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L'homme à l'oreille cassée

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– Encore tes idées! Viens souper, mon chéri.

– Allons!

La Baucis anguleuse conduisit son Philémon dans une belle et grande salle à manger où Berbel servit un repas digne des dieux. Potage aux boulettes de pain anisé, boulettes de poisson à la sauce noire, boulettes de mouton farci, boulettes de gibier, choucroute au lard entourée de pommes de terre frites, lièvre rôti à la gelée de groseille, écrevisses en buisson, saumon de la Vistule, gelées, tartes aux fruits, et le reste. Six bouteilles de vin du Rhin, choisies entre les meilleurs crus, attendaient sous leur capuchon d'argent une accolade du maître. Mais le seigneur de tous ces biens n'avait ni faim ni soif. Il mangeait du bout des dents et buvait du bout des lèvres, dans l'attente d'un grand événement qui d'ailleurs ne se fit guère attendre. Un coup de marteau formidable ébranla bientôt la maison.

Nicolas Meiser tressaillit; sa femme entreprit de le rassurer.

– Ce n'est rien, lui disait-elle. Le gouverneur de la Banque m'a dit qu'il viendrait te parler. Il offre de nous payer la prime, si nous prenons du papier au lieu des écus.

– Il s'agit bien d'argent! s'écria le bonhomme. C'est l'enfer qui vient nous visiter!

Au même instant la servante se précipita dans la chambre en criant:

– Monsieur! madame! c'est le Français des trois cercueils!

Jésus! Marie, mère de Dieu!

Fougas salua et dit:

– Bonnes gens, ne vous dérangez pas, je vous en prie. Nous avons une petite affaire à débattre ensemble et je m'apprête à vous l'exposer en deux mots. Vous êtes pressés, moi aussi; vous n'avez pas soupé, ni moi non plus!

Mme Meiser, plus immobile et plus maigre qu'une statue du treizième siècle, ouvrait une grande bouche édentée. L'épouvante la paralysait. L'homme, mieux préparé à la visite du fantôme, arma son revolver sous la table et visa le colonel en criant:

– Vade rétro, Satanas!

L'exorcisme et le pistolet ratèrent en même temps.

Meiser ne se découragea point: il tira les six coups l'un après l'autre sur le démon qui le regardait faire. Rien ne partit.

– À quel diable de jeu jouez-vous? dit le colonel en se mettant à cheval sur une chaise. On n'a jamais reçu la visite d'un honnête homme avec ce cérémonial.

Meiser jeta son revolver et se traîna comme une bête jusqu'aux pieds de Fougas. Sa femme qui n'était pas plus rassurée le suivit. L'un et l'autre joignirent les mains, et le gros homme s'écria:

– Ombre! j'avoue mes torts, et je suis prêt à les réparer. Je suis coupable envers toi, j'ai transgressé les ordres de mon oncle. Que veux-tu? Que commandes-tu? Un tombeau? Un riche monument? Des prières? Beaucoup de prières?

– Imbécile! dit Fougas en le repoussant du pied. Je ne suis pas une ombre, et je ne réclame que l'argent que tu m'as volé!

Meiser roulait encore, et déjà sa petite femme, debout, les poings sur la hanche, tenait tête au colonel Fougas.

– De l'argent, criait-elle. Mais nous ne vous en devons pas! Avez-vous des titres? montrez-nous un peu notre signature! Où en serait-on, juste Dieu! s'il fallait donner de l'argent à tous les aventuriers qui se présentent? Et d'abord, de quel droit vous êtes-vous introduit dans notre domicile, si vous n'êtes pas une ombre? Ah! vous êtes un homme comme les autres! Ah! vous n'êtes pas un esprit! Eh bien! monsieur, il y a des juges à Berlin; il y en a même dans les provinces, et nous verrons bien si vous touchez à notre argent! Relève-toi donc, grand nigaud: ce n'est qu'un homme! Et vous, le revenant, hors d'ici! décampez!

Le colonel ne bougea non plus qu'un roc.

– Diable soit des langues de femme! Asseyez-vous, la vieille… et éloignez vos mains de mes yeux: ça pique. Toi, l'enflé, remonte, sur ta chaise et écoute-moi. Il sera toujours temps de plaider, si nous n'arrivons pas à nous entendre. Mais le papier timbré me pue au nez: c'est pourquoi j'aime mieux traiter à l'amiable.

Mr et Mme Meiser se remirent de leur première émotion. Ils se défiaient des magistrats, comme tous ceux qui n'ont pas la conscience nette. Si le colonel était un pauvre diable qu'on pût éconduire moyennant quelques thalers, il valait mieux éviter le procès.

Fougas leur déduisit le cas avec une rondeur toute militaire. Il prouva l'évidence de son droit, raconta qu'il avait fait constater son identité à Fontainebleau, à Paris, à Berlin; cita de mémoire deux ou trois passages du testament, et finit par déclarer que le gouvernement prussien, d'accord avec la France, appuierait au besoin ses justes réclamations.

– Tu comprends bien, ajouta-t-il en secouant Meiser par le bouton de son habit, que je ne suis pas un renard de la chicane. Si tu avais le poignet assez vigoureux pour manoeuvrer un bon sabre, nous irions sur le terrain, bras-dessus, bras-dessous, et je te jouerais la somme en trois points, aussi vrai que tu sens le bouillon!

– Heureusement, monsieur, dit Meiser, mon âge me met à l'abri de toute brutalité. Vous ne voudriez pas fouler aux pieds le cadavre d'un vieillard!

– Vénérable canaille! mais tu m'aurais tué comme un chien, si ton pistolet n'avait pas raté!

– Il n'était pas chargé, monsieur le colonel! Il n'était… presque pas chargé! Mais je suis un homme accommodant et nous pouvons très bien nous entendre. Je ne vous dois rien, et d'ailleurs il y a prescription; mais enfin… combien demandez- vous?

– Voilà qui est parlé. À mon tour!

La complice du vieux coquin adoucit le timbre de sa voix: figurez-vous une scie léchant un arbre avant de le mordre.

– Écoute, mon Claus, écoute ce que va dire Mr le colonel Fougas. Tu vas voir comme il est raisonnable! Ce n'est pas lui qui penserait à ruiner de pauvres gens comme nous. Ah! ciel! il n'en est pas capable. C'est un si noble coeur! Un homme si désintéressé! Un digne officier du grand Napoléon (Dieu ait son âme!).

– Assez, la vieille! dit Fougas avec un geste énergique qui trancha ce discours par le milieu. J'ai fait faire à Berlin le compte de ce qui m'est dû en capital et intérêts.

– Des intérêts! cria Meiser. Mais en quel pays, sous quelle latitude fait-on payer les intérêts de l'argent? Cela se voit peut-être dans le commerce, mais entre amis! jamais, au grand jamais, mon bon monsieur le colonel! Que dirait mon pauvre oncle, qui nous voit du haut des cieux, s'il savait que vous réclamez les intérêts de sa succession?

– Mais, tais-toi donc, Nickle! reprit la femme. Mr le colonel vient de te dire lui-même qu'il ne voulait pas entendre parler des intérêts.

– Nom d'un canon rayé! vous tairez-vous, pies borgnes? Je crève de faim, moi, et je n'ai pas apporté mon bonnet de coton pour coucher ici!… Voici l'affaire. Vous me devez beaucoup, mais la somme n'est pas ronde, il y a des fractions et je suis pour les affaires nettes. D'ailleurs, mes goûts sont modestes. J'ai ce qu'il me faut pour ma femme et pour moi; il ne s'agit plus que de pourvoir mon fils!

– Très bien! cria Meiser. Je me charge de l'éducation du petit!…

– Or, depuis une dizaine de jours que je suis redevenu citoyen du monde, il y a un mot que j'entends dire partout. À Paris comme à Berlin, on ne parle plus que de millions; il n'est plus question d'autre chose et tous les hommes ont des millions plein la bouche. À force d'en entendre parler, j'ai eu la curiosité de savoir ce que c'est. Allez me chercher un million, et je vous donne quittance!

Si vous voulez vous faire une idée approximative des cris perçants qui lui répondirent, allez au jardin des plantes à l'heure du déjeuner des oiseaux de proie, et essayez de leur arracher la viande du bec. Fougas se boucha les oreilles et demeura inébranlable. Les prières, les raisonnements, les mensonges, les flatteries, les bassesses glissaient sur lui comme la pluie sur un toit de zinc. Mais à dix heures du soir, lorsqu'il jugea que tout accommodement était impossible, il prit son chapeau:

– Bonsoir, dit-il. Ce n'est plus un million qu'il me faut, mais deux millions et le reste. Nous plaiderons. Je vais souper.

Il était déjà dans l'escalier, quand Mme Meiser dit à son mari:

– Rappelle-le et donne-lui son million!

– Es-tu folle?

– N'aie pas peur.

– Je ne pourrai jamais!

– Dieu! que les hommes sont bêtes! Monsieur! monsieur Fougas! monsieur le colonel Fougas! Remontez, je vous en prie! nous consentons à tout ce que vous voulez!

– Sacrebleu! dit-il en rentrant, vous auriez bien dû vous décider plus tôt. Mais enfin, voyons la monnaie!

Mme Meiser lui expliqua de sa voix la plus tendre que les pauvres capitalistes comme eux n'avaient pas un million dans leur caisse.

– Mais vous ne perdrez rien pour attendre, mon doux monsieur! Demain, vous toucherez la somme en bel argent blanc: mon mari va vous signer un bon sur la banque royale de Dantzig.

– Mais… disait encore l'infortuné Meiser.

Il signa cependant, car il avait une confiance sans bornes dans le génie pratique de Catherine. La vieille pria Fougas de s'asseoir au bout de la table et lui dicta une quittance de deux millions, pour solde de tout compte. Vous pouvez croire qu'elle n'oublia pas un mot des formules légales et qu'elle se mit en règle avec le code prussien. La quittance, écrite en entier de la main du colonel, remplissait trois grandes pages.

Ouf! Il signa et parapha la chose et reçut en échange la signature de Nicolas, qu'il savait bonne.

– Décidément, dit-il au vieillard, tu n'es pas aussi arabe qu'on me l'avait dit à Berlin. Touche là, vieux fripon! Je ne donne la main qu'aux honnêtes gens à l'ordinaire; mais dans un jour comme celui-ci, on peut faire un petit extra.

– Faites-en deux, monsieur Fougas, dit humblement Mme Meiser.

Acceptez votre part de ce modeste souper!

– Parbleu! la vieille; ça n'est pas de refus. Mon souper doit être froid à l'auberge de la Cloche, et vos plats qui fument sur leurs réchauds m'ont déjà donné plus d'une distraction. D'ailleurs, voilà des flûtes de verre jaunâtre sur lesquelles Fougas ne sera pas fâché de jouer un air.

 

La respectable Catherine fit ajouter un couvert et commanda à Berbel d'aller se mettre au lit. Le colonel plia en huit le million du père Meiser, l'enveloppa soigneusement dans un paquet de billets de banque et serra le tout dans ce petit carnet que sa chère Clémentine lui avait envoyé. Onze heures sonnaient à la pendule.

À onze heures et demie, Fougas commença à voir le monde en rose. Il loua hautement le vin du Rhin et remercia les Meiser de leur hospitalité. À minuit, il leur rendit son estime. À minuit un quart, il les embrassa. À minuit et demi, il fit l'éloge de l'illustre Jean Meiser, son bienfaiteur et son ami. Lorsqu'il apprit que Jean Meiser était mort dans cette maison, il versa un torrent de larmes. À une heure moins un quart, il entra dans la voie des confidences, parla de son fils qu'il allait rendre heureux, de sa fiancée qui l'attendait. Vers une heure, il goûta d'un célèbre vin de Porto que Mme Meiser était allée chercher elle-même à la cave. À une heure et demie, sa langue s'épaissit, ses yeux se voilèrent, il lutta quelque temps contre l'ivresse et le sommeil, annonça qu'il allait raconter la campagne de Russie, murmura le nom de l'Empereur, et glissa sous la table.

– Tu me croiras si tu veux, dit Mme Meiser à son mari, ce n'est pas un homme qui est entré dans notre maison, c'est le diable!

– Le diable!

– Sans cela, t'aurais-je conseillé de lui donner un million? J'ai entendu une voix qui me disait: «Si vous n'obéissez à l'envoyé des enfers, vous mourrez cette nuit l'un et l'autre.» C'est alors que je l'ai rappelé dans l'escalier. Ah! si nous avions eu affaire à un homme, je t'aurais dit de plaider jusqu'à notre dernier sou.

– À là bonne heure! Eh bien! te moqueras-tu encore de mes visions?

– Pardonne-moi, mon Claus, j'étais folle!

– Et moi qui avais fini par le croire?

– Pauvre innocent! tu croyais peut-être aussi que c'était Mr le colonel Fougas!

– Dame!

– Comme s'il était possible de ressusciter un homme! C'est un démon, te dis-je, qui a pris les traits du colonel pour nous voler notre argent!

– Qu'est-ce que les démons peuvent faire avec de l'argent?

– Tiens! ils construisent des cathédrales!

– Mais à quoi reconnaît-on le diable quand il est déguisé?

– D'abord à son pied fourchu, mais il met des bottes; ensuite à son oreille raccommodée.

– Bah! Et pourquoi?

– Parce que le diable a l'oreille pointue, et que, pour la faire ronde, il faut la recouper.

Meiser se pencha sous la table et poussa un cri d'épouvante.

– C'est bien le diable! dit-il. Mais comment s'est-il laissé endormir?

– Tu n'as donc pas vu qu'en remontant de la cave j'ai passé par ma chambre? J'ai mis une goutte d'eau bénite dans le vin de Porto: charme contre charme! et il est tombé.

– Voilà qui va bien. Mais qu'est-ce que nous en ferons, maintenant qu'il est en notre pouvoir?

– Qu'est-ce qu'on fait des démons, dans les Écritures? Le Seigneur les jette à la mer.

– La mer est loin de chez nous.

– Mais, grand enfant! le puits public est tout près!

– Et que va-t-on dire demain quand on trouvera son corps?

– On ne trouvera rien du tout, et même ce papier qu'il nous a signé sera changé en feuille sèche.

Dix minutes plus tard, Mr et Mme Meiser ballottaient quelque chose de lourd au-dessus du puits public, et dame Catherine murmurait à demi-voix l'incantation suivante:

Démon, fils de l'enfer, sois maudit! Démon, fils de l'enfer, sois précipité! Démon, fils de l'enfer, retourne dans l'enfer!

Un bruit sourd, le bruit d'un corps qui tombe à l'eau, termina la cérémonie, et les deux conjoints rentrèrent chez eux, avec la satisfaction qui suit toujours un devoir accompli. Nicolas disait en lui-même:

«Je ne la croyais pas si crédule!»

«Je ne le savais pas si naïf!» pensait la digne Kettle, épouse légitime de Claus.

Ils dormirent du sommeil de l'innocence. Ah! que leurs oreillers leur auraient semblé moins doux si Fougas était rentré chez lui avec le million!

À dix heures du matin, comme ils prenaient leur café au lait avec des petits pains au beurre, le gouverneur de la Banque entra chez eux et leur dit:

– Je vous remercie d'avoir accepté une traite sur Paris au lieu du million en argent, et sans prime. Ce Jeune Français que vous nous avez envoyé est un peu brusque, mais bien gai et bon enfant.

XVIII – Le colonel cherche à se débarrasser d'un million qui le gêne

Fougas avait quitté Paris pour Berlin le lendemain de son audience. Il. mit trois jours à faire la route, car il s'arrêta quelque temps à Nancy. Le maréchal lui avait donné une lettre de recommandation pour le préfet de la Meurthe, qui le reçut fort bien et promit de l'aider dans ses recherches. Malheureusement, la maison où il avait aimé Clémentine Pichon n'existait plus. La municipalité l'avait démolie vers 1827, en perçant une rue. Il est certain que les édiles n'avaient pas abattu la famille avec la maison, mais une nouvelle difficulté surgit tout à coup: le nom de Pichon surabondait, dans la ville, dans la banlieue et dans le département. Entre cette multitude de Pichon, Fougas ne savait à qui sauter au cou. De guerre lasse et pressé de courir sur le chemin de la fortune, il laissa une note au commissaire de police:

«Rechercher, sur les registres de l'État civil et ailleurs, une jeune fille appelée Clémentine Pichon. Elle avait dix-huit ans en 1813; ses parents tenaient une pension pour les officiers. Si elle vit, trouver son adresse; si elle est morte, s'enquérir de ses héritiers. Le bonheur d'un père en dépend!»

En arrivant à Berlin, le colonel apprit que sa réputation l'avait précédé. La note du ministre de la guerre avait été transmise au gouvernement prussien par la légation de France; Léon Renault, dans sa douleur, avait trouvé le temps d'écrire un mot au docteur Hirtz; les journaux commençaient à parler et les sociétés savantes à s'émouvoir. Le Prince Régent ne dédaigna pas d'interroger son médecin: l'Allemagne est un pays bizarre où la science intéresse les princes eux-mêmes.

Fougas, qui avait lu la lettre du docteur Hirtz annexée au testament de Mr Meiser, pensa qu'il devait quelques remerciements au bonhomme. Il lui fit une visite et l'embrassa en l'appelant oracle d'Épidaure. Le docteur s'empara de lui, fit prendre ses bagages à l'hôtel, et lui donna la meilleure chambre de sa maison. Jusqu'au 29 du mois, le colonel fut choyé comme un ami et exhibé comme un phénomène. Sept photographes se disputèrent un homme si précieux: les villes de Grèce n'ont rien fait de plus pour notre pauvre vieil Homère. S.A.R, le Prince Régent voulut le voir en personne naturelle, et pria Mr Hirtz de l'amener au palais. Fougas se fit un peu tirer l'oreille: il prétendait qu'un soldat ne doit pas frayer avec l'ennemi, et se croyait encore en 1813.

Le prince est un militaire distingué, qui a commandé en personne au fameux siège de Rastadt. Il prit plaisir à la conversation de Fougas; l'héroïque naïveté de ce jeune grognard le ravit. Il lui fit de grands compliments et lui dit que l'empereur des Français était bien heureux d'avoir autour de lui des officiers de ce mérite.

– Il n'en a pas beaucoup, répliqua le colonel. Si nous étions seulement quatre ou cinq cents de ma trempe, il y a longtemps que votre Europe serait dans le sac!

Cette réponse parut plus comique que menaçante, et l'effectif de l'armée prussienne ne fut pas augmenté ce jour-là.

Son Altesse Royale annonça directement à Fougas que son indemnité avait été réglée à deux cent cinquante mille francs, et qu'il pourrait toucher cette somme au Trésor dès qu'il le jugerait agréable.

– Monseigneur, répondit-il, il est toujours agréable d'empocher l'argent de l'ennem… de l'étranger. Mais, tenez! je ne suis pas un thuriféraire de Plutus: rendez-moi le Rhin et Posen, et je vous laisse vos deux cent cinquante mille francs.

– Y songez-vous? dit le prince en riant. Le Rhin et Posen!

– Le Rhin est à la France et Posen à la Pologne, bien plus légitimement que cet argent n'est à moi. Mais voilà mes grands seigneurs: ils se font un devoir de payer les petites dettes et un point d'honneur de nier les grandes! Le prince fit la grimace, et tous les visages de la cour se mirent à grimacer uniformément. On trouva que Mr Fougas avait fait preuve de mauvais goût en laissant tomber une miette de vérité dans un gros plat de bêtises.

Mais une jolie petite baronne viennoise, qui assistait à sa présentation, fut beaucoup plus charmée de sa figure que scandalisée de ses discours. Les dames de Vienne se sont fait une réputation d'hospitalité qu'elles s'efforcent de justifier partout, et même hors de leur patrie.

La baronne de Marcomarcus avait encore une autre raison d'attirer le colonel: depuis deux ou trois ans, elle faisait collection d'hommes célèbres, en photographie, bien entendu. Son album était peuplé de généraux, d'hommes d'État, de philosophes et de pianistes, qui s'étaient donnés à elle en écrivant au bas du portrait: «Hommage respectueux.» On y comptait plusieurs prélats romains et même un cardinal célèbre, mais il y manquait un revenant. Elle écrivit donc à Fougas un billet tout pétillant d'impatience et de curiosité pour le prier à souper chez elle. Fougas, qui partait le lendemain pour Dantzig, prit une feuille de papier grand-aigle et se mit en devoir de s'excuser poliment. Il craignait, ce coeur délicat et chevaleresque, qu'une soirée de conversation et de plaisir dans la compagnie des plus jolies femmes de l'Allemagne, ne fût comme une infidélité morale au souvenir de Clémentine. Il chercha donc une formule convenable et écrivit:

«Trop indulgente beauté, je…»

La muse ne lui dicta rien de plus. Il n'était pas en train d'écrire, il se sentait plutôt en humeur de souper. Ses scrupules se dissipèrent comme des nuages chassés par un joli vent de nord- est; il endossa la redingote à brandebourgs, et porta sa réponse lui-même. C'était la première fois qu'il soupait depuis sa résurrection. Il fit preuve d'un bel appétit et s'enivra quelque peu, mais non pas comme à son ordinaire. La baronne de Marcomarcus, émerveillée de son esprit et de sa verve intarissable, le garda le plus longtemps qu'elle put. Et maintenant encore, elle dit à ses amis en leur montrant le portrait du colonel:

«Il n'y a que ces officiers français pour faire la conquête du monde!»

Le lendemain, il boucla une malle de veau noir qu'il avait achetée à Paris, toucha son argent au Trésor et se mit en route pour Dantzig. Il dormit en wagon, parce qu'il avait soupé la veille. Un ronflement terrible l'éveilla. Il chercha le ronfleur, ne le trouva point autour de lui, ouvrit la porte du compartiment voisin, car les wagons allemands sont beaucoup plus commodes que les nôtres, et secoua un gros monsieur qui paraissait cacher tout un jeu d'orgues dans son corps. À l'une des stations, il but une bouteille de vin de Marsala et mangea deux douzaines de sandwiches, parce que le souper de la veille lui avait creusé l'estomac. À Dantzig, il arracha sa malle noire aux mains d'un énorme filou qui s'apprêtait à la prendre.

Il se fit conduire au meilleur hôtel de la ville, y commanda son souper, et courut à la maison de Mr et Mme Meiser. Ses amis de Berlin lui avaient donné des renseignements sur cette charmante famille. Il savait qu'il aurait affaire au plus riche et au plus avare des fripons: c'est pourquoi il prit le ton cavalier qui a pu sembler étrange à plus d'un lecteur dans le chapitre précédent.

Malheureusement, il s'humanisa un peu trop lorsqu'il eut son million en poche. La curiosité d'étudier à fond les longues bouteilles jaunes faillit lui jouer un mauvais tour. Sa raison s'égara, vers une heure du matin, si j'en crois ce qu'il a raconté lui-même. Il assure qu'après avoir dit adieu aux braves gens qui l'avaient si bien traité, il se laissa tomber dans un puits profond et large, dont la margelle, à peine élevée au-dessus du niveau de la rue, mériterait au moins un lampion.

Je m'éveillai (c'est toujours lui qui parle) dans une eau très fraîche et d'un goût excellent. Après avoir nagé une ou deux minutes en cherchant un point d'appui solide, je saisis une grosse corde et je remontai sans effort à la surface du sol qui n'était pas à plus de quarante pieds. Il ne faut que des poignets et un peu de gymnastique, et ce n'est nullement un tour de force. En sautant sur le pavé, je me vis en présence d'une espèce de guetteur de nuit qui braillait les heures dans la rue et me demanda insolemment ce que je faisais là. Je le rossai d'importance, et ce petit exercice me fit du bien en rétablissant la circulation du sang. Avant de retourner à l'auberge, je m'arrêtai sous un réverbère, j'ouvris mon portefeuille, et je vis avec plaisir que mon million n'était pas mouillé. Le cuir était épais et le fermoir solide; d'ailleurs, j'avais enveloppé le bon de Mr Meiser dans une demi-douzaine de billets de cent francs, gras comme des moines. Ce voisinage l'avait préservé.

 

Cette vérification faite, il rentra, se mit au lit et dormit à poings fermés. Le lendemain, en s'éveillant, il reçut la note suivante, émanée de la police de Nancy:

«Clémentine Pichon, dix-huit ans, fille mineure d'Auguste Pichon, hôtelier, et de Léonie Francelot, mariée en cette ville le 11 janvier 1814 à Louis-Antoine Langevin, sans profession désignée.

«Le nom de Langevin est aussi rare dans le département que le nom de Pichon y est commun. À part l'honorable Mr Victor Langevin, conseiller de préfecture à Nancy, on ne connaît que le nommé Langevin (Pierre), dit Pierrot, meunier dans la commune de Vergaville, canton de Dieuze.»

Fougas sauta jusqu'au plafond en criant:

– J'ai un fils!

Il appela le maître d'hôtel et lui dit:

– Fais ma note et envoie mes bagages au chemin de fer. Prends mon billet pour Nancy; je ne m'arrêterai pas en route. Voici deux cents francs que je te donne pour boire à la santé de mon fils! Il s'appelle Victor comme moi! Il est conseiller de préfecture! Je l'aimerais mieux soldat, n'importe! Ah! fais-moi d'abord conduire à la Banque! Il faut que j'aille chercher un million qui est à lui!

Comme il n'y a pas de service direct entre Dantzig et Nancy, il fut obligé de s'arrêter à Berlin. Mr Hirtz, qu'il vit en passant, lui annonça que les sociétés savantes de la ville préparaient un immense banquet en son honneur; mais il refusa net.

– Ce n'est pas, dit-il, que je méprise une occasion de boire en bonne compagnie, mais la nature a parlé: sa voix m'attire! L'ivresse la plus douce à tous les coeurs bien nés est celle de l'amour paternel!

Pour préparer son cher enfant à la joie d'un retour si peu attendu, il mit son million sous enveloppe à l'adresse de Mr Victor Langevin, avec une longue lettre qui se terminait ainsi:

«La bénédiction d'un père est plus précieuse que tout l'or du monde!

«VICTOR FOUGAS.»

La trahison de Clémentine Pichon froissa légèrement son amour- propre; mais il en fut bientôt consolé.

«Au moins, pensait-il, je ne serai pas forcé d'épouser une vieille femme quand il y en a une jeune à Fontainebleau qui m'attend. Et puis mon fils a un nom et même un nom très présentable. Fougas est beaucoup mieux, mais Langevin n'est pas mal.»

Il débarqua le 2 septembre à six heures du soir dans cette belle grande ville un peu triste, qui est le Versailles de la Lorraine. Son coeur battait à tout rompre. Pour se donner des forces, il dîna bien. Le maître de l'hôtel, interrogé au dessert, lui fournit les meilleurs renseignements sur Mr Victor Langevin: un homme encore jeune, marié depuis six ans, père d'un garçon et d'une fille, estimé dans le pays et bien dans ses affaires.

– J'en étais sûr, dit Fougas.

Il se versa rasade d'un certain kirsch de la forêt Noire qui lui parut délicieux avec des macarons.

Ce soir-là, Mr Langevin raconta à sa femme qu'en revenant du cercle, à dix heures, il avait été accosté brutalement par un ivrogne. Il le prit d'abord pour un malfaiteur et s'apprêta à se défendre; mais l'homme se contenta de l'embrasser et s'enfuit à toutes jambes. Ce singulier accident jeta les deux époux dans une série de conjectures plus invraisemblables les unes que les autres. Mais comme ils étaient jeunes tous les deux, et mariés depuis sept ans à peine, ils changèrent bientôt de conversation.

Le lendemain matin, Fougas, chargé de bonbons comme un baudet de farine, se présenta chez Mr Langevin. Pour se faire bien voir de ses deux petits-enfants, il avait écrémé la boutique du célèbre Lebègue, qui est le Boissier de Nancy. La servante qui lui ouvrit la porte demanda si c'était lui que monsieur attendait.

– Bon! dit-il; ma lettre est arrivée?

– Oui, monsieur; hier matin. Et vos malles?

– Je les ai laissées à l'hôtel.

– Monsieur ne sera pas content. Votre chambre est prête là-haut.

– Merci! merci! merci! Prends ce billet de cent francs pour la bonne nouvelle.

– Oh! monsieur, il n'y avait pas de quoi!

– Mais où est-il? Je veux le voir, l'embrasser, lui dire…

– Il s'habille, monsieur, et madame aussi.

– Et les enfants, mes chers petits-enfants?

– Si vous voulez les voir, ils sont là dans la salle à manger.

– Si je le veux! Ouvre bien vite!

Il trouva que le petit garçon lui ressemblait, et il se réjouit de le voir en costume d'artilleur avec un sabre. Ses poches se vidèrent sur le parquet et les deux enfants, à la vue de tant de bonnes choses, lui sautèrent au cou.

– Ô philosophes! s'écria le colonel, oseriez-vous nier la voix de la nature?

Une jolie petite dame (toutes les jeunes femmes sont jolies à Nancy) accourut aux cris joyeux de la marmaille.

– Ma belle-fille! cria Fougas en lui tendant les bras.

La maîtresse du logis se recula prudemment et dit avec un fin sourire:

– Vous vous trompez, monsieur; je ne suis ni vôtre, ni belle, ni fille; je suis Mme Langevin.

– Que je suis bête, pensa le colonel; j'allais raconter devant ces enfants nos secrets de famille! De la tenue, Fougas! Tu es dans un monde distingué, où l'ardeur des sentiments les plus doux se cache sous le masque glacé de l'indifférence.

– Asseyez-vous, dit Mme Langevin; j'espère que vous avez fait bon voyage?

– Oui, madame. À cela près que la vapeur me paraissait trop lente!

– Je ne vous savais pas si pressé d'arriver.

– Vous ne comprenez pas que je brûlais d'être ici?

– Tant mieux; c'est une preuve que la raison et la famille se sont fait entendre à la fin.

– Est-ce ma faute, à moi, si la famille n'a pas parlé plus tôt?

– L'important, c'est que vous l'ayez écoutée. Nous tâcherons que vous ne vous ennuyiez pas à Nancy.

– Et comment le pourrais-je, tant que je demeurerai au milieu de vous?

– Merci. Notre maison sera la vôtre. Mettez-vous dans l'esprit que vous êtes de la famille.

– Dans l'esprit et dans le coeur, madame.

– Et vous ne songerez plus à Paris?

– Paris!… je m'en moque comme de l'an quarante?

– Je vous préviens qu'ici l'on ne se bat pas en duel.

– Comment? vous savez déjà…

– Nous savons tout, et même l'histoire de ce fameux souper avec des femmes un peu légères.

– Comment diable avez-vous appris?… Mais cette fois-là, écoutez, j'étais bien excusable.

Mr Langevin parut à son tour, rasé de frais et rubicond; un joli type de sous-préfet en herbe.

– C'est admirable, pensa Fougas, comme nous nous conservons dans la famille! On ne donnerait pas trente-cinq ans à ce gaillard-là, et il en a bel et bien quarante-six. Par exemple, il ne me ressemble pas du tout, il tient de sa mère!

– Mon ami, dit Mme Langevin, voici un mauvais sujet qui promet d'être bien sage.

– Soyez le bienvenu, jeune homme! dit le conseiller en serrant la main de Fougas.

Cet accueil parut froid à notre pauvre héros. Il rêvait une pluie de baisers et de larmes, et ses enfants se contentaient de lui serrer la main.

– Mon enf…, monsieur, dit-il à Langevin, il manque une personne à notre réunion. Quelques torts réciproques, et d'ailleurs prescrits par le temps, ne sauraient élever entre nous une barrière insurmontable. Oserais-je vous demander la faveur d'être présenté à Mme votre mère?

Mr Langevin et sa femme ouvraient de grands yeux étonnés.

– Comment, monsieur, dit le mari, il faut que la vie de Paris vous ait fait perdre la mémoire. Ma pauvre mère n'est plus! Il y a déjà trois ans que nous l'avons perdue!

Le bon Fougas fondit en larmes.

– Pardon! dit-il, je ne le savais pas. Pauvre femme!

– Je ne vous comprends pas! Vous connaissiez ma mère?

– Ingrat!

– Drôle de garçon! Mais vos parents ont reçu une lettre de part?

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