte de dépendance. Ce n'était pas l'avis de M. Turgot et de M. Necker: tous deux, quoique ennemis, avaient à cet égard la même pensée; ils voulaient que le roi fît la grâce entière. M. de Malesherbes pensait comme eux.

– Un roi, disait M. Necker, est l'image de Dieu sur la terre… tout indulgence et tout amour!..

– Votre Majesté, disait M. de Malesherbes, qui ne croyait à rien ou du moins à bien peu de chose, doit s'attacher M. le duc d'Orléans par la reconnaissance; dans le cœur d'un homme comme lui, c'est pour jamais.

Mais Louis XVI était entêté comme, au reste, tous les esprits médiocres ayant le pouvoir… Rien n'est au-dessous d'un pareil inconvénient dans un roi.

Quoi qu'il en fût, madame de Genlis n'en était pas moins la nièce du duc d'Orléans; sa tante enfin était tante de M. le duc et de madame la duchesse de Chartres… Cette alliance, ce rapport intime n'a pas été assez remarqué dans les différents jugements qu'on a portés d'elle. Ce n'est certes pas que je la veuille défendre, j'ai dit en mille endroits que j'aimais trop madame de Staël pour aimer madame de Genlis. Ceci ressemblerait à de la passion, et cependant n'en est pas. Je suis juste, au contraire… car l'équité doit surtout présider à ce qui sort d'une plume contemporaine…

Oui, ces rapports étaient d'une nature, je le répète, qui imposait même des devoirs à M. le duc de Chartres, non pas ceux qui ont éveillé la censure publique, mais de ces rapports et de ces devoirs qui ne peuvent se décliner, et que l'on comprend à merveille pourvu qu'on connaisse un peu le monde de ce temps-là…

Aussitôt que madame de Genlis fut au Palais-Royal, on s'aperçut d'un immense changement dans la vie habituelle. La société de madame la duchesse de Chartres était agréable et presque entièrement composée des femmes de son service d'honneur. Jeune elle-même, agréable d'esprit, quoique assez nulle comme agrément de conversation, elle sentait néanmoins le charme qu'on pouvait trouver et apporter dans une causerie journalière et dans une vie d'habitude. Madame de Genlis n'eut donc pas de peine à lui inculquer ses principes dans ce genre, et à lui faire donner sa sanction à des réunions et des soupers réguliers au Palais-Royal. Il y avait grande réception tous les jours d'opéra, et pourvu qu'on fût présenté on avait le droit d'y venir souper. Ces jours-là il y avait une cohue tellement confuse que les intimes de la société de la princesse se dispensaient d'y paraître autrement qu'un instant et pour faire leur cour… Mais il y avait ensuite les petits jours, c'étaient les bons; on avait alors assez de monde pour y causer de tout et fort bien, et la soirée s'écoulait avec une rapidité charmante. J'ai connu particulièrement des hommes et des femmes qui avaient fait partie de ces réunions intimes, comme on les appelait, et qui étaient encore assez nombreuses pour qu'il s'y trouvât trente personnes à table… Parmi elles il s'en trouvait beaucoup de fort spirituelles; madame de Genlis était sans doute à la tête de tout ce qu'on pourrait nommer dans cette époque, fin du règne de Louis XV et commencement de celui de Louis XVI… Elle avait surtout le talent de charmer, comme, au reste, cela était assez communément alors. Comme on causait, comme on pensait, comme on écrivait dans ce temps-là! que d'esprit, de raison même au milieu d'une folie apparente qui ne présidait, au fait, qu'aux heures de dissipation!.. Les deux générations d'aujourd'hui parlent de ce temps sans le connaître autrement que par les meubles de Boule et les portraits de madame de Pompadour et de madame du Barry; mais le siècle de Louis XV est aussi inconnu aux deux générations qui sont devant nous que le règne éloigné d'un Jagellon… On entend des femmes trancher, décider, sur cette époque de Louis XV, comme elles disent sans savoir seulement la portée et la valeur de ce mot; on entend des femmes parler de ce temps-là parce qu'elles ont des vases de Chine dans leur cabinet et des tableaux de Mignard dans leur salon… Mais je n'ai vu nulle part des Vanloo ni des tableaux des peintres de cette époque; la chose est toute simple, il faudrait pour cela bien des choses qui manquent radicalement.

Madame de Genlis était prodigieusement instruite; ce qu'elle savait est immense. C'est toujours une bonne chose lorsqu'on a de l'esprit naturellement; cette culture ne peut être que fructueuse alors, et eut en effet le résultat qu'on trouvait en elle…

La société du Palais-Royal était, comme je l'ai dit, fort brillante et fort spirituelle; on pouvait même dire que c'était le salon le plus agréable de Paris. Cet éloge est grand; car alors Paris renfermait bien des personnes d'esprit… Plusieurs vieilles femmes, surtout, formaient une sorte de tribunal assez important pour toute personne reçue, mais fort indulgent cependant lorsqu'on se présentait devant lui convenablement. Il était composé de madame la marquise de Polignac, laide comme un singe, dont elle avait la physionomie vive et maligne; madame la comtesse de Rochambeau, gouvernante des enfants d'Orléans dans leur enfance; la comtesse de Montauban, la plus joyeuse des femmes: elle était fort spirituelle, plaisante, et ne disait rien comme personne… Puis venaient deux femmes fort influentes dans l'intérieur du palais: l'une était madame de Blot, dame d'honneur de la duchesse de Chartres; l'autre, madame la marquise de Barbantane: elle avait été dame pour accompagner de la duchesse d'Orléans, et puis gouvernante de madame la duchesse de Bourbon, sœur de M. le duc de Chartres, cette jeune princesse qui inspira une si violente passion à son fiancé, M. le duc de Bourbon, qu'il l'enleva!.. C'est une manière d'agir un peu leste pour tout le monde, et, en vérité, bien étonnante pour un prince!.. Elle fait au reste la morale des mariages d'inclination, comme disent les bonnes femmes, car nous avons vu la suite de celui-là!.. Madame de Barbantane était spirituelle, et surtout pour la conversation, talent qu'elle possédait avec un rare avantage sur les autres femmes… Il y avait encore la vicomtesse de Clermont-Gallerande. Madame de Genlis, comme on le voit, n'était pas déplacée dans cette société du Palais-Royal où vivaient ensuite dans l'intimité madame de Fleury, madame de Noailles et madame de Belzunce, sa sœur, et beaucoup d'autres très-connues par leur esprit ou bien par leur facilité de commerce sociable et bienveillant, qualité qu'on estime au-dessus peut-être de toutes les autres.

 

M. le duc de Chartres, quoique bien jeune encore à cette époque, avait déjà l'aplomb d'un homme de cinquante ans; et de plus, il en avait presque la figure: extrêmement bourgeonné, les traits altérés par les veilles et, l'on peut dire, une vie déréglée, le duc de Chartres, quoique dans la première jeunesse enfin, était assez peu agréable pour ne pas vivement regretter quelquefois le funeste emploi de ses jeunes années. Ce qui lui restait était une grande élégance, une tournure leste et noble et des manières à lui, on peut le dire, qui le rendirent, pendant plusieurs années, l'idole des jeunes gens de son âge… Les soins ne lui avaient pas manqué, même ceux dont certes on ne peut prévoir l'utilité; c'était d'ailleurs son père qui s'était chargé volontairement de ce soin38. Pour gouverneur, le jeune prince avait eu le comte de Pont-Saint-Maurice, homme de cour, d'honneur, et même d'esprit, mais trop facile pour être le chef de l'éducation du premier prince du sang de France… Il paraît que l'on n'était pas difficile, au reste, pour l'éducation des princes dans la famille d'Orléans; car on aurait pu avoir mieux que l'abbé Dubois… M. de Pont, satisfait de la bonne grâce de son élève, n'en demanda pas davantage à lui ni à Dieu, et le sous-gouverneur et le précepteur furent traités de pédants lorsqu'ils disaient que le prince ne travaillait pas.

Il n'est pas fait pour cela, disait M. de Pont39!

Et les choses allaient toujours de même, c'est-à-dire un peu plus mal, parce que, lorsqu'elles ne vont pas mieux, elles vont en empirant… C'est ainsi que le prince atteignit quinze ans. Alors l'enthousiasme pour lui fut au comble parmi les partisans et les serviteurs de la maison d'Orléans. Il était agréable, spirituel, avait des manières gracieuses, qualité qu'il ne garda pas longtemps, en quoi il eut grand tort; car je crois qu'il n'existe rien de plus séduisant dans le monde qu'un jeune prince et une princesse ayant de la bienveillance. Tout ce qu'ils ont de bien double en eux; on leur sait tant de gré d'être prévenants!.. On les remercie avec tant de reconnaissance de sortir de leur place royale pour venir à vous!.. Mais ce n'était pas la morale de M. de Conflans, du chevalier de Coigny, de M. de Fitz-James, et d'une foule de jeunes gens plus évaporés que méchants peut-être, mais dont les principes étaient assez mauvais pour corrompre un cœur de prince de quinze ans. Plus tard, M. d'Argenson, M. de Valençay et d'autres vinrent aussi!.. Un seul homme pouvait le sauver, c'était le chevalier de Durfort, l'homme qu'il a le plus aimé peut-être; il eut aussi de l'empire sur lui, mais le mal était fait… M. de Durfort eût été pour le prince un inestimable bienfait de la Providence s'il fût venu à temps pour le guider dans sa marche.

Le duc de Chartres était moqueur. C'est de tous les défauts, le plus funeste dans un prince. Rien n'efface la douleur que cause un sarcasme auquel on répond pourtant souvent avec avantage… Quelle doit être celle d'une blessure qu'on ne peut panser… sur laquelle n'est posé aucun appareil!.. Le duc de Chartres se fit beaucoup d'ennemis dans la maison même de son père… Les femmes surtout se déchaînèrent contre lui. Il était alors de mode de faire du romanesque. Richardson, Rousseau, mademoiselle de Lespinasse, Werther, madame Riccoboni, une foule d'ouvrages et de gens à grands sentiments, avaient renversé tout l'ordre de choses établi dans la société. Cela ne passait pas le sentiment, mais aussi on en était si bien entêté, que rien ne peut donner une idée de ce qu'était alors un salon où se trouvaient beaucoup de femmes… On y soutenait des thèses comme au temps des cours d'amour… et il était rare qu'on ne dît pas beaucoup de choses inconvenantes. Le duc de Chartres trouva un de ces tribunaux tout organisé parmi les femmes de la maison de sa mère; il s'amusa d'abord à les combattre avec de la raillerie, et ce fut assez pour qu'elles le prissent dans la plus belle des aversions… Mais après son mariage, il changea en plus d'amertume et de causticité ce qui n'était avant que de la raillerie: aussi, malgré le respect qu'imposait sa qualité de prince, les dames de madame la duchesse de Chartres et celles de madame la duchesse d'Orléans douairière se permettaient quelquefois de lui tenir tête.

Malgré tous ces inconvénients, M. le duc de Chartres était un homme parfaitement agréable dès qu'il voulait plaire… M. le vicomte de Ségur, M. le comte Louis de Narbonne, tous les Dillons, qui étaient alors les hommes les plus à la mode de France, prenaient modèle sur le duc de Chartres pour dire et faire comme lui, parce qu'il était à la mode… Plus tard, cette influence fut directe et funeste.

La duchesse de Chartres était un ange de bonté et de perfection. Elle avait de la candeur, de la sensibilité, qualités précieusement rares dans une princesse… Elle était pieuse comme un ange… Enfin, elle était ce que l'on ne peut rencontrer que rarement dans le monde ordinairement. Qu'on juge de l'effet que cela produisait à la cour! C'était une oasis dans le désert.

Parmi les autres hommes du Palais-Royal était M. de Thiars, frère du comte de Bissy; c'était un homme fort spirituel, quoi qu'en dise madame de Genlis. Il était caustique, et peut-être lui avait-il donné quelques coups de griffe. Il était prodigieusement laid… Sa laideur, me disait ma mère, était dangereuse pour une jeune femme comme celle de quelque animal étrange… Et pourtant on citait les noms de plus de dix femmes charmantes dont il avait été aimé avec passion. Il était auteur. Son fils était aussi fort spirituel…

Le comte de Valençay, frère du marquis d'Étampes, était un des hommes les plus agréables du Palais-Royal. Jouant la comédie à ravir, spirituel sans méchanceté, bon sans fadeur, aimant les arts et s'y connaissant bien, il était aimé et désiré dans toutes les maisons où il allait. M. le comte d'Osmond était aussi un homme de bonne compagnie, et tout-à-fait de mise; mais des amis qui l'ont beaucoup connu m'ont dit que sa distraction continuelle lui donnait cette réputation de grand esprit qu'on lui reconnaissait généralement, et que particulièrement on lui contestait. Le marquis de Barbantane, mari de madame de Barbantane dont j'ai parlé, était aussi un homme de beaucoup d'esprit, moqueur, et peut-être même un peu méchant, ce qui contrastait singulièrement avec une recherche exquise de politesse dont on ne savait que faire avec ce persiflage continuel.

M. et madame Duchâtelet, la duchesse de Grammont, M. de La Tour-du-Pin, le comte de Clermont-Gallerande, dont la jolie figure était déformée par des tics tout-à-fait singuliers. Mais ceux-là n'étaient rien, il en avait un autre plus insupportable; c'était de faire continuellement des citations et de les faire fausses… Le chevalier d'Oraison était par son esprit un des hommes40 recherchés du Palais-Royal.

La société du Palais-Royal fut ensuite plus étendue dans son intimité… mais à cette époque elle était encore assez restreinte pour qu'il fût très-difficile d'y être admis. Je ne prétends pas faire du salon de madame la duchesse de Chartres un Éden, ni faire croire que c'était l'âge d'or que cette époque!.. Mais dans ce monde, qu'on distinguait alors sous le nom de grande société, on remarquait des points de réunion plus ou moins recherchés, et plus ou moins faits pour l'être… Le Palais-Royal était ainsi dans le temps dont je parle… Là, dans le cercle des jours ordinaires, se trouvaient réunies toutes les grâces à toute l'urbanité française. Ce mot avait alors une signification; aujourd'hui il n'en a plus. Je sais encore ce que cela veut dire, parce que je l'ai vu; mais les génies de l'époque, tels que M. Charles La…t, par exemple, qui écrase les pieds d'une femme sans saluer, et cela parce qu'il fait des pièces qu'on ne siffle pas; celui-là, par exemple, ne sait pas ce que c'est. On y combinait les moyens de plaire… on feignait les vertus qu'on n'avait pas… et du moins pendant ces heures consacrées à cette supercherie la vertu recevait cet hommage du vice, dont le culte était déserté… On pouvait bien faire une méchanceté, on la faisait même; mais on ne racontait pas sans esprit une calomnie, on n'attaquait pas avec une brutalité qu'on appelle franchise, et qui n'est autre chose qu'une mauvaise éducation, l'existence d'une femme… L'âcreté d'une telle façon d'être se serait mal accordée avec l'aménité des procédés et des manières qu'on apportait dans cette grande et haute société dont le code de lois était alors observé avec rigidité… J'ai vécu dans ce monde-là dès ma première enfance, et je puis dire que ce n'est que là aussi que j'ai vécu. Ce n'est que là, par exemple, que j'ai vu louer sans cette fadeur et cette maladresse de louange qui vous empêche d'accepter un compliment, fût-il fondé. Ce n'est que là que j'ai vu discuter sur de graves, d'importantes matières sans disputer et sans injure41… Ce n'est que là que j'ai vu faire valoir les autres sans les protéger, et paraître heureux de leurs succès!.. et cela sans hypocrisie, non! c'était une dernière écorce des anciennes mœurs qui se conservait par la force de l'habitude… et ce n'était cependant qu'une écorce… mais elle me rendait la vie bien légère à porter dans ces jours de ma jeunesse: qu'aurais-je donc éprouvé dans le siècle précédent, lorsque tous les liens de famille étaient sacrés, lorsque les charmes de cette même union sociale rendaient faciles jusqu'aux moindres actions de la vie!..

 

Dans une société moins étendue que les cercles que je viens de nommer, on était plus ouvert, plus confiant; on causait, on parlait des bruits du monde; on médisait, mais toujours avec mesure; on n'attaquait JAMAIS l'honneur de personne. C'était un sanctuaire que la vie d'un homme sous ce rapport; c'était une arche sainte dont jamais dans le monde la main la plus hardie ne soulevait le voile… Un jour, dans l'un des bals particuliers de la Cour, un jeune homme trouve à terre un papier qu'il relève; il lit!.. Ah! s'écrie-t-il involontairement, une lettre d'amour signée avec du sang!.. mais tout aussitôt il s'aperçoit de sa faute et cache le billet… Eh bien! pour cette seule indiscrétion le pauvre jeune homme fut rayé de la liste des invités au bal particulier pour l'espace de six mois par Marie-Antoinette elle-même!..

Ce qu'on demandait surtout dans cette société si regrettable, c'était de la grâce, de la gaîté, de l'originalité… La méchanceté profonde est toujours triste… il y a plus, elle est vulgaire et grossière. C'est pour cela qu'on ne pardonnait jamais la bassesse des manières ou du langage, et surtout celle des actions lorsqu'elle était avérée. On n'avait peut-être plus assez de principes pour être irrité au fond de l'âme d'une bassesse; mais telle était la force de l'opinion, qu'on avait encore plus de vanité que de cupidité: ce n'était peut-être plus de la grandeur, c'était de l'orgueil, mais qu'importe!.. Enfin, de toutes ces hypocrisies que je viens de citer, aucune n'est imposée pour nuire, et toutes produisent un bien. C'était ainsi qu'était la grande société ou la bonne compagnie.

J'ai dit, je le crois, que la duchesse de Chartres recevait tous les jours de représentation d'opéra tout le monde présenté. On pouvait aller souper au Palais-Royal sans autre invitation qu'une première, qui suffisait pour toujours; mais les autres jours, qui s'appelaient les petits jours, il y avait une liste pour la société intime, qui, également invitée, l'était pour l'avenir. Ces petits soupers étaient les plus agréables. La duchesse de Chartres travaillait, et conséquemment toutes les femmes travaillaient aussi. On faisait quelquefois une lecture, ou bien de la musique… Pendant tout un hiver, ce fut une folie de jouer la comédie. Alors on lisait des pièces inédites, soit de Marivaux ou de tel autre auteur du répertoire de la Comédie Française, pour choisir parmi elles. Madame de Genlis était toute en faveur pendant ces jours de triomphe pour les arts. La princesse l'aimait alors avec une tendresse qui faisait croire aux sortiléges, disait madame de Barbantane.

Un jour (c'était celui d'un petit souper), la princesse travaillait devant une grande table ronde recouverte d'un tapis vert; elle parfilait… Madame de Blot, assise auprès d'elle, parfilait aussi et mettait en pièces un magnifique échiquier en or qu'on lui avait donné pour cet usage. Madame de Barbantane et toutes les femmes de l'intimité de la duchesse se trouvaient ce même soir chez elle. La conversation était animée… on parlait beaucoup de sentiment, et madame de Blot, dont j'ai déjà cité l'esprit, avait avancé une thèse assez difficile à soutenir… Le duc de Chartres, qui ne l'aimait pas parce qu'elle commençait peut-être à être clairvoyante, se promenait dans le salon, et finissait toujours par revenir se mettre en face d'elle, en la fixant avec une intention assez maligne. Rien n'est perfide comme un regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer, surtout lorsque ce regard est fixe et questionneur… Dans ces soirées du Palais-Royal la conversation était parfaitement libre, et le prince donnait lui-même l'ordre de l'être…

– En vérité, dit le duc de Chartres, je ne comprends plus le cœur des femmes aujourd'hui!.. elles veulent de l'amour avec cette autorité sentimentale et dogmatique qui ferait d'une passion la chose du monde la plus ennuyeuse, la femme qui l'inspirerait fût-elle belle comme la plus belle des houris de Mahomet.

MADAME DE BLOT

Mais monseigneur croit-il qu'on aime moins parce que la passion raisonne?..

LE DUC DE CHARTRES

Ma foi, je n'en sais rien. Je n'ai jamais essayé de savoir comment j'aimais ni pourquoi j'aimais… mais aussitôt que mon cœur était occupé, je m'inquiétais pour avoir la preuve de l'amour de la femme que j'aimais.

MADAME DE BLOT

Mais, monseigneur, c'est en cela que Rousseau est le plus grand historien du cœur humain. Julie va d'elle-même au-devant du cœur de celui qu'elle aime… tout ce que la femme peut sacrifier, elle le donne avec une abnégation d'elle-même vraiment héroïque.

M. LE DUC DE CHARTRES en regardant madame de Blot avec ironie

Vous trouvez donc Rousseau bien admirable, madame?

MADAME DE BLOT

Moi, monseigneur!.. je l'admire à un tel point, que je ne conçois pas qu'une femme véritablement sensible n'aille pas trouver Rousseau pour lui consacrer sa vie.

LE DUC DE CHARTRES s'arrêtant avec une expression de crainte affectée

Je vous demande en grâce, mesdames, de garder religieusement le secret de madame de Blot; car, en vérité, si Rousseau apprend cette admiration si vive, il viendra enlever madame de Blot, qui sera perdue à jamais pour le Palais-Royal et pour M. de Blot.

MADAME DE MONTBOISSIER souriant avec un accent de reproche

Ah! monseigneur!

M. DE SCHOMBERG

Monseigneur pardonnera à une si vive admiration.

M. DE THIARS

Elle est si comprenable!

LE DUC DE CHARTRES42 reprenant sa promenade aussi méthodiquement

Vous avez raison (il s'incline), madame de Blot; c'est moi qui vous demande pardon.

Madame de Blot avait trop d'esprit pour ne pas comprendre que la révérence, le pardon, et tout ce qui venait du duc de Chartres, ne pouvait être vrai… Aussi le sourire qui accompagnait la révérence qu'elle lui rendit fut-il pour le moins aussi railleur que celui du prince… Tout-à-coup elle avisa madame de Genlis, qui, assise entre le chevalier de Durfort et M. de Thiars, travaillait à une bourse en filet. Son silence pendant cette discussion, qui durait depuis une heure, était assez étrange pour que madame de Blot en fût surprise; aussi ne laissa-t-elle pas échapper l'occasion d'une petite vengeance…

– Et quel est votre avis sur le sentiment que peut inspirer Rousseau, madame? dit madame de Blot à madame de Genlis.

MADAME DE GENLIS

Je ne saurais le dire, madame.

MADAME DE BLOT

Vous ne sauriez le dire, et pourquoi?

MADAME DE GENLIS

Parce que je connais à peine les ouvrages de Rousseau.

MADAME DE BLOT

Mais la Nouvelle Héloïse

MADAME DE GENLIS

Je ne l'ai pas lue.

Ce fut un coup de théâtre dont l'effet fut instantané… l'ouvrage tomba des mains de toutes les travailleuses… le parfilage, le filet, la tapisserie, tout fut en suspens… et jusqu'à la princesse tout le monde s'écria:

– Vous n'avez pas lu la Nouvelle Héloïse!

MADAME DE GENLIS

Non, et je n'ai pas même lu Émile

Un moment de silence suivit… tous les yeux étaient attachés sur madame de Genlis, qui, sans être embarrassée de son maintien, continuait son filet sous l'artillerie des regards jetés sur elle… Cependant, si elle avait levé la tête, elle eût été embarrassée en voyant les yeux du duc de Chartres qui lui donnaient un démenti formel. Quant à madame de Blot, elle haussa les épaules et dit avec un accent moqueur:

– Cela est en vérité bien surprenant, et vous avez là, madame, une prétention bien ridicule.

MADAME DE GENLIS très-piquée

Non, madame, non, je n'ai pas de prétentions… j'en vois autour de moi trop d'absurdes pour me donner à moi-même ce ridicule… Je n'ai pas lu la Nouvelle Héloïse, parce que j'en ai assez entendu dire pour savoir que la Nouvelle Héloïse n'est pas un livre pour mon âge… Lorsque j'aurai le vôtre, madame, je lirai les ouvrages de J. – J. Rousseau, parce qu'ils contiennent, dit-on, de fort bonnes choses… et qu'alors j'en pourrai parler sans blesser la bienséance.

MADAME DE BLOT

Je ne vous savais, madame, ni dévote, ni prude, ni rigoriste…

MADAME DE GENLIS

Je me trouve, madame, assez honorée du titre de dévote pour n'en pas chercher d'autres, et surtout celui de prude… Au surplus, quel que soit mon rigorisme, il ne me portera jamais à soutenir des thèses extravagantes.

LE DUC DE CHARTRES bas au baron de Besenval

En vérité, madame de Genlis me confond! comment peut-elle être aussi ferme dans sa défense vis-à-vis madame de Blot, dont l'attaque est presque grossière contre son ordinaire, car elle est toujours de si bon goût…?

LE BARON DE BESENVAL souriant

Monseigneur, la femme la plus douce et la plus mesurée devient une lionne si elle est attaquée devant la personne qu'elle aime.

LE DUC DE CHARTRES fort embarrassé

Mais… est-ce que cette personne est dans la chambre?

LE BARON DE BESENVAL

Je croyais que monseigneur avait aperçu M. de Genlis lorsqu'il est entré tout à l'heure.

LE DUC DE CHARTRES souriant

Vous avez raison, baron!.. Eh! tenez, voilà encore la querelle qui recommence… Cette fois, ce n'est plus Rousseau.

En effet, la dispute entre ces deux dames, qui s'était apaisée depuis la dernière réponse de madame de Genlis, venait de se réveiller plus aigre que jamais à propos du parfilage. Interpellée sur un mot qu'elle avait dit la veille relativement au parfilage, madame de Genlis avoua qu'elle espérait faire tomber cette odieuse coutume, qui était si peu d'accord avec nos manières élégantes et nos prétentions surtout à l'élégance.

MADAME DE MONTBOISSIER

Mais, madame, veuillez me dire comment madame la duchesse peut faire une chose inconvenante.

Madame de Blot sourit d'un air triomphant… et dans le fait, la duchesse d'Orléans parfilait en ce même moment. Le coup semblait devoir porter fort et juste; mais madame de Genlis était trop fine pour s'aventurer sans guide dans un pays inconnu, et elle était sûre de son affaire; aussi répondit-elle à madame de Montboissier:

– Ce n'est pas madame43 qui aura le tort que je reproche à toutes les femmes, et madame elle-même connaît à cet égard ce que je pense… mais je combats l'odieuse coutume qui fait prendre à une femme, presque sur les vêtements d'un homme, les brandebourgs de son habit, son nœud d'épée, ses épaulettes, enfin tout ce qui fait les profits de son valet de chambre… Nous recevons en outre fort souvent des présents d'une valeur que nous repousserions s'ils étaient sous une autre forme… Voilà ce que je trouve non-seulement indélicat, mais coupable même.

36Les jeunes gens qui avaient imaginé cette aventure s'étaient méfiés de son caractère difficile, et avaient fait ôter les balles par son domestique. Chacun en avait une et devait la rejeter au jeune homme, ce qui fut fait par celui qui fut mis en joue.
37Le père du duc d'Orléans mort dans la Révolution, l'aïeul du Roi.
38Son père lui donna pour première maîtresse mademoiselle Duthé, cette fameuse courtisane qui fut aussi la maîtresse du comte d'Artois; elle était encore vivante à Versailles il y a huit ans.
39Quand on pense à l'admirable conduite de son fils dans l'émigration!
40Il était savant sans pédanterie et faisait servir son instruction à l'amusement des autres, chose fort rare.
41La société est tellement changée sous ce rapport, que j'ai vu il y a huit ans M. de Forbin, le type de la politesse de nos jours, se prendre de querelle une fois à l'Abbaye-aux-Bois assez fortement pour être obligé de sortir du salon où il était avec son antagoniste, homme des plus grossiers, et qui pourtant était reçu chez M. de Talleyrand, apparemment parce qu'il lui reposait l'esprit, et, chez madame Récamier, parce qu'elle est un ange de bonté.
42C'était une manie qu'il avait… Il se promenait toujours en long et en large dans la chambre tandis qu'il parlait; c'était presque toujours lorsque la discussion l'attachait.
43C'est ainsi qu'il est convenable d'appeler les princesses, et non pas continuellement par leur titre d'Altesse, comme on en a la coutume en France et comme on l'avait sous l'empire. Le mot madame est le plus respectueux, employé à la troisième personne.