Le Récital de Verdun / Solist in Verdun

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Aus der Reihe: Lindemanns Bibliothek #206
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Le Récital de Verdun / Solist in Verdun
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A mon grand-père, à mon père et à Georges Paszmann

Enseignant-chercheur germaniste, Gilles Marie (Gilles Marie Buscot) est aussi, à ses heures perdues, auteur-compositeur-interprète et conteur. Irène Kuhn, elle aussi, est germaniste. En marge de son enseignement et de sa recherche, elle a traduit de nombreux ouvrages.

Gilles Marie (Gilles Marie Buscot) ist Germanist. Wenn ihm Lehre und Forschung ein wenig Zeit übrig lassen, komponiert und schreibt er zuweilen Chansons und Märchen. Auch Irène Kuhn ist Germanistin. Neben Lehre und Forschung hat sie viele Bücher übersetzt.

Gilles Marie

Le Récital de Verdun

Solist in Verdun

Préludé par | Vorspiel von Philippe Claudel

Traduit par | übersetzt von Irène Kuhn

In der gedruckten Ausgabe dieses Buches stehen sich der französische und der deutsche Text jeweils gegenüber. Diesem E-Book ist der französiche Text vorangestellt.


Bibliothèque Lindemann

Demi silence ... en guise de prélude

Parfois, certains esprits étroits s’interrogent sur l’utilité de l’art dans la vie humaine, déjà bien étrange, et compliquée en diable. On leur conseillera vivement de lire la nouvelle qui suit. Ils y trouveront une manière de réponse, individuelle et collective.

Dans le texte de Gilles Marie, il est question de musique et de guerre. Que l’on se rassure, on n’y entendra pas de musique militaire, drôle d’expression quand on y songe, et qui ne devrait être utilisée que pour qualifier le bruit du canon. Non, dans cette fable, le personnage principal est un piano. Et puis il y a les mains bien sûr, les mains qui se posent sur lui et qui l’animent. Ce que les hommes ne parviennent pas à faire, ce piano, ce piano joué y parvient pour un temps.

Je n’en dirai pas davantage car ce serait un peu gâcher le plaisir du lecteur. Tout est vraisemblable dans cette histoire, à défaut d’être entièrement vrai. De semblables faits se sont produits, où la musique, celle des instruments, celle des voix humaines, tenait le rôle central et dispensait sa magie.

Au milieu des pires champs de bataille, au cœur des grands massacres, il arrive que l’art trouve tout soudain son lieu, et parvienne à produire un demi silence au cœur de la tragédie, à asservir, sous sa loi, la loi de la guerre, et ce sont alors de petites victoires, d’essentielles lueurs, qui témoignent que l’humain, quoiqu’on en pense, n’est pas tout à fait mort.

Philippe Claudel

Le récital de Verdun

Marcel n’a plus d’âge ... Il ne sait plus depuis quand, ni pourquoi il croupit ici. Dans cette vie souterraine. Enfoui dans une tranchée faite de boue, de sacs entassés, de solives mal jointes. Vêtu d’un méchant manteau de drap rêche. Et toujours ce barda qui lui meurtrit l’épaule. Toujours un fusil dans les mains.

Marcel ne compte plus les jours. Il ne compte plus les heures. Il n’attend plus rien. Parfois le soleil parvient encore à lui chauffer le cœur. Parfois il s’attendrit à la vue d’une araignée sur sa toile. Il voudrait être comme elle. Avoir une tâche à accomplir. Être appliqué. Indifférent aux tirs qui vous déchirent les tympans, et couvrent le chant des oiseaux. Indifférent à la puanteur des cadavres mal enterrés, mêlée aux senteurs de l’humus.

Marcel est un peu jaloux des araignées ...

Marcel voudrait ne plus penser aux amis perdus. Anatole. Emile. Jules. Armand ... Et tant d’autres encore qui n’auront pas de sépulture. Pas de fleurs. Ni de musique.

La musique ... Elle faisait partie de son monde d’autrefois. Depuis quand Marcel n’a-t-il plus entendu d’autre musique que le son de l’harmonica ? Ou les chansons de soldats ?

L’espace d’un éclair, Marcel revoit ses concerts de la salle Pleyel. Ses mains blanches qui couraient sur l’ivoire et l’ébène. Cette vibration intérieure en jouant la Sonatine de Ravel ou les Kinderszenen de Schumann ... La douce pénombre de la salle. Le crépitement des applaudissements. Les ovations. Puis le retour dans les loges. Les réceptions. Le champagne glacé et les éclats de rire. Les femmes dans leurs robes en fuseau.

Leurs épaules nues. Leur parfum. Leurs yeux qui brillaient pour lui. Depuis quand Marcel n’a-t-il pas vu de femme ? A-t-il jamais vécu cette vie d’avant ?

Marcel regarde ses mains. Calleuses et rougies. Ses ongles cassés et noirs. Marcel n’est plus personne. Il n’a même plus de désespérance. Plus de larmes. Il en a trop versé, et elles se sont taries. Larmes de faim. Larmes de froid. De chagrin ou de solitude ... Elles se sont toutes noyées dans la brume de Verdun.

Une seule chose intrigue encore Marcel ... Cette petite maison isolée, presque incongrue. Cette maison qui continue à se dresser à mi-distance entre les deux lignes de tir. Entre les deux tranchées adverses. Dernière relique du temps passé. Du temps d’avant la barbarie. Pourquoi Marcel aime-t-il tant cette maison ?

Elle lui rappelle les maisons qu’il dessinait sur ses cahiers d’écoliers. Une maison grise. Un toit de tuiles roses. Une porte bien sage. Une fenêtre de chaque côté, rehaussée de briques. Un perron et une petite allée bordée de buis. Une allée qui descend vers un ancien jardin potager. Un potager envahi depuis longtemps par les ronces. Par les fougères et les orties géantes.

Elle a encore fière allure, cette maison. Malgré sa porte et ses volets fermés, criblés de balles. Condamnée à disparaître, certes. Mais encore debout, comme une enfant rebelle. Et Marcel rêve parfois. Sous ce toit, une femme et un homme se sont connus, peut-être. Jadis, elle s’est dévêtue pour lui. Ils se sont chuchoté des mots à l’oreille. Ils ont ri de concert. Se sont aimés sous un drap blanc et frais. Se sont endormis dans la chaleur de l’autre.

Cette maison, c’est celle de Marcel. Il en a décidé ainsi. Jusqu’à ce qu’elle soit balayée par des coups d’obus, elle sera sa dernière utopie. Souvent, Marcel a demandé à son commandant l’autorisation de partir en éclaireur. D’explorer la maison. Après tout, elle ferait un bon poste avancé en direction des lignes ennemies ... Mais le commandant n’a pas voulu. Tant de tentatives d’assaut ont déjà échoué !

Et pourtant le commandant voit bien que Marcel ne quitte pas des yeux la maison abandonnée. Et à son tour, il se prend à méditer. Marcel n’a peut-être pas tort, au fond. Il pourrait transporter des grenades tandis qu’on simulerait un tir groupé dans l’autre direction. Après tout, on a moins de chances d’être aperçu, maintenant qu’on a aboli les pantalons rouges. Une fois dans la maison, Marcel sera provisoirement à l’abri. Depuis la fenêtre du haut, il pourra lancer quelques grenades sans être vu.

Juste le temps de paniquer la tranchée adverse. On profitera de l’effet de surprise pour tenter enfin une attaque de grande envergure.

Le commandant sait que les grandes décisions se mûrissent longtemps ... et qu’elles se prennent en quelques secondes. La brume est épaisse aujourd’hui. Le moment est favorable. À l’instant où il s’y attend le moins, Marcel reçoit l’ordre de s’harnacher d’autant de grenades qu’il le pourra. Dès qu’il entendra les salves tirées vers l’est, il se hissera hors de la tranchée. Il tâchera alors de ramper vers l’ouest. Jusqu’à la maison. D’y pénétrer. De gagner l’étage supérieur. De dégoupiller les grenades. Et advienne que pourra !

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