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Histoire des salons de Paris. Tome 2

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Je fis la proposition de retourner à l'atelier pour juger de l'effet de l'esquisse… Madame de Montesson me remercia d'un coup d'œil: elle n'osait pas le proposer elle-même. Lorsque nous y entrâmes, une vapeur embaumée vint nous envelopper, et un cri d'admiration échappa à tous ceux qui m'avaient précédée; car, auteur de la surprise, je voulais jouir de l'effet sans être sur le lieu de la scène…

Pendant l'absence que nous venions de faire, on avait été jusque chez moi. J'avais écrit au crayon sur une carte à ma mère de faire couper une gerbe de fleurs pour remplacer celles qui étaient fanées. Je nommais les arbustes qui étaient encore dans la serre et ceux plus avancés qui en étaient dehors… Ma mère, toujours élégante et charmante, avait groupé toutes ces fleurs dans un magnifique vase de porcelaine qui venait de chez Dagoty et m'avait été donné au jour de l'an rempli de fleurs artificielles de madame Roux. Ce vase ainsi garni était la plus délicieuse chose à contempler… Les fleurs n'étaient plus les mêmes, mais leurs teintes restaient: c'était l'essentiel…

Nous nous mîmes en cercle de nouveau autour de madame de Montesson, et l'entretien fut général. Jamais je n'ai passé de plus gracieuses heures que celles qui s'écoulèrent dans cette journée pour moi… Il y avait d'abord madame de Coigny, avec son spirituel et mordant esprit; sa fille, avec son charme et sa grâce innés, son visage doux entouré de boucles blondes, qui était pour moi une amie que j'aurais encore aujourd'hui, j'en suis certaine, si elle existait toujours… Millin, qui alors n'avait pas cette morgue d'une science qu'on lui a disputée depuis, et qui était tout simplement un homme; M. Suard, avec ses histoires du temps passé;… M. de Choiseul; madame de Guémené, qui avec sa gourmandise était bien amusante: elle me donna ce jour-là d'une poudre de cachou préparée pour mettre dans le café, qui en faisait une chose exquise!.. M. de Saint-Phar et M. de Saint-Albin, qui n'avaient peut-être aucune spécialité d'esprit, mais qui étaient amusants alors, parce qu'ils avaient beaucoup vu de bonnes choses et les racontaient bien;… un homme d'un esprit ravissant, M. de Sainte-Foix;… et puis le bon Lavaupalière;… une Anglaise, qui avait, je crois, déjà le château pour l'année suivante, milady Clavering, amie dès ce temps-là de M. de Las Cases, qui était aussi tournoyant dans quelque petit cercle inconnu comme un Ariel à venir… que serait-il devenu si l'on avait prévu sa gloire future?.. tout ce monde circulait autour de madame de Montesson, et puis c'était la personne la plus charmante de toutes… c'était sa nièce, madame de Valence! son charmant visage, la distinction de sa tournure et de ses manières, son esprit si naturel, auquel on semblait d'autant plus rendre hommage en raison de celui apprêté de sa mère… Madame de Valence était une bien aimable et bien charmante femme… Je ne pouvais le lui témoigner comme je le sentais dans mon esprit, mais elle a toujours dû le voir. M. de Valence n'était pas encore ennuyeux comme il l'est devenu depuis; il était même spirituel alors, et le prince de Nassau, qui m'honorait d'une grande attention, me disait que M. de Valence avait été un homme dont le mérite n'avait jamais été contesté.

– Jamais? lui dis-je. —Jamais.– C'est bien fort. Je ne suis qu'une enfant, mais je commencerai bien certainement la défaite de cette gloire imaginaire.

M. de Nassau hocha la tête. – C'était encore un bon faiseur de contes que celui-là…

M. de Talleyrand n'était pas encore l'heureux époux de madame Grant à cette époque. – Madame Grant était une belle personne, ayant encore de beaux cheveux blonds, de beaux yeux bleus, et tout ce qui fait plaire à un esprit qui se repose… M. de Talleyrand n'était pas ce jour-là à Bièvre…

Le soir, on lut une comédie de madame de Montesson, intitulée la Rentrée de l'Exilé… Ce fut M. de Valence qui lut, et qui lut admirablement; son organe était sonore, plein et très-assuré… La pièce était parfaitement mauvaise. Il fallut pourtant en dire son avis. Je tâchai de m'échapper. Je trouve criminel de donner un avis et de parler ainsi contre sa conscience: c'est faire errer et faire tomber dans un précipice l'auteur, qui peut-être serait le lendemain dans le droit chemin. Je m'esquivai dans le parc. – Au bout d'un moment je fus rejointe par quelqu'un que je reconnus à la voix: c'était le comte Louis de Narbonne.

– Et moi aussi, je me sauve, me dit-il.

– Laissez-moi, lui répondis-je, vous êtes un perfide ami! a-t-on jamais vu donner de l'encensoir par le nez à un auteur comme vous l'avez fait tout à l'heure?..

Il se mit à rire:

– Ma pauvre amie, vous ne connaissez pas encore le monde. Il faut le ménager, et pour cela, il faut lui mentir en face; que voulez-vous? il est ainsi fait, et nous aussi.

– Mais elle est mauvaise, cette pièce!..

– Je le crois bien, parbleu! dit une voix derrière nous… C'était M. de Sainte-Foix… il m'avait effrayée.

Mauvaise, dites-vous; elle est détestable…

MOI

Et vous l'avez louée plus que personne!

M. DE SAINTE-FOIX

Sans doute. Et j'ai fait mon devoir…

Des pas se firent entendre… c'étaient MM. de Saint-Phar et de Saint-Albin… – Eh bien! s'écria Saint-Phar à haute voix, que dites-vous du chef-d'œuvre dramatique?.. Et ce Valence, qui va nous mettre du sentiment dans sa diction!.. du sentiment! lui… mais on dit que le premier amour n'a pour rival que le dernier… Qu'en dis-tu, Narbonne?

LE COMTE LOUIS

Je n'en sais ma foi rien, je n'en suis pas encore là…

Ils se mirent à rire aux éclats et se parlèrent bas entre eux. J'ai su depuis ce que voulait dire le mot sur M. de Valence, moi, ainsi que tout le monde…

M. DE SAINT-ALBIN

J'ai entendu de mauvaises pièces d'elle, mais jamais de cette force-là…

M. DE SAINTE-FOIX

Avez-vous jamais raconté à madame Junot l'histoire de la pièce et du duc d'Orléans?..

M. DE NARBONNE

Je ne l'ai pas dite.

M. DE SAINT-PHAR

Ni moi.

MOI

Qu'est-ce donc?

M. DE SAINTE-FOIX

Ah! c'est une chose admirable de comique… pas la pièce, au moins, ne vous trompez pas… mais l'aventure. Voici le fait: – Imaginez-vous que madame de Montesson… (Il s'arrêta: il venait d'entendre marcher, et c'était une femme.)

MADAME DE COIGNY

Ne vous dérangez pas… c'est moi… Je connais l'histoire, et si par aventure vous ne vous la rappelez pas bien, je vous aiderai; c'est une bonne histoire… La connais-tu, Fanny?

Mademoiselle de Coigny répondit que oui… Et cela se croit: avec sa mère la chose était probable… Nous arrivions alors au bord du petit lac, la nuit était ravissante, l'air doux, et tout juste ce qu'il fallait de clarté pour distinguer le charmant paysage qu'on apercevait au travers d'une percée faite dans le bois qui entourait le lac: on voyait la vallée tout entière. – Nous nous assîmes au bord du lac, et M. de Sainte-Foix commença.

– Vous saurez, nous dit-il, qu'un jour M. le duc d'Orléans nous convoqua pour le soir, afin d'entendre une comédie de lui… Une comédie de M. le duc d'Orléans! cela parut merveilleux aux uns!.. impossible aux autres… et singulier à tout le monde. Quoi qu'il en soit, Valençay, qui était le compère de tout ce que faisait le prince, nous dit avec un grand sérieux que l'œuvre était sublime. Le mot était fort, mais enfin… On invite des femmes, on invite des hommes, on invite deux cents personnes… On arrange la table, l'eau sucrée, le flambeau avec l'abat-jour, tout l'attirail. Il n'y manquait que l'auteur… Il y vint ma foi! Jusque-là j'avais pris la chose pour une plaisanterie… Mais pas du tout… Je vis l'énorme personne de M. le duc d'Orléans qui s'avançait, en faisant l'effet d'un navire qu'on va mettre à flot, vers sa petite table, avec un rouleau gros comme son bras… Cela me fit trembler! une pièce en cinq actes! – Il commence… Il lit… ma foi, ce n'était pas mal! – Cependant il y avait des fautes; mais la chose pouvait aller. – Grande admiration alors! Au troisième acte… délire… Au cinquième… ah! ma foi, c'était plus que du délire… On n'y tenait plus… on se précipite vers M. le duc d'Orléans… Les femmes l'embrassent, les hommes se prosternent… Je crois que je me suis prosterné aussi!.. On pleurait… C'était un chamaillis de désespéré… M. le duc d'Orléans, hors de lui, se lève… s'agite… s'écrie: Mes amis! mes bons amis!.. C'est trop! arrêtez!.. arrêtez!.. La pièce n'est pas de moi! elle est de cet ange, aussi modeste que belle et remplie de perfection!

Et il montrait madame de Montesson.

Je ne suis pas assez habile, poursuivit Sainte-Foix, pour vous peindre la confusion des louangeurs!.. mais la chose était faite… le moyen de dire maintenant: C'est une méchante pièce!.. C'était impossible. Quant à elle, je vous jure qu'elle eut un complet triomphe, même sur moi. Je ne me rappelle jamais cette soirée sans honte. Comment ne l'ai-je pas devinée!

– Mais pourquoi ce mystère? demandai-je.

M. DE SAINTE-FOIX

– Ah! voilà la question! je ne le puis dire ni vous non plus.

Nous retournâmes au château lentement, moi et ceux que madame de Montesson appelait ses amis!.. J'étais triste… Quelle leçon venait de recevoir mon âme de seize ans127!..

 

SALON
DE MADAME DE STAËL 128,
AMBASSADRICE DE SUÈDE

C'est une des chances les plus heureuses pour une femme littéraire que d'avoir à parler de madame de Staël… cette femme dont le génie a jeté de si brillants rayons, non-seulement sur nous, pauvres déshéritées de toutes les gloires, mais sur le siècle qui la vit naître et celui qui, plus heureux encore, fut témoin de ses succès. Madame de Staël est un de ces êtres que la nature a richement dotés: car elle le fut non-seulement par le génie, mais Dieu, en lui donnant son intelligence, lui mit au cœur cette bonté native, cette noblesse de sentiments, cette grandeur dans les pensées qui la firent adorer de tout ce qui l'entourait. On sait bien qu'elle fut la femme la plus remarquable de son temps; mais tout le monde ne sait peut-être pas que madame de Staël avait un cœur d'or et qu'elle était bonne, mais bonne à être aimée tous les jours davantage dès qu'on l'avait connue.

Son éducation fut singulière, et peut-être doit-on être surpris que cette femme étonnante soit devenue ce qu'elle a été, après avoir été conduite par une main aussi peu faite pour guider sa jeune et brillante intelligence que sa mère. Madame Necker129 avait une instruction remarquable, et lorsqu'elle se maria peut-être était-elle plus habile que sa fille à cette même époque de sa vie. Son père, M. Naaz, ministre protestant dans le pays de Vaud, avait une instruction savante; il l'inculqua à sa fille, et madame Necker était une des femmes les plus profondément instruites de son temps. Mais, en même temps qu'elle recevait de la science, son esprit recevait des opinions, et l'une des plus positives était que tout peut s'acquérir par l'étude. Ainsi donc, elle étudiait la société comme elle aurait étudié une question littéraire; elle observait tout, réduisait tout en système, et tirait alors de tout aussi des inductions et des observations qui, pour être toujours finement exprimées, n'étaient pas toujours justes. Un grand inconvénient de cette manière d'agir, c'est de faire attacher trop de détails aux grandes choses. L'esprit veut trouver à tout un point de contact, et il devient métaphysique.

Il faut ajouter à ce que je viens de dire de madame Necker qu'elle avait une moralité parfaite et que rien chez elle ne donnait l'idée d'une imperfection; elle était dans cette rectitude qui efface peut-être ce qui est imparfait, et M. Necker le sentait lorsque lui-même disait spirituellement:

Pour que madame Necker fût trouvée parfaitement aimable par le monde, il faudrait qu'elle eût quelque chose à se faire pardonner.

Ce n'est pas qu'elle fût sévère; elle était même caressante et prévenante dans son accueil, ses yeux bleus étaient doux et gracieux dans leur regard, et l'expression pure et angélique, la naïveté même de sa physionomie contrastait d'une manière adorable avec le maintien raide et compassé que la contraignait à avoir la triste maladie dont elle est morte.

Je ne parle ici de nouveau de madame Necker que pour dire à quel point elle différait avec sa fille, dont la nature de feu avait une puissance terrible sur elle-même, et devait plus tard mettre un obstacle à la réussite d'une éducation qui ne pouvait manquer d'être bizarre, appliquée par une mère comme madame Necker à une fille comme madame de Staël. Madame de Staël était toute âme, toute imagination, tendresse et pressentiment; tandis que madame Necker n'avait conservé aucun instinct de cette nature si brillante et si riche dans sa fille, habituée qu'elle avait été par elle-même à tout combattre et à tout dominer. Et puis ensuite madame Necker était à la vérité bonne mère, mais avant tout elle aimait son mari. Il était le point dominant de ses affections: lui, d'abord; et puis le reste venait ensuite… C'est donc par devoir qu'elle entreprit, toutefois avec zèle, l'éducation de sa fille, enfant unique, fruit de son union avec M. Necker.

On pense bien qu'avec sa manie d'appliquer à tout un système, madame Necker en eut un pour élever sa fille: ce fut l'opposé de Rousseau. Madame Necker pensait, au reste, avec raison que le système de Rousseau menait au matérialisme130. Voulant le combattre sous toutes ses formes, elle prit la route opposée, et fit agir l'esprit sur l'esprit. Elle avait pour opinion qu'il faut faire entrer dans une jeune tête une grande quantité d'idées; l'intelligence les mettra bien en ordre ensuite, disait-elle. L'exemple de madame de Staël le prouverait.

Mademoiselle Germaine Necker était une enfant charmante, quoiqu'elle n'eût pas cette beauté qui avait dû être remarquable dans sa mère… Elle était brune, fortement colorée, et offrait surtout l'apparence de la plus belle santé; ses grands yeux noirs révélaient déjà ce qu'elle devait plus tard prouver à l'Europe, et leur regard parlait de bonne heure la langue du génie131.

M. Necker adorait sa fille; il lui parlait avec tendresse, la caressait, et lui donnait ainsi tout ce qui lui était refusé du côté de sa mère, qui, tout en l'aimant avec amour, ne savait pas revêtir son affection de ces formes douces et tendres qu'une mère sait si bien prendre. Souvent ses regards sévères contraignirent M. Necker à s'éloigner de sa fille…

– Vous défaites mon ouvrage avec votre faiblesse pour Germaine, disait madame Necker.

Mais Germaine avait une de ces natures qui jamais ne se déforment et jamais ne s'altèrent… Elle était aimante, surtout: C'est mon âme qui a fait mon esprit, disait-elle, aussitôt que j'ai vu qu'il était en moi un moyen de plus pour attacher.

Aimer, pour elle c'était la vie; exister, c'était aimer: aussi son père et sa mère furent-ils longtemps des dieux pour elle. Sa mère, par sa froideur apparente, concentra la tendresse de Germaine pour elle: mais son père en fut aimé avec l'idolâtrie qu'elle aurait eue jadis pour le dieu le plus vénéré; elle aima son père avec un sentiment indéfinissable: ainsi par exemple, en lui répondant même une plaisanterie, ce ne fut jamais sans émotion, et une émotion vive. Que de trésors dans cette âme! quelle fête du cœur continuelle!.. Madame de Staël devait être adorée!.. Eh bien! avec ce foyer d'amour qu'elle avait en elle, elle fut longtemps à ne dire et ne faire que ce que ses parents voulaient et désiraient. Son amour filial était sa vie… Ne quittant jamais sa mère et son père, témoin de tous les entretiens graves et profonds qui se tenaient dans le salon de sa mère, mais contrainte d'écouter sans parler, Germaine n'eut pas d'enfance, et tant qu'elle ne fut en effet que Germaine, l'enfant eut une existence misérable, si l'on veut se reporter à l'époque dont je parle et se rappeler quelle âme était dans ce corps d'enfant; en voici une preuve:

Mademoiselle Necker n'avait que dix ans lorsqu'on présenta M. Gibbon chez sa mère. Il faut avoir connu M. Gibbon pour avoir une idée de ce qui suit. M. Gibbon avait à peine cinq pieds, mais en revanche il était sphérique et pouvait avoir au moins dix pieds de circuit, comme disait M. de Bièvre:

– Lorsque j'ai besoin d'exercice, disait-il, je fais trois fois le tour de M. Gibbon.

Son ventre était surtout une chose à voir!.. Il était enfin aussi burlesque qu'on peut l'être132.

Mais Germaine ne l'avait pas vu ainsi: pour cette enfant toute âme et tout sentiment, une seule chose avait été visible parmi tout ce qui accablait M. Gibbon, c'était l'extrême plaisir que son père surtout trouvait à causer avec M. Gibbon; elle imagina un moyen de fixer pour toujours M. Gibbon près de ses parents, afin qu'ils pussent jouir de la société d'un homme qu'ils paraissaient autant aimer, et ce moyen était de l'épouser. Sans doute c'est une plaisanterie comique et qui d'abord porte à rire; mais on est profondément touché de cette bonté native, de cet instinct sublime de l'âme, qui, sans même deviner le sacrifice, ne voit que le bonheur à donner à ce qu'elle aime. Jamais je n'ai eu un sourire redoublé pour cette histoire, mais j'ai eu des larmes du cœur.

J'ai vu dans ce que ses enfants ont écrit de madame de Staël un mot charmant: c'est qu'elle a toujours été jeune et n'a jamais été enfant. Le seul fait qui caractérisa l'enfance chez elle était cette manie de faire des rois et des reines en papier, et de leur faire jouer la comédie ou la tragédie, mais en cachette, car sa mère était sévère sur ce point; et la pauvre Germaine ne pouvait se livrer à ce plaisir qu'avec un mystère qui redoublait le charme pour l'enfant… C'est de là que lui est demeurée cette manie de tourner dans ses doigts un petit morceau de papier ou bien une branche de feuillage.

Dans le salon de madame Necker, Germaine y était encore à seize ans comme si elle n'en eût eu que six. Un petit tabouret de bois était à côté du fauteuil de sa mère: c'était là que la pauvre enfant était contrainte de s'asseoir, et de se tenir droite comme si elle eût porté un collier de fer. Dès qu'elle entrait, une particularité assez singulière c'est qu'il se rendait près d'elle cinq ou six vieilles têtes qui lui parlaient avec une déférence qu'elles n'avaient pas ailleurs avec une personne de vingt-cinq ans. Une fois, un témoin raconte que l'un de ces hommes au regard profond, au rare sourire, au front élevé et penseur, s'approcha de la jeune fille de onze ans, et lui prenant les mains les garda longtemps dans les siennes en lui parlant avec un sérieux et un plaisir évidemment sentis: cet homme était l'abbé Raynal; les autres étaient Thomas, Marmontel, le baron de Grimm et La Harpe. À table, où elle dînait toujours, elle ne parlait jamais, mais elle écoutait avec une attention tellement active qu'il était impossible de ne pas dire: Cette jeune fille sera quelque jour une personne supérieure.

Une particularité assez remarquable, c'est que madame Necker, avec sa rigidité et son abnégation de tout, ait été aussi facile pour le spectacle et pour le monde relativement à sa fille… Mademoiselle Necker voyait chez sa mère non-seulement beaucoup de monde, mais des hommes dont la conversation forte et puissante avait bien de quoi donner à l'esprit d'un enfant une nourriture trop substantielle; celui de madame de Staël n'en fut que plus actif et plus tôt développé. Cette liberté accordée à son esprit fut précisément ce qui lui fit prendre un essor si prématuré: elle composait des portraits, des extraits, faisait des sortes de feuilletons en revenant du spectacle. Ses lectures étaient pour elle autant de drames en action. Clarisse et son enlèvement avaient été un événement de sa jeunesse, et c'est sûrement elle qui chargea quelqu'un qui partait pour l'Angleterre de ses compliments pour miss Howe: aussi une de ses amies les plus chères, madame Rilliet-Huber, dit-elle fort spirituellement que ce qui amusait le plus madame de Staël était ce qui la faisait pleurer.

 

Mais cette manière de traiter à la fois le corps et l'âme devint funeste à sa santé. Elle souffrit, et bientôt elle fut hors d'état de continuer ses études: elle avait alors quatorze ans. Les médecins consultés déclarèrent que la campagne pouvait seule lui rendre la santé. M. Necker l'y fit conduire, et madame Necker, privée de ce pouvoir qu'elle exerçait sur sa fille, trouva un tel désappointement dans cette privation que, ne regardant plus sa fille comme son ouvrage, elle abandonna la direction immédiate de son éducation et la remit à M. Necker.

Ce fut à Saint-Ouen que mademoiselle Necker alla reprendre la santé que sa mère lui faisait perdre dans cette éducation studieuse qui la tuait; là, une vie toute poétique succéda à celle mortellement ennuyeuse qu'elle menait dans le salon de sa mère. Mademoiselle Huber et elle, vêtues en nymphes ou en muses, parcouraient les beaux ombrages de Saint-Ouen en déclamant des vers, et lisant de cette belle prose des contemporains de mademoiselle Necker; elle-même composait des drames, qu'elle jouait ensuite avec mademoiselle Huber.

Ce fut alors que M. Necker put apprécier véritablement le charmant esprit de sa fille. Idolâtrant son père, mademoiselle Necker lui ouvrait tous les trésors de son cœur et de son esprit pour charmer ses loisirs toutes les fois qu'il venait auprès d'elle. Ces entretiens étaient charmants, mais ils changeaient de nature aussitôt que madame Necker arrivait en tiers; elle le comprit et le sentit, surtout… et ce ne fut pas une des moindres raisons qui les lui firent prendre dans une sorte d'éloignement. M. Necker avait sans doute pour sa femme une profonde admiration et un grand amour; mais il est de fait que sa fille, avec son imagination brillante et son esprit fécond et rapide, lui donnait plus de plaisir dans la conversation que madame Necker ne le pouvait faire avec le flegme toujours égal qui réglait ses moindres démarches ainsi que ses paroles…

Des amis communs de ma mère et de madame Necker m'ont raconté tout ce qu'il y avait de comique dans la façon dont se tenait madame de Staël dans le salon de sa mère avant son mariage. Elle craignait madame Necker, dont la physionomie naturellement sévère et sérieuse condamnait tacitement toutes les fautes de sa fille, qu'elle affectait de ne jamais reprendre autrement depuis son séjour à Saint-Ouen. Mademoiselle Necker alors se réfugiait derrière son père, comme dans un lieu de paix et de sûreté. Mais il arrivait bientôt qu'un homme d'esprit engageait une discussion; alors on voyait la tête de mademoiselle Necker qui s'avançait, et ses yeux si admirables dans leur regard, même au repos, briller comme deux étoiles dès qu'elle entendait une discussion intéressante; et tout aussitôt elle y venait prendre part. Elle quittait le lieu de sa retraite pour mieux écouter d'abord; ensuite elle répondait; la discussion s'engageait, et la lutte était établie pour le reste de la soirée.

La jalousie de madame Necker n'était pas positive; mais il est de fait qu'elle était jalouse de sa fille, dans la crainte de perdre les affections de son mari, qui paraissait se plaire plus dans sa conversation que dans la sienne. Ce charme de la conversation était le seul qui existât depuis longtemps dans l'intérieur de M. et madame Necker. Celui-là détruit, que devenait le reste? Aussi, lorsque M. Necker jouissait avec bonheur de l'esprit ravissant de sa fille, madame Necker en éprouvait involontairement une jalousie que peut-être elle ne s'avouait pas, mais qui n'en existait pas moins133.

Avec cet esprit brillant et lucide, mademoiselle Necker avait une extrême bonté, qui adoucissait l'âpreté d'un jugement quelquefois trop rapide; jamais cependant elle ne fut amère dans ce qu'elle disait sur un individu, même en hostilité avec elle. Elle fut malheureuse; et le malheur, loin de l'aigrir, développa en elle de nouveaux germes de bonté, ainsi qu'il arrive toujours aux âmes nobles et grandes.

Pendant sa jeunesse, elle fut constamment captivée par le charme de la causerie: une personne spirituelle était pour elle une personne tout de suite à part des autres. Le salon de madame Necker, où sa fille avait introduit une conversation plus facile et plus gaie, fut le premier théâtre où madame de Staël fit preuve de cet admirable talent pour la parole qu'elle possédait au plus haut degré, et que son père rendit parfait en lui donnant des avis, qu'elle suivit avec respect et amour, comme tout ce qui venait de lui.

Elle avait eu pendant quelque temps la tentation d'être poëte: elle l'était par l'imagination; mais ses essais dans le drame lui firent comprendre que son talent n'était pas poétique.

Son premier ouvrage est peu connu; on croit assez généralement que c'est sur Rousseau, tandis que ce sont trois nouvelles. Ce genre avait été mis à la mode par Arnaud et madame Riccoboni; mademoiselle Necker le perfectionna, et elle fit trois nouvelles remplies d'intérêt et surtout de sensibilité. Puis vinrent les Lettres sur Rousseau. À leur apparition il y eut un étonnement général. Mademoiselle Necker n'avait que vingt ans, et cet ouvrage était vraiment prodigieux. Il précédait, d'ailleurs, l'époque de la Révolution, époque qui fit madame de Staël ce que nous l'avons connue. Lorsqu'elle écrivait ses Lettres sur Jean-Jacques, elle n'avait encore traversé aucune des tempêtes qui ont bouleversé sa vie. Il règne même dans cet ouvrage une sorte de calme et de sérénité qui est ensuite étrangère aux ouvrages qui suivirent. La douleur devait révéler le génie de madame de Staël.

On a beaucoup parlé de la figure de madame de Staël; je ne conçois pas qu'il y ait eu jamais une seule voix qui se soit élevée pour dire qu'elle était laide. Des yeux admirables, des épaules, une poitrine, des bras et des mains à servir de modèle, en voilà certes bien assez pour accompagner le plus étonnant talent: aussi le nombre des aspirants à la main de mademoiselle Necker fut-il grand; mais le choix était difficile. Madame Necker ne voulait qu'un protestant; M. Necker voulait un homme intact de tous points, et leur fille désirait rencontrer un homme avec lequel ses goûts fussent en rapport. Il y avait là dedans bien des intérêts à concilier; tous ne pouvaient être remplis. Mademoiselle Necker le comprit avec cette bonté de cœur qui presque toujours dans sa vie lui fit sacrifier son intérêt personnel; et lorsque M. le baron de Staël, ambassadeur de Suède, se présenta pour obtenir sa main, elle y consentit, parce que ce mariage convenait surtout à ses parents. Le baron de Staël était protestant; il était ami de Gustave III, d'une haute et belle naissance, d'une loyauté parfaite, et professant pour elle une profonde admiration.

J'ai beaucoup connu M. de Staël; il venait habituellement chez ma mère, et je le voyais journellement chez mon tuteur M. Brunetière; dont il était, à l'époque où je l'y rencontrai, l'ami et surtout l'obligé.

M. de Staël était beau, mais beaucoup plus âgé que mademoiselle Necker: c'était déjà une grande dissemblance entre elle et lui; mais il avait peu d'esprit, et je n'ai jamais compris cette union par cette seule raison, qui pour madame de Staël devait être immense.

C'était surtout dans son salon qu'elle dut souvent regretter d'avoir un auxiliaire aussi peu à elle. Ambassadrice, maîtresse d'une grande fortune, femme supérieure et parfaitement spirituelle, madame de Staël dut comprendre la vie sociale comme elle la comprit en effet. La vie de conversation devint pour elle un besoin; naturellement bienveillante et prévenante, elle inspirait facilement de l'amitié: aussi a-t-elle eu beaucoup d'amis. – Aussitôt qu'elle fut mariée et que le roi de Suède (Gustave III) eut promis de laisser M. de Staël ambassadeur en France aussi longtemps qu'il le voudrait, madame de Staël, libre alors d'assurer ses relations, en forma de choix qui devaient embellir sa vie; mais avant d'arriver à ce bonheur, elle devait éprouver bien des déceptions, recevoir bien des blessures. Que d'ingrats elle a faits!

Le moment où elle parut dans le monde était propice au projet formé par elle d'avoir, non pas une académie ni un bureau d'esprit chez elle, mais un lieu de réunion où chacun se rencontrerait avec plaisir, sûr de s'y retrouver le lendemain. Cette vie intime n'avait pas encore de répulsion dans son sein pour exclure la paix, ainsi qu'elle le fit plus tard lorsque les discussions politiques devinrent les maîtresses envahissantes de tous les salons de Paris: à l'époque du mariage de mademoiselle Necker134, au contraire, on discutait, et les esprits lumineux comme celui de madame de Staël trouvaient un grand charme à entrer en lice et à soutenir quelques-unes de ces thèses qui ont placé madame de Staël, quelques années plus tard, au rang des premiers publicistes de l'Europe.

Madame de Staël n'avait aucune malveillance pour les femmes, mais elle n'aimait pas leur société, et cela était simple: on le conçoit surtout lorsqu'on l'a connue. Facile, et même entraînée par l'attrait que lui inspirait une personne qu'on lui présentait, elle ne tardait jamais à tendre la main en signe de pacte d'amitié aussitôt qu'on lui plaisait, et cela était prompt, car son jugement ne voulait aucun délai.

– Un jour ou dix ans, disait-elle à madame Necker de Saussure, voilà ce qu'il faut pour connaître les hommes; les intermédiaires sont trompeurs.

À l'époque de l'Assemblée des Notables, tout ce que la France avait de remarquable comme talent militaire, littéraire ou savant, se levait en foule pour assister au grand drame qui se préparait; toute la jeune France de l'époque précédente, c'est-à-dire celle de la guerre d'Amérique, revenue du Nouveau-Monde avec les idées de liberté qui germaient en leur âme, était arrivée à ce point de sacrifier sa vie pour la régénération de la patrie… de la patrie avilie par une suite de jours corrompus sous un long règne sans gloire, et résolue à donner des preuves des sentiments du dévoûment qu'ils consacraient au pays.

De ce nombre étaient une foule de grands noms: c'étaient Mathieu de Montmorency, Alexandre et Charles de Lameth, Charles de Noailles135, le marquis de Clermont-Tonnerre, le comte Louis de Narbonne, M. de Talleyrand, M. de Voyer d'Argenson, Lally-Tollendal, l'abbé de Montesquiou, et le marquis de Montesquiou… et puis venaient les hommes à la tête et au courage de lion, au cœur de feu, au caractère de bronze, comme Barnave, Vergniaud, Buzot, Guadet, et tant d'autres qui ne sont plus, mais qui jamais ne seront oubliés.

127Encore une fois je n'ai pas voulu dire que la société d'autrefois n'eût aucun inconvénients; mais ils sont demeurés sans aucune des compensations.
128Je parlerai plus tard de madame de Staël, et même avec grands détails, à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire, ainsi que de la Restauration. Ce premier Salon n'est qu'une introduction à elle-même.
129Suzanne Curchod, fille de M. Naaz.
130Rousseau prétend, comme on le sait, que les idées ne nous arrivant que par les sens, il faut perfectionner les organes de nos perceptions, si nous voulons obtenir un développement moral qui ne soit ni trop illusoire ni trop irrégulier. Ce raisonnement tend au matérialisme.
131Je parlerai avec détail de l'enfance de madame de Staël, ce que l'on n'a jamais fait; on ne la représente jamais qu'à l'époque de Corinne et de l'Allemagne.
132C'est lui qui, se trouvant à Lausanne chez madame de Crouzas (qui fut depuis madame de Montolieu), en devint amoureux et lui déclara son amour. Cette figure ainsi agenouillée fit rire madame de Crouzas, car il s'était mis à genoux pour lui détacher cette belle déclaration… Enfin, lorsque la première hilarité fut passée, madame de Crouzas dit à M. Gibbon: – Allons, monsieur, relevez-vous, et n'en parlons plus. Mais voyant qu'il demeurait immobile: – Mais allons donc, M. Gibbon, relevez-vous donc. – Hélas! madame, je ne le puis! – Comment, vous ne pouvez vous relever! En effet, il était tellement énorme, que même l'aide de madame de Crouzas n'y fit rien: il fallut appeler un valet de chambre pour le remettre sur ses jambes.
133Cette jalousie n'est pas de la nature de l'autre: c'est une tristesse et une crainte de perdre. Madame de Staël ne pouvait l'avoir, elle: sa supériorité était trop prononcée, et la société entière l'avait reconnue.
134Un an avant l'Assemblée des Notables, en 1786.
135Celui qui fut depuis le duc de Mouchy. Au moment de la Révolution, il était parfaitement beau et très-distingué.